mercredi 18 décembre 2019

Corinna GEPNER « Traduire ou perdre pied »


Dès la première phrase je soupçonne que je serai confortablement installé dans mon élément : « Adolescente, j’ai découvert Dostoïevski avec passion. Ma première rencontre avec lui a été ˝Crime et châtiment˝ ». Ici il sera question du métier de traducteur, couplé avec le destin d’une famille – celle de l’auteure - meurtrie par la guerre.

D’emblée, plusieurs traductions disponibles des premières phrases de « Crime et châtiment » sont recopiées, pour bien mettre le doigt sur la difficulté de traduire, de trouver les bons mots, les bonnes images, qui divergent selon les expressions. C’est la mère de Corinna GEPNER qui lui a donné cette envie de traduire et de partager, d’aller au plus précis, au plus près de l’auteur, de son univers, loin du mot-à-mot poussif et contre-productif, voire illisible. « Je traduits avec dictionnaire, avec des dictionnaires, qui se multiplient, se complètent, parfois se heurtent. Toujours avec dictionnaire. Que souvent j’utilise comme des béquilles qui me rassurent, allant jusqu’à chercher chaque terme, non par ignorance : les termes que je connais. C’est presque un rituel, c’est aussi ce qui déclenche l’écriture, me donne des idées, amène les mots, qui sont parfois si difficiles à venir ».

Corinna GEPNER prend sa profession très au sérieux, elle ne veut surtout pas reproduire une pâle copie décharnée du texte original : « Il serait sans doute faux de croire que l’œuvre ne s’écrit qu’une seule fois. Dans la traduction, elle se réécrit, autrement, et chaque traduction en est une réécriture de plus, qui ne peut ignorer les autres réécritures. L’oeuvre première n’est que l’apparition tangible d’un début d’écriture ».

La première parution d’une traduction de Corinna GEPNER fut celle d’un recueil de KAFKA, rien que ça. Il était dédié au grand-père maternel de la traductrice, le métier se mélangeait déjà à la famille. La famille justement : celle des quatre grands-parents, touchée par la guerre, la déportation. Issus côté maternel de la Prusse orientale, côté paternel de Pologne, on fait mieux comme entrée en matière dans la vie. La grand-mère maternelle parlait français, c’est avec elle que Corinna a appris cette langue, rapidement choyée. Le parcours familial, tragique, égrené au sein même du récit sur la traduction, est un élément supplémentaire dans sa perspective de traductrice.

« Traduire c’est se montrer humble », ne pas chercher à doubler le texte, à le détourner de son sens premier, mais l’aider à revivre, à se remettre en marche, à faire perdurer un héritage. Pour se faire, la traductrice procède de la manière suivante : elle s’interdit de lire le texte une première fois avant de le traduire, elle commence son travail en même temps qu’elle découvre le récit, pour ne pas se sentir influencer par ce qu’elle trouvera plus tard. Elle se refuse également à s’approprier la langue française, à se la rendre comme acquise, même si elle doit être un appui : « Si je ne pense pas ma propre langue comme langue étrangère, je passe à côté de l’essentiel. Ou l’autre langue, celle que je traduis, comme langue maternelle ».

Corinna n’ambitionne pas de révolutionner un texte, elle n’en a d’ailleurs pas la fibre : « Le traducteur souffre d’un désavantage inné : il vient toujours après, il n’est jamais premier, mais toujours second. Viendrait-il d’abord qu’il serait au-dessus de tout soupçon. Si talentueux soit-il, il n’est qu’un mime ». L’humilité, toujours, se recentrer sur le texte original, en respecter l’auteur, mais aussi chaque mot, chaque image, chaque ponctuation dans un travail de longue haleine. Ne pas le déformer.

Ce petit livre est une mine d’informations sur le difficile métier de traducteur, il est écrit tout en poésie, délicatesse et passion. De plus, il est présenté de manière aérée, parfois une seule phrase sur une double page. Ceci en facilite la lecture, les yeux pétillent tout en se reposant. Chaque paragraphe est mis en valeur sur une seule page, souvent la droite, car la gauche est souvent vide. De ce fait, il se lit très vite, mais pourtant sans s’affoler, sans risquer la déchirure pour avoir voulu le terminer à la vitesse de l’éclair afin de parvenir tel un sprinter à la dernière ligne.

Certains textes originaux (de Gesine AUFFENBERG, Hilde DOMIN) sont présentés dans leur langue originale (l’allemand) puis traduits par Corinna GEPNER, là aussi ils occupent une page pleine. Comme pour ses traductions, Corinna met un point d’honneur à écrire humblement, en total respect pour la langue qu’elle utilise. Le résultat est remarquable : un récit fluide, clair, entre littérature et histoire familiale, où les deux se rejoignent en quelque sorte. Paru en cette année 2019 chez la Contre Allée, « traduire ou perdre pied » est une immersion tout en finesse dans le monde de la traduction comme dans celui de la poésie. Ne jamais oublier que c’est grâce au travail de ces linguistes que nous pouvons découvrir des œuvres qui nous seraient inaccessibles sans ce sacerdoce.


(Warren Bismuth)

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