Attention, coup de poing à l’estomac, porté
par le belge Antoine WAUTERS dans ce court récit survivaliste, dans Paris puis
sur les côtes Bretonnes, après un effondrement quelconque et non spécifié, dans un
très court roman de 2018, également exercice de poésie en prose dans un monde
post-apocalyptique.
Hardy est le narrateur, il a une trentaine
d’années et vit au sein d’un groupe d’une trentaine de personnes, chiffre qui
est amené à se modifier au fur et à mesure des événements. Au centre de leur
quotidien, il y a la survie, se nourrir, se cacher, se réchauffer, et faire
l’amour, le plus possible. Le genre s’efface, il ne reste que des corps en mal
de tendresse. Hardy se partage entre Marthe et Ossip, dans les buissons,
n’importe où.
Il y a les autres de son groupe : on se
protège comme on peut, on attaque à l’aide de couteaux, de haches. La
nourriture, c’est l’autre : le récit est émaillé de nombreuses scènes de
cannibalisme. On imagine la fumée, l’odeur de pourri, de cadavres, l’errance
des survivants pensant être les derniers habitants d’un monde en perdition.
Jusque-là un récit très classique sur un
genre essoré par la littérature contemporaine : survivre après un
effondrement. Pourtant rien n’est classique dans cette narration, à commencer
par la forme qu’elle revêt : de courts paragraphes sont numérotés (près de
200 en quelques dizaines de pages, du compact !), jetés çà et là en
fonction des pensées du narrateur qui décrit son quotidien et peine parfois à se
souvenir du passé. Si Hardy sait qu’il a un père et une mère depuis longtemps
décédés, on ne sait pas grand-chose d’eux, tout comme lui. Ses souvenirs les
plus anciens, c’est le Vioque, figure paternelle pour le groupe qui a tenté de
leur inculquer les connaissances déjà envolées depuis longtemps d’un monde où
la mousse et le lichen sont redevenus les rois. On apprend des chansons de John
Holiways que l’on fredonne lors d’événements importants, lors des
enterrements par exemple. À l’instar du nom de ce célèbre chanteur décédé, tous
ceux de marques ou de lieux sont déformés (les Gallafayette, le périf,
la mousse à raser Gileps). On reconnaît les noms des rues parisiennes
mais il manque des lettres, on imagine bien les panneaux des rues à demi
lisibles, les mots changent et se transmettent ainsi.
Toutes les règles sont revues, tous les
rites sont réinterprétés, si les tabous ultimes tombent allègrement (le
cannibalisme est perçu comme quelque chose de tout à fait banal), il demeure
certains rituels qui forgent les groupes sociaux, à commencer par la mort. Dans
cette nouvelle société, les défunts sont ensevelis tête en bas, on les pousse
le plus loin possible en terre, en imaginant que la chaleur au centre de celle-ci
pourrait réanimer le macchabée. On arrose le tout de John Holiways (on a
tous en nous quelque chose de Tennessee), on verse quelques larmes mais point
trop n’en faut, même quand la mort s’est révélée particulièrement violente,
même quand on ne retrouve de ses amis que des morceaux laissés par des ventres
bien repus…
Écriture
poétique au cordeau, références à la littérature par les prénoms ou les
patronymes des rescapés du récit (Hardy, Miller, Ossip, etc), noirceur opaque
car misère, car cannibalisme. Retour à l’aube de l’humanité. Tout oublier, la
technologie, la surproduction de jadis, et résister avec les miettes restantes.
Le plus important, aimer : en se mélangeant, sans appartenance de sexe, en
bisexualité, en homosexualité, baiser, lécher à qui mieux mieux. Prendre du
plaisir avant l’inexorable.
La force de cet ouvrage est de ne pas
chercher à susciter d’images horribles, voire gores, les choses sont dites sans
emphase aucune ce qui tend vraiment à nous donner l’impression que la normalité
a été rejouée aux dés, à l’occasion de cet effondrement : l’ordre moral a
changé, voilà tout.
71 pages qui nous tiennent en haleine, bel
exploit d’Antoine WAUTERS, le tout publié chez Verdier, alors on ne boude pas
son plaisir et on saute dessus.
(Emilia Sancti & Warren Bismuth)
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