mercredi 2 octobre 2019

Antoine WAUTERS « Moi, Marthe et les autres »


Attention, coup de poing à l’estomac, porté par le belge Antoine WAUTERS dans ce court récit survivaliste, dans Paris puis sur les côtes Bretonnes, après un effondrement quelconque et non spécifié, dans un très court roman de 2018, également exercice de poésie en prose dans un monde post-apocalyptique.

Hardy est le narrateur, il a une trentaine d’années et vit au sein d’un groupe d’une trentaine de personnes, chiffre qui est amené à se modifier au fur et à mesure des événements. Au centre de leur quotidien, il y a la survie, se nourrir, se cacher, se réchauffer, et faire l’amour, le plus possible. Le genre s’efface, il ne reste que des corps en mal de tendresse. Hardy se partage entre Marthe et Ossip, dans les buissons, n’importe où.

Il y a les autres de son groupe : on se protège comme on peut, on attaque à l’aide de couteaux, de haches. La nourriture, c’est l’autre : le récit est émaillé de nombreuses scènes de cannibalisme. On imagine la fumée, l’odeur de pourri, de cadavres, l’errance des survivants pensant être les derniers habitants d’un monde en perdition.

Jusque-là un récit très classique sur un genre essoré par la littérature contemporaine : survivre après un effondrement. Pourtant rien n’est classique dans cette narration, à commencer par la forme qu’elle revêt : de courts paragraphes sont numérotés (près de 200 en quelques dizaines de pages, du compact !), jetés çà et là en fonction des pensées du narrateur qui décrit son quotidien et peine parfois à se souvenir du passé. Si Hardy sait qu’il a un père et une mère depuis longtemps décédés, on ne sait pas grand-chose d’eux, tout comme lui. Ses souvenirs les plus anciens, c’est le Vioque, figure paternelle pour le groupe qui a tenté de leur inculquer les connaissances déjà envolées depuis longtemps d’un monde où la mousse et le lichen sont redevenus les rois. On apprend des chansons de John Holiways que l’on fredonne lors d’événements importants, lors des enterrements par exemple. À l’instar du nom de ce célèbre chanteur décédé, tous ceux de marques ou de lieux sont déformés (les Gallafayette, le périf, la mousse à raser Gileps). On reconnaît les noms des rues parisiennes mais il manque des lettres, on imagine bien les panneaux des rues à demi lisibles, les mots changent et se transmettent ainsi.

Toutes les règles sont revues, tous les rites sont réinterprétés, si les tabous ultimes tombent allègrement (le cannibalisme est perçu comme quelque chose de tout à fait banal), il demeure certains rituels qui forgent les groupes sociaux, à commencer par la mort. Dans cette nouvelle société, les défunts sont ensevelis tête en bas, on les pousse le plus loin possible en terre, en imaginant que la chaleur au centre de celle-ci pourrait réanimer le macchabée. On arrose le tout de John Holiways (on a tous en nous quelque chose de Tennessee), on verse quelques larmes mais point trop n’en faut, même quand la mort s’est révélée particulièrement violente, même quand on ne retrouve de ses amis que des morceaux laissés par des ventres bien repus…

Écriture poétique au cordeau, références à la littérature par les prénoms ou les patronymes des rescapés du récit (Hardy, Miller, Ossip, etc), noirceur opaque car misère, car cannibalisme. Retour à l’aube de l’humanité. Tout oublier, la technologie, la surproduction de jadis, et résister avec les miettes restantes. Le plus important, aimer : en se mélangeant, sans appartenance de sexe, en bisexualité, en homosexualité, baiser, lécher à qui mieux mieux. Prendre du plaisir avant l’inexorable.

La force de cet ouvrage est de ne pas chercher à susciter d’images horribles, voire gores, les choses sont dites sans emphase aucune ce qui tend vraiment à nous donner l’impression que la normalité a été rejouée aux dés, à l’occasion de cet effondrement : l’ordre moral a changé, voilà tout.

71 pages qui nous tiennent en haleine, bel exploit d’Antoine WAUTERS, le tout publié chez Verdier, alors on ne boude pas son plaisir et on saute dessus.


(Emilia Sancti & Warren Bismuth)

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