Attention exercice de style à
l’horizon ! 72 pages, une seule phrase ! Je m’étais déjà frotté à
cette expérience avec « Ce que j’appelle oubli » de Laurent
MAUVIGNIER, une phrase en 60 pages. Ici le scénario est cependant tout autre.
Le narrateur, philosophe oublié, mal dans sa peau, arpente un quartier de
Berlin où il s’ennuie au milieu de la crasse, de la grisaille et des junkies.
Son point de chute sera un bistrot du quartier, dans lequel il va monologuer
son aventure au barman.
Le narrateur a reçu une lettre d’invitation
expédiée de Madrid, pour la région d’Estrémadure en Espagne. Tous frais payés. Une
ou deux semaines, dates à sa convenance. Pour y faire du tourisme et surtout
pour rédiger un article sur son ressenti (et accessoirement donner un coup de
pouce médiatique à la région). Il croit tout d’abord à une mauvaise blague, lui
le penseur éreinté dont le cerveau ne parvient plus à correctement fonctionner.
De plus « IL N’Y A RIEN LÀ-BAS,
c’est un immense territoire désertique, aride, austère et plat, encadré de
quelques petites montagnes, surtout près de la frontière, des montagnes pelées,
une sécheresse épouvantable, un sol craquelé, le vide total et la misère noire,
franchement, qu’est-ce que tu vas aller faire en Estrémadure ? ».
Bref, il accepte bon gré mal gré. Avion,
interprète et chauffeur sur place. L’inspiration se déclenche avec cette phrase
« c’est au sud du fleuve Duero qu’en
1983 a péri le dernier loup », assassiné. Ce sera la trame de fond de
son article à venir. Mais très vite, notre narrateur apprend que le dernier
loup de la région a été exécuté en 1985. Lui, qui a désappris à penser, y perd
le fil, d’autant que des loups furent encore aperçus en maigre meute après
cette date.
Le récit entre présent (dans le bar) et
passé (en Espagne) s’entremêle dans une juxtaposition déroutante. Les repères
se troublent dans une ambiance kafkaïenne. Construction littéraire de
véritables poupées gigognes. Mais ce n’est pas tout : plus le récit
s’allonge, plus des loups ont été vus après les dates originellement présentées
comme les dernières indiquant leur présence.
Dans une sorte d’enquête, le narrateur va
rencontrer, soit de visu soit par téléphone ou tout autre moyen de
communication, les protagonistes, du dernier assassin de loup au dernier
témoin, qui ne sont par ailleurs jamais vraiment les derniers. Sans compter que
le barman à qui toute l’histoire est confié s’interroge : le narrateur
a-t-il vraiment vécu cette expérience ?
Làszló
KRASZNAHORKAI a travaillé à plusieurs reprises avec le cinéaste Bela TARR (tous
deux sont hongrois) ce qui n’est guère étonnant. Mais là où Bela TARR joue dans
la longueur et le plan fixe, Làszló KRASZNAHORKAI préfère la brièveté d’une
action qui ici, comme le réalisateur, stagne et même régresse. Le lectorat est
perdu, jusqu’à cette dernière ligne qui prouve que l’auteur a diablement mené
sa barque. Écrite en 2009, cette novella déconcertante vient enfin d’être
publiée en français (impeccable traduction de Jöelle DUFEUILLY) chez
Cambourakis en 2019. Elle est originale voire singulière et peut provoquer des
migraines si tant est que l’on essaie de se repérer dans les dialogues ou les
dates des évènements canidés. On en reste comme deux ronds de flanc.
(Warren
Bismuth)
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