La vertigineuse autobiographie de
l’infatigable militante anarchiste Emma GOLDMAN enfin disponible en
intégralité ! Jusque là éditée en France de manière largement et
honteusement tronquée, « Vivre ma vie » est sorti en 2018 aux
éditions L’échappée en version complète, l’éditeur ayant mis le paquet tant au
niveau de la présentation et de la qualité de l’objet que dans son contenu :
pas moins de 1100 pages grand format pour une traduction époustouflante de
Laure BATIER et Jacqueline REUSS.
Emma GOLDMAN a mis deux ans à écrire ce
livre, entre 1928 et 1930. De façon donc très logique n’apparaissent pas les
années où elle a lutté contre la dictature en Espagne, ni la mort de son
« double » Alexandre BERKMAN, ni sa retraite au Canada où elle mourra
en 1940.
Née en 1869, Emma GOLDMAN est russe mais, tyrannisée
par son père, quitte le pays en 1885 pour rejoindre les Etats-Unis où vit sa
sœur bien aimée. Là-bas, elle va faire plus ample connaissance avec le
militantisme et les milieux anarchistes, notamment par le biais du drame de
Haymarket Square en 1886 où, après une manifestation violente terminée en bain
de sang, huit anarchistes sont arrêtés (quatre seront pendus). Après cette
atrocité, Emma GOLDMAN entre définitivement dans le mouvement anarchiste auquel
elle restera fidèle jusqu’à sa mort. Mais c’est en 1889 que pour elle tout
bascule par sa rencontre avec Alexandre BERKMAN (Sasha), son moteur et son
amour de toujours, même s’ils ne formèrent pas un couple en tant que tel.
Soyons brefs, car le livre regorge de
détails indispensables pour mieux connaître la société contemporaine à Emma
GOLDMAN et plus particulièrement les milieux anarchistes. Dans ce bouquin comme
dans la vie, Emma GOLDMAN va croiser des centaines de militants et amis, des
centaines d’adversaires politiques, des centaines d’ennemis. Tout est
foisonnant : les détails, les biographies pourtant succinctes de
personnages qu’elle a bien connus, les meetings, nombreux et parfois violents,
les censures de l’État ou des dirigeants locaux, le journal Mother Earth
qu’elle avait fondé, les bagarres, les faux papiers, etc. Il serait fastidieux
de se focaliser sur un résumé de l’œuvre.
On voit du beau linge dans ce récit :
Errico MALATESTA, Pierre KROPOTKINE, Sébastien FAURE, Louise MICHEL, Nestor
MAKHNO et tant d’autres côté anarchiste, des moins célèbres mais tout aussi
actifs. Pour les non anarchistes, Jack LONDON, Léon TROTSKI, LÉNINE, l’écrivain
russe Vladimir KOROLENKO entre autres. Ce livre bouillonnant est, comme son
auteure, toujours en mouvement.
Expulsée des Etats-Unis toute fin 1919,
elle débarque en Russie révolutionnaire début 1920, pleine d’espoir et de
convictions pour les soviets. C’est ici, sur ses terres natales, qu’elle semble
changer. Elle est attirée par le gouvernement bolchevique, ne peut en admettre
les erreurs, les massacres, la misère, elle pointe l’aristocratie bourgeoise
comme responsable (en cela elle suivra aveuglément, au moins pour un temps, les
convictions du pouvoir). Alors que pourtant ses proches lui conseillent de se
méfier, elle reste attentiste mais pas « anti », elle concède, elle
ramollit. Il faudra le massacre commandité par LÉNINE et TROTSKI des marins
anarchistes de Kronstadt en 1921 pour lui faire prendre conscience de l’immense
danger représenté par le bolchevisme et sa dictature du prolétariat.
Mieux : elle refusera son aide à Nestor MAKHNO, l’anarchiste paysan menant
une immense armée libertaire en Ukraine contre le système léniniste. Lorsqu’elle
se réveille, le mal est fait, les troupes de MAKHNO ont succombé. Ayant de plus
en plus de mal à vivre dans cette tourmente, Emma GODMAN fuit la Russie à la
toute fin de 1921, après deux ans de désillusions.
Elle passe par l’Allemagne, l’Angleterre,
le Canada, avant de partir s’installer dans le sud de la France, c’est là
qu’elle écrit son autobiographie présentée ici. Elle est brute, sans
concessions. Emma GOLDMAN fut sur tous les fronts sociétaux de l’anarchisme
d’alors : anti-capitalisme, anti-étatique, anti-militariste, se battant
contre la censure, pour les camarades emprisonnés, pour la condition de la
femme, pour le contrôle des naissances par la légalisation des contraceptifs,
pour la liberté sexuelle (je vais y revenir), pour l’égalité, contre
l’antisémitisme, le racisme, la liste peut être allongée à l’envi.
