lundi 9 décembre 2019

Agnès DARGENT « Échappée »


Sous-titré « Entre plaines et montagnes, six randonnées à vélo », ce court récit de voyage entre Haute-Loire et Haute-Savoie en passant par l’Ardèche a été réédité en 2014, amputé de sa moitié originellement parue en 2000. Six escapades ? Plutôt cinq, puisque la première d’entre elles est en fait un portrait tendre du grand-père de l’auteure, celui qui lui a donné le goût des voyages, ces petites virées locales afin de mieux connaître son environnement immédiat. « C’est à lui, ce ciseleur de plates-bandes et de potager féerique, ce promeneur d’absolu, que je dois ce goût pour les petits chemins d’herbe entre les groseilliers, les portes au fond des jardins, les murs qui séparent campagne et potagers et donnent le désir de ce qu’on ne peut pas voir, c’est à lui que je dois l’instant où l’on peut rester sans bouger pour la cérémonie du tri des salades, assise à ses pieds près de la pompe dans la poignante douceur du cri des martinets et aussi, ce goût pour le mouvement et l’excitation du départ ».

Le départ, certes pas pour les pôles, pas pour la grande aventure cosmique des terres inconnues, mais celui permettant de relier par petits trajets des lieux abordables, non loin. C’est meilleur marché, plus accessible (et écologiquement plus viable), et l’on apprend beaucoup sans se déplacer sur des milliers de kilomètres.

Durant ses balades à vélo, Agnès DARGENT côtoie la nature, parfois hostile, toujours splendide, mais aussi les autochtones, ceux qui peuplent cette France d’en bas, celle dont on ne voit pas grand-chose, celle qui a en quelque sorte disparu, la population des campagnes de jadis, toujours figées dans leur passé. Les cafés d’antan, ses piliers de comptoir taiseux ou au contraire loquaces, souvent touchants, ces serveuses draguées mais à qui on ne la fait pas. Plus loin, un cerf. Majestueux, mais en danger.

Un petit livre de quelques dizaines de pages, tout simple, écrit avec les yeux et le cœur. La langue est ronde, raffinée et suave, rencontrant le monde rural, déserté, traçant une galerie de portraits du cru, avec douceur. La croyance est encore très présente sans ces zones reculées, les catholiques se rassurant avec les croix aux croisements des chemins, les protestants bien ancrés dans leur foi profonde. Sans oublier les commerces de proximité, ceux qui font survivre ce pays désolé, sortes de moteur ou de colonne vertébrale.

« Nous partons vers le Mézenc, l’âme comme émondée par le silence, il nous semble ne plus tenir au temps, il ne reste que l’imprévisible dialogue avec la forte déclivité, le rythme de notre déplacement, le risque de le perdre tout à fait ou de basculer dans l’aisance et de nous mettre à danser jusqu’en haut. Dans le poudroiement du jour nous longeons des prairies spongieuses, l’indolence des animaux couchés, les ombres des bouquets de frênes, la lumière dessous, doucement blutée ». Puis direction le col de Joux-Plane en Haute-Savoie, là où les mollets et les cuisses souffrent, où le brouillard tient compagnie, et duquel l’on désire ardemment atteindre le sommet afin d’y trouver une récompense.

Ce texte fait du bien, il se lit lentement, en prenant bien le temps d’enregistrer les descriptions égrenées avec patience, où chaque mot trouve sa place sans qu’une tête ne dépasse. Un moment de vraie poésie. Cerise sur le gâteau : la présentation. Très soignée, couverture orange, sous-couverture noire avec titre en relief, papier épais, encre bleutée, chapitres aérés (avec en fond des morceaux de carte géographique de 1692), les pages sont un ravissement, leur contact, leur odeur, cette envie de feuilleter, d’effeuiller même, jusqu’à atteindre le nu dans un instant quasi charnel.


(Warren Bismuth)

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