Dès la première phrase je soupçonne que je
serai confortablement installé dans mon élément : « Adolescente, j’ai découvert Dostoïevski avec
passion. Ma première rencontre avec lui a été ˝Crime et châtiment˝ ».
Ici il sera question du métier de traducteur, couplé avec le destin d’une
famille – celle de l’auteure - meurtrie par la guerre.
D’emblée, plusieurs traductions
disponibles des premières phrases de « Crime et châtiment » sont
recopiées, pour bien mettre le doigt sur la difficulté de traduire, de trouver
les bons mots, les bonnes images, qui divergent selon les expressions. C’est la
mère de Corinna GEPNER qui lui a donné cette envie de traduire et de partager,
d’aller au plus précis, au plus près de l’auteur, de son univers, loin du
mot-à-mot poussif et contre-productif, voire illisible. « Je traduits avec dictionnaire, avec des
dictionnaires, qui se multiplient, se complètent, parfois se heurtent. Toujours
avec dictionnaire. Que souvent j’utilise comme des béquilles qui me rassurent,
allant jusqu’à chercher chaque terme, non par ignorance : les termes que
je connais. C’est presque un rituel, c’est aussi ce qui déclenche l’écriture,
me donne des idées, amène les mots, qui sont parfois si difficiles à venir ».
Corinna GEPNER prend sa profession très au
sérieux, elle ne veut surtout pas reproduire une pâle copie décharnée du texte
original : « Il serait sans
doute faux de croire que l’œuvre ne s’écrit qu’une seule fois. Dans la
traduction, elle se réécrit, autrement, et chaque traduction en est une
réécriture de plus, qui ne peut ignorer les autres réécritures. L’oeuvre
première n’est que l’apparition tangible d’un début d’écriture ».
La première parution d’une traduction de
Corinna GEPNER fut celle d’un recueil de KAFKA, rien que ça. Il était dédié au
grand-père maternel de la traductrice, le métier se mélangeait déjà à la
famille. La famille justement : celle des quatre grands-parents, touchée
par la guerre, la déportation. Issus côté maternel de la Prusse orientale, côté
paternel de Pologne, on fait mieux comme entrée en matière dans la vie. La
grand-mère maternelle parlait français, c’est avec elle que Corinna a appris
cette langue, rapidement choyée. Le parcours familial, tragique, égrené au sein
même du récit sur la traduction, est un élément supplémentaire dans sa
perspective de traductrice.
« Traduire
c’est se montrer humble », ne pas chercher à doubler le texte, à le
détourner de son sens premier, mais l’aider à revivre, à se remettre en marche,
à faire perdurer un héritage. Pour se faire, la traductrice procède de la
manière suivante : elle s’interdit de lire le texte une première fois
avant de le traduire, elle commence son travail en même temps qu’elle découvre
le récit, pour ne pas se sentir influencer par ce qu’elle trouvera plus tard.
Elle se refuse également à s’approprier la langue française, à se la rendre
comme acquise, même si elle doit être un appui : « Si je ne pense pas ma propre langue comme langue étrangère, je passe à
côté de l’essentiel. Ou l’autre langue, celle que je traduis, comme langue
maternelle ».
Corinna n’ambitionne pas de révolutionner
un texte, elle n’en a d’ailleurs pas la fibre : « Le traducteur souffre d’un désavantage
inné : il vient toujours après, il n’est jamais premier, mais toujours
second. Viendrait-il d’abord qu’il serait au-dessus de tout soupçon. Si
talentueux soit-il, il n’est qu’un mime ». L’humilité, toujours, se
recentrer sur le texte original, en respecter l’auteur, mais aussi chaque mot,
chaque image, chaque ponctuation dans un travail de longue haleine. Ne pas le
déformer.
Ce petit livre est une mine d’informations
sur le difficile métier de traducteur, il est écrit tout en poésie, délicatesse
et passion. De plus, il est présenté de manière aérée, parfois une seule phrase
sur une double page. Ceci en facilite la lecture, les yeux pétillent tout en se
reposant. Chaque paragraphe est mis en valeur sur une seule page, souvent la
droite, car la gauche est souvent vide. De ce fait, il se lit très vite, mais
pourtant sans s’affoler, sans risquer la déchirure pour avoir voulu le terminer
à la vitesse de l’éclair afin de parvenir tel un sprinter à la dernière ligne.
Certains textes originaux (de Gesine
AUFFENBERG, Hilde DOMIN) sont présentés dans leur langue originale (l’allemand)
puis traduits par Corinna GEPNER, là aussi ils occupent une page pleine. Comme
pour ses traductions, Corinna met un point d’honneur à écrire humblement, en
total respect pour la langue qu’elle utilise. Le résultat est
remarquable : un récit fluide, clair, entre littérature et histoire
familiale, où les deux se rejoignent en quelque sorte. Paru en cette année 2019
chez la Contre Allée, « traduire ou perdre pied » est une immersion
tout en finesse dans le monde de la traduction comme dans celui de la poésie.
Ne jamais oublier que c’est grâce au travail de ces linguistes que nous pouvons
découvrir des œuvres qui nous seraient inaccessibles sans ce sacerdoce.
(Warren
Bismuth)
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