Ce qui m’a gêné dans ce récit, et malgré
une sorte d’admiration que je pouvais avoir pour la militante Emma GOLDMAN, c’est
la femme privée, elle m’a perturbé voire agacé. Toujours soucieuse de son image
publique, elle se vexe tout rouge (et noir) lorsqu’elle est critiquée, par
exemple dans les médias, elle est très autoritaire (une amie me souffle qu’une
femme engagée et de surcroît révolutionnaire à cette époque ne pouvait qu’être
autoritaire pour se faire entendre, dont acte) et manie la mauvaise foi avec
une certaine dextérité. Elle est pour l’union libre mais paraît jalouse des
conquêtes de ses petits amis. Elle n’est pas tendre avec certaines femmes
proches de ses amis mâles.
Le plus pénible est peut-être sa vision
des hommes : avant même que l’on sache si tel monsieur est militant et si
oui dans quel camp et sur quels thèmes, Emma nous apprend qu’il est beau,
séduisant, elle semble même rejeter les hommes qui ne lui conviennent pas physiquement,
ceci a été un obstacle non négligeable dans ma lecture. Elle pardonne
facilement à un garçon entrant dans ses critères de beauté physique (ah, le cas
de Ben, son amoureux pendant des années, beau comme un Dieu, des yeux
hypnotisants, qu’elle finit par dépeindre comme un imbécile, alors que le
lectorat avait rectifié dès l’entrée en scène de ce beau garçon un brin
immature et influençable), elle est résolument attirée par l’image physique et
ce qu’elle dégage à ses yeux, ce qui par ailleurs n’apporte rien au récit et
peut décrédibiliser un brin son action féministe radicale.
Emma GOLDMAN sait être vindicative, se
montre nerveuse et impulsive, parfois hors de contrôle, et toujours cette
obsession pour les hommes (elle a par ailleurs eu de nombreux amants) et son
image publique, cette dernière pouvant sur certains passages la faire passer
pour égocentrique et narcissique, elle qui pourtant a combattu sa vie durant
l’injustice. Toujours du côté des opprimés, elle a parfois payé de sa personne
– plusieurs fois emprisonnée -, de sa santé, se trouvant dans des situations
inextricables, aux Etats-Unis comme en Russie soviétique. Il y a comme un paradoxe
entre ces deux aspects : altruiste et en même temps autocentrée.
Quoi que je puisse en dire, Emma GOLDMAN
reste une référence de premier ordre dans le combat anarchiste et féministe. Ce
livre est une véritable bible de l’action anarchiste internationale entre 1885
et 1930 (il ne sera donc pas fait état de la montée du nazisme), il est un
condensé d’histoire, de militantisme, de politique, de violence d’État. Bien
sûr tout est vu avec les yeux d’Emma GODMAN, on peut, on doit ne pas être
d’accord avec certains propos, il n’empêche que c’est un témoignage pointu et
détaillé du début du capitalisme comme de celui du communisme autoritaire (même
si là, je le répète, elle sera moins véhémente, plus nuancée et parfois
contradictoire). Farci de détails en tout genre, il se lit lentement, d’autant
que le bébé pèse tout de même son kilo et demi et qu’il peut être très
inconfortable de le tenir longtemps en mains.
Il faut se laisser le temps de tout
assimiler, de parfois éteindre sa colère (voir plus haut sur certains
comportements de la femme privée). Ce livre est une bombe incendiaire, un
pamphlet anti-autoritaire de haute volée, alors ne boudez pas votre plaisir,
faites abstraction des passages embarrassants et devenez incollables sur la
période pendant laquelle s’étendent les histoires du bouquin.
Esthétiquement, ce livre est incomparable,
de toute beauté, couverture rigide et épaisse, papier et encre d’une qualité
supérieure, on prend plaisir à le choyer, d’autant qu’il est agrémenté d’une
préface très éclairante, de photos et portraits d’époque. Il se termine par
deux index des publications, organisations et personnages rencontrés au fil des
pages, il est incontournable dans le domaine. Et chanceux que je suis, il m’a
été offert par une personne qui tient une grande place dans ma vie,
« Vivre ma vie » c’est aussi cela.
(Warren Bismuth)
Coucou ! J'ai adoré son récit, je trouve qu'il se lit très facilement, même s'il est dense et long. Concernant ce qui t'a agacé, je ne l'ai pas ressenti ainsi : comme nous toustes, elle est pétrie de contradictions, et bien qu'elle se revendique d'un féminisme bien trempé, il est difficile de lutter contre notre éducation et la société tout entière (et d'autant plus à cette époque, comme le dit ton amie). En tout cas, c'était une lecture exceptionnelle pour moi, je l'ai savourée de bout en bout !
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