Certains
livres ne peuvent se résumer en une page, par leur densité et leur approche
d’un monde. Ainsi « Le cheval de Troie » est court mais dense, riche
et empli d’enseignements politiques. Une ville Rhodanienne, Villefranche (dont
les traits sont piqués à Bourg-en-Bresse), paisible en cette année 1935. Un
petit groupe de militants d’extrême gauche avec tout ce que cela comporte de
disparité : communistes, nihilistes, anarchistes, socialistes
révolutionnaires en tout genre. Les ouvriers se lèvent, se rebellent, les
autorités ne voient pas cela d’un sale œil, les émeutes n’ont jamais enflammé
la ville. Les élus, les notables regardent plutôt, et avec un œil à la fois
craintif, intéressé, bienveillant voire amusé, les événements en cours en
Allemagne, en Italie ou encore en Espagne (cette dernière vit à cette époque
une énorme tension entre gauche, droite et extrême droite, c’est juste avant la
guerre civile). « L’idée par exemple
que le sadisme, la violence, dominent l’Allemagne… Quand je lis que les S.A.
contraignent les prisonniers à se masturber devant eux, je songe que l’homme en
est arrivé à un tel pouvoir de bassesses que nous verrons enfin l’espérance se
détruire… ». 1935, les lignes bougent déjà.
Les
exodes de pays voisins vers la France commencent pour fuir la situation
politique anxiogène : « Des
allemands descendaient en bicyclette vers le sud, chargés de souvenirs
déchirants. Des espagnols montaient furtivement vers le nord. Il y avait des
années qu’on avait oublié en France ces mouvements de migrations ».
Cela ne vous rappelle rien ? Même si la bicyclette a laissé depuis place
aux bateaux.
À
Villefranche, d’un côté la grève se prépare, d’un autre une sorte de veillée
d’armes, ne pas bouger tant que la situation n’est pas explosive. Les
protagonistes de ce roman discutent beaucoup : de la première guerre
mondiale, de l’U.R.S.S., de la montée des fascismes mais aussi de l’extrême
gauche révolutionnaire, du souhait de monter un journal de propagande politique
(qui sera le même thème sur « La conspiration » que l’auteur écrira
plus tard). Les années 30 sont singulières sur ce point : la France
entourée par plusieurs grands pays passés à l’extrême droite ou en passe de
devenir totalitaires, une France qui elle-même a dû affronter le putsch
fasciste de février 1934 et s’est parallèlement dotée d’une extrême gauche
forte, genèse du Front Populaire. Période de crise, d’incertitude, où tout peut
basculer dans un rang comme dans l’autre. Attentisme et constructions de forces
politiques nouvelles. « Ce serait
quand même embêtant de mourir avant la révolution ».
Attention,
« Le cheval de Troie » n’est pas qu’un roman historique (nous
reviendrons d’ailleurs sur ce terme), c’est le parcours de personnages fictifs
mais qui représentent chacun un courant politique, des figures qui restent des
femmes et des hommes avec leurs misères et leurs (rares) joies. Ainsi, le
couple Catherine/Albert, semblant expulsé d’un roman de SIMENON, car si la
tendresse reste, l’amour a depuis bien longtemps laissé place à l’ennui, la
lassitude. Les pages consacrées à l’agonie de Catherine sont particulièrement
fortes et encore une fois immergent le lectorat dans ce climat si particulier
d’un SIMENON.
La
grève est déclenchée, l’émeute semble inévitable. Les forces de l’ordre font
face aux manifestants et sont prêtes à tirer. Ici il n’est pas interdit de
penser fortement au « Germinal » ou au « Paris » de ZOLA.
Car certains personnages comme certaines scènes de ce roman sont Zolaiens. Le
peuple devant ses bourreaux, prêt à en découdre. Mais la répression va être
brutale.
Roman
foisonnant pour son aspect historique voire visionnaire. D’ailleurs,
historique, en est-on bien sûr ? Il est écrit à 1935, avant la formation
du Front Populaire, avant l’avènement de Franco de Espagne, avant même la
guerre d’Espange, avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale, donc il
peut plutôt être vu à sa sortie comme un roman d’actualité politique. Il
devient historique après les faits évoqués ci-dessus, après 1945. Il balaie la
montée des fascismes avec une vision acérée (n’oublions pas que dans sa
jeunesse Paul NIZAN a été membre des sinistres « Camelots du Roy »),
mais sa trame sur l’extrême gauche française est documentée et précise (NIZAN
est devenu communiste, donc possède les cartes en mains pour alimenter ses
réflexions sur les deux « camps »).
Ce
livre est fascinant. Car il fait partie de l’histoire, mais il est aussi une
passerelle entre deux mondes. En effet, des historiens continuent à tracer le
parallèle entre les années 30 et la décennie présente. Certes, on ne peut pas
calquer l’un sur l’autre, mais comme disait AUDIARD « y’aurait comme de la
relance sur la gelée de coings ». C’est frappant dans ce livre dans lequel
cohabitent le fascisme tout nouveau, le communisme classique, le nihilisme
désabusé, l’anarchisme révolutionnaire, les migrants (arméniens, allemands,
espagnols entre autres), tout ce petit monde au coude à coude ne connaissant
pas franchement le chapitre suivant. Et pourtant NIZAN met en garde, malgré
l’espoir de quelques-uns. Pourquoi d’ailleurs « Le cheval de
Troie » ? « Bloyé pensait
au temps où des hommes comme eux, sortis du grand cheval de Troie des usines et
des rues ouvrières, occuperaient les villes dans la nuit. Ils étaient un peu
las, ils étaient heureux. Les cœurs découpés dans les volets de la boutique
s’éclairaient ».
NIZAN
à son tour ne connaîtra pas le chapitre suivant, il mourra sur le front au tout
début de la « vraie » guerre succédant à la « drôle de
guerre » en mai 1940, quelques mois après avoir démissionné du Parti
Communiste Français après la signature du pacte germano-soviétique de
non-agression, c’est peut-être ce qui fait la force et le côté visionnaire du
bouquin : NIZAN écrit comment il pressent l’avenir, il ne l’a pas connu
dans ses détails, et pourtant il ne tombe pas loin de la vérité concernant
l’U.R.S.S. qu’il commence à voir d’un œil critique, le nazisme qui frappe à la
porte du pouvoir européen, qui attire des français (anticipation de la
collaboration, que pourtant NIZAN ne verra pas), l’Espagne qui s’approche de
l’abîme fasciste, l’Italie qui y est déjà et ne va pas tarder à jouer un rôle
majeur.
D’un
autre côté, la création d’une force de gauche, qui dans quelque mois lèvera des
militants et des électeurs pour devenir le Front Populaire, cela aussi NIZAN le
pressent, le devine, mais à la différence des autres faits évoqués plus haut,
NIZAN semble désirer l’avènement du Front Populaire (il en fera d’ailleurs
partie peu après la parution du présent roman). Ce bouquin est un coup de poing
en pleine poitrine en même temps qu’un sévère coup de pied dans l’oignon, il
fait réfléchir au-delà du raisonnable, appelle le présent en ressassant le
passé historique et politique, les sombres années 30. Il me paraît de plus une
charnière indispensable sur l’état de la France de l’entre-deux guerres.
Admiration…
(Warren Bismuth)
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