Le
lectorat est averti dès les premières pages : cet Antoine Bloyé va mourir
à 63 ans. Pour le suspense vous repasserez. Cela ne tombe d’ailleurs pas si mal
puisque le suspense n’est pas précisément le cœur du récit. On va suivre
l’enterrement du défunt, pas à pas, avec les larmes de crocodiles, les pics
sournois. NIZAN possède un talent hors normes pour décrire une scène sombre,
c’est du haut vol, une précision doublée d’un rare cynisme, succulent :
« Car le corps commençait à se
défaire. Lorsqu’il fut étendu dans la bière une odeur de pourriture piquante et
fade commença à tourner dans le salon obscur : elle contenait comme une
arrière-odeur de jacinthes, un rappel surnaturel de la place du Carrousel, au
début du printemps ». Funérailles détaillées brillamment, écriture au
sommet de l’art.
Puis
il faut bien évoquer le parcours du mort, donc projecteur tourné vers
l’arrière. Les aïeuls d’Antoine, papa, maman, leur vie pauvre, un ouvrier marié
à une femme de ménage. Et puis l’ascension d’Antoine, son accession à la vie
bourgeoise, dans les chemins de fer. Carrière professionnelle commencée tout au
bas de l’échelle, puis atteignant peu à peu les sommets. Sur la vie du rail, on
peut y voir une nouvelle plongée après « la bête humaine » de ZOLA.
Le
cas de conscience : fils d’ouvrier, ancien ouvrier lui-même, Antoine Bloyé
peut-il accepter les regards durs de ses propres salariés sur leur patron ? Un
roman tout en questionnements sur les classes sociales, la vie qui se doit ou
non d’être vécue, le bonheur à grands coups de billets de banque, de
consommation, de matérialisme, de faux semblants, de paraître et de jalousies.
Antoine qui va devoir faire face à une grève, lui qui jadis n’était pas parmi
les derniers à défiler.
Un
arc-en-ciel en forme de vacances en Bretagne, avec la petite famille, pour
dépenser l’argent honnêtement gagné sur le dos de ses ouvriers. Vacances
j’oublie tout. Oui mais c’est court tout ça, retour dans les usines, les
chemins de fer, les locomotives qui toussent, pareils pour les ouvriers.
« Le travail se paie comme la noce,
Monsieur ». Bloyé ébauche parfois un début de bilan : « Trois ans d’école, dix-sept et trois font
vingt… Vingt ans. Si je dure jusqu’à soixante ans, c’était le tiers… il me
restait deux tiers de vie… Un an de Montpellier, vingt et un ans… Six ans de
chemins de fer, sur les machines… Vingt-sept ans, j’étais marié… Ma fille est
morte quand j’avais trente-cinq ans… Nous sommes en 1905, j’ai quarante ans,
j’aurai quarante et un ans le mois prochain… Terrifiant… ».
Ce
roman est celui de la déchéance d’un néo-bourgeois, d’un
« assimilé », d’un prolétaire ayant construit sa vie sur l’ambition
professionnelle. Une fois au bout du chemin, aura-t-il vraiment vécu ?
Loin de ses idéaux, dents longues, vanité, écrasement de ses semblables, tout
ça pour finir dans un trou. Car bien sûr NIZAN tape fort. Sur la philosophie de
la vie, la politique, les c(l)asses sociales, la notion de liberté, de
réussite. Livre découpé en trois parties, la dernière est celle de la chute,
elle est diablement Simenonienne, l’écriture est sobre mais acérée, le ton se
veut neutre mais pousse le condamné dans le dos au bord du précipice.
NIZAN
écrit ce livre en 1933, cet Antoine est son père qu’il romance. Alors ce
Pierre, fils d’Antoine, qui constate les « dégâts » et l’inutilité de
la vie de l’aïeul, est-ce Paul NIZAN lui-même ? Ce récit est aussi et
peut-être surtout un constat sur la fin de l’ancien monde, ce XIXe siècle
s’éteignant en fait au XXe, aux premiers coups de feu de la première guerre
mondiale dont le clairon annonce le monde nouveau. Livre vitriolé, tout en
violence retenue, il est l’image d’une époque, efficacité féroce au sein d’un
constat quasi maléfique. Grandiose.
(Warren Bismuth)
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