L’héroïne
malheureuse de ce roman est une femme russe sans histoires, banale secrétaire,
pas spécialement politisée quoiqu’avec une légère affection pour LÉNINE, MARX
ou STALINE, dans le désordre. Nous sommes aux débuts des années 1930, STALINE est
au pouvoir en U.R.S.S. Le mari de Sophia, Fiodor Ivanovitch, est mort quelque
temps plus tôt, vraisemblablement assassiné par une femme, mais nous n’en saurons
pas plus. Leur fils, Kolia, s’engage dans les komsomols, les jeunesses
communistes, avec son ami Alik. Natacha, une proche de Sophia, s’intéresse de
près à Kolia, amoureusement. Avec une telle trame, nous tenons là une petite
bluette loin des tragédies soviétiques. Sauf que…
Rapidement,
pourtant bon stakhanoviste et ingénieur talentueux, Kolia va être inquiété par
les autorités. Pire : il va être emprisonné, accusé de sabotage et
terrorisme. Bien sûr, ce ne peut être qu’une erreur, une homonymie, l’État ne
peut garder bien longtemps un innocent en détention. Le problème est que les
arrestations deviennent massives au sein du pays, parfois arbitraires. Des
proches de Sophia ou de ses amies sont déjà sous les verrous ou portés
disparus.
Tout
semble avoir commencé très exactement le 1er décembre 1934 avec
l’arrestation puis l’assassinat de KIROV par le gouvernement stalinien.
« … après l’assassinat de Kirov, il
y avait eu beaucoup d’arrestations, mais à ce moment-là, on avait commencé par
embarquer les opposants, et ensuite les ci-devants, toutes sortes de von, de
barons… Et maintenant, voilà que c’était les médecins ! ». Ce fut
le début des sinistres purges staliniennes qui s’étendirent ensuite sur
plusieurs années. Les arrestations, les morts, les déportations, les
disparitions, les exécutions sommaires vont se succéder à une vitesse
vertigineuse, entraînant une psychose collective, une méfiance sans nom, sans
bornes.
Kolia
est détenu dans une prison devant laquelle Sophia Pétrovna va faire le pied de
grue. Les autorités ne communiquent pas, se contentent de recevoir les familles
d’incarcérés quelques minutes, omerta générale. Les files d’attente sont
interminables, dans le froid et la neige. Puis Kolia s’avère introuvable, où
a-t-il bien pu être amené ? C’est Natacha qui va vivre le plus mal ce silence
de plomb.
« Sophia
Pétrovna » est à première vue un livre léger et candide sur la forme, en
tout cas dans ses premiers chapitres. Mais ne nous y trompons pas : il est
rapidement violent, lucide, politique et très sombre sur le fond, halluciné
même en fin d’ouvrage. S’il est quelquefois question d’amours, c’est pour mieux
mettre en avant leur impossibilité en partie par la surveillance effrénée de
l’appareil stalinien. Le climat est kafkaïen, les disparus introuvables et la
bureaucratie muette et manipulatrice, chaque erreur de n’importe quel individu
servant de prétexte à une arrestation (petite pensée au « Procès » de
KAFKA, même si là, justement, les procès n’existent quasiment pas). L’humain
est mis au pilori, seul le peuple compte, s’il participe au développement de l’État
soviétique.
La
grande originalité de ce roman est qu’il est temporellement en direct (il fut
rédigé à Leningrad entre novembre 1939 et février 1940). Lydia TCHOUKOVSKAÏA,
grande amie d’Anna AKHMATOVA, dénonce ce qu’elle voit à la fin des années 30.
La plupart des livres russes écrits à cette époque, si tant est qu’ils
attaquent le pouvoir en place, sont détruits, leurs auteurs déportés ou
assassinés. C’est donc un petit miracle que ce « Sophia Pétrovna »
ait pu voir le jour. Et comme c’est un roman russe du temps du stalinisme, ce
ne sera pas sans grandes difficultés : écrit sur un cahier d’écolier, il
fut dissimulé dans un simple tiroir et des proches de Lydia TCHOUKOVSKAÏA
veillèrent sur le manuscrit. Or tous moururent. Après la guerre, Lydia a retrouvé
ce manuscrit à sa place. Sa première publication eut lieu en France mais dans
sa langue d’origine en 1965, première traduction en 1975. Il ne sera disponible
en U.R.S.S. qu’à partir de 1988. Cette nouvelle traduction ici présentée est
l’œuvre de l’excellente Sophie BENECH, maîtresse étalon des traductions de
textes russes.
Ce
roman est sorti en 2007 chez la maison d’édition à laquelle Sophie BENECH
participe et qui fait la part belle aux textes russes oubliés (avec une
préférence à ceux sauvés du stalinisme), j’ai nommé les éditions Interférences,
l’une de ces petites maisons indépendantes que je bichonne particulièrement
tant elles sont belles, sur le fond comme sur la forme, avec à chaque fois des couvertures
impeccables en noir et blanc, on aurait presque envie de les manger en faisant
chauffer le samovar. Foncez voir leur catalogue, il est aussi impressionnant
qu’il est restreint. Merci pour ce travail admirable de tous les instants. Et
si vous outrepassez votre timidité, demandez-leur la petite brochure explicative
en forme de catalogue sur l’histoire d’Interférences, elle est remarquable,
tellement remarquable que j’aurais presque voulu entamer une chronique sur
elle. Ce sera en lieu et place pour très bientôt de nouvelles notes de lecture
sur des livres de l’éditeur. Restez donc fidèles. Interférences existe depuis
1992, et à raison d’en moyenne deux parutions par an, elle atteint aujourd’hui
la barre d’une quarantaine de publications, que l’on aimerait toutes voir
rejoindre notre bibliothèque personnelle. Merci encore pour ce travail
passionné.
(Warren Bismuth)
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