Avant d’entrer dans le dur, revenons sur les
dates importantes de la vie du russe CHALAMOV (1907-1982) et des raisons de ses
déportations, indispensables pour bien cerner ce qui va suivre. Trotskiste, il
diffuse en 1929 ce qui sera appelé « Le testament de Lénine » pamphlet
mettant en garde contre le pouvoir absolu de STALINE. Il est arrêté, condamné
pour cinq ans puis expédié au camp de la Vichera d’où il sortira en 1932. À
nouveau arrêté en 1937 pour « activité trotskiste
contre-révolutionnaire » et à nouveau condamné pour cinq ans, il est
déporté dans les sinistres camps de la Kolyma, à l’extrême nord-est de la
Russie, dans lequel il travaille à la mine. Toujours prisonnier, il est
pourtant à nouveau condamné en 1943 pour dix ans supplémentaires, pour avoir
affirmé que l’écrivain Ivan BOUNINE faisait partie de la littérature classique
russe.
En 1946, contre toute attente, CHALAMOV est
nommé aide-médecin au sein même de la Kolyma. Sa souffrance physique s’en trouve
allégée. Bien qu’il soit libéré en 1951, il reste à Magadane, ville principale
de la Kolyma, jusque fin 1953 (année de la mort de STALINE) où il retrouve
enfin sa famille. Mais il divorce rapidement. Il est réhabilité par le pouvoir
soviétique en 1956. Il aura passé près de 20 ans en détention. Il entreprend
l’écriture de son colossal témoignage en 1954 sur les conditions de détention à
la Kolyma, à peine sorti du bagne, il poursuivra son travail de longue haleine
jusqu’en 1973 (autant d’années à écrire ses mémoires que d’incarcération). Pour
témoigner, pour défier le destin : « Nous connaissons la loi des auteurs de Mémoires, leur foi fondatrice,
essentielle : a raison celui qui écrit en dernier, celui qui a survécu,
qui a traversé le flot de témoins et prononce son verdict de l’air d’un homme
qui détient la vérité absolue ». Cette vérité, il veut la faire
exploser à la face du monde.
Cet impressionnant livre massue comporte six
recueils en plus de 1500 pages (!!!), il est vertigineux : 143 nouvelles, toutes
ayant trait à la vie dans la Kolyma. Chronologiquement elles sont placées dans
le désordre, mais sont-ce vraiment des nouvelles ? C’est ici le point crucial
de ce récit : si elles peuvent être lues isolément ou sans aucun ordre
structuré, elles représentent un tout fluide, un témoignage précis et effrayant
des conditions de détention dans un camp soviétique, elles sont une seule et
unique confession écrite sur 20 ans. Ce récit pris dans sa globalité peut aussi
se lire comme un roman sans fiction, puisque divers personnages reviennent,
parfois sous des noms différents. Même le narrateur, CHALAMOV pourtant, change
régulièrement d’identité pour devenir un autre, afin de pouvoir peut-être ainsi
raconter l’indicible, un besoin de se camper dans la peau d’un autre, fut-il un
fantôme. Il donne certains noms d’écrivains pour les protagonistes, comme pour
affirmer que la littérature est indestructible. Quelques nouvelles sont longues
et structurées comme un petit roman, dedans tout y est vrai.
Atteindre la Kolyma, c’est partir de Moscou
jusqu’à Vladivostok pour un voyage de quarante-cinq jours, puis embarquer dans
un bateau de Vladivostok au point final pour cinq jours et y trouver misère,
faim, agonie, fièvre, dysenterie, scorbut. Pour les prisonniers, l’enjeu
principal est de survivre au diable STALINE (la plupart n’y parviendront pas). Dans
ce camp ils font connaissance avec le travail obligatoire : les mines, les
gisements aurifères, pour certains jusqu’à ce que mort s’ensuive. Une règle, horrible,
les 3 D : démence, dysenterie, dystrophie. « Le pouvoir, c’est la corruption. L’ivresse que donne le pouvoir sur
autrui, l’impunité, le sadisme, l’art de manier la carotte et le bâton, voilà
l’échelle morale d’une carrière de chef ».
De cette expérience concentrationnaire où le
froid glacial est l’ennemi quotidien – pour juger de la température les
prisonniers crachent : à partir de moins 50°, leur crachat gèle avant même
de rejoindre le sol, la température pouvant descendre jusqu’à moins 60°- je ne
vous dévoilerai rien, il faut lire ce recueil ahurissant, faits de détails très
précis nous serrant à la gorge. Il est cependant nécessaire d’effectuer des
pauses : 1500 pages sur l’univers concentrationnaire de la Kolyma ne se
lisent pas d’une traite. Celles-ci sont pourtant captivantes, démesurées,
colossales, en un mot : russes. De nombreuses biographies succinctes
viennent émailler le tout, elles sont un témoignage supplémentaire.
Il est question en ces pages de littérature
(nous sommes en Russie – en U.R.S.S. pardon, ne l’oublions pas), beaucoup de
prisonniers tiendront le coup grâce à des vers appris, les livres sont en effet
interdits dans le camp, beaucoup d’écrivains et/ou de poètes seront déportés,
mourront en camps (MANDELSTAM pour n’en citer qu’un). La littérature encore
avec ce recueil surprenant, « Essais sur le monde du crime » ou le
ton change. CHALAMOV se fait très offensif contre ceux des camps qu’il nomme
les truands, il en veut à DOSTOIEVSKI de ne pas les avoir cloués au pilori.
Nous pouvons ne pas être d’accord avec cet essai (qui n’en est par ailleurs par
complètement un non plus) qui semble résumer la définition de truand en peu de
mots, en faire une catégorie spéciale, expurgée de sa complexité. Ce récit est
cependant une partie non négligeable du recueil qui se lit dans son ensemble
comme un clou que l’on plante toujours un peu plus profond dans un cercueil. Son
style est très littéraire. Le livre sera tout d’abord diffusé clandestinement à
partir de 1966 (bien qu’il ne soit pas terminé dans son intégralité), première
publication hors U.R.S.S. en 1978. Dans son pays natal, CHALAMOV n’assistera
pas à sa première publication qui aura lieu en 1987, il se sera éteint en 1982,
miséreux, dans un hôpital psychiatrique.
Ce sont les éditions Verdier qui nous ont
permis de redécouvrir en 2003 cette œuvre gigantesque – souvent comparée à
celle de SOJENYTSINE, pourtant les deux hommes s’appréciaient peu -, elle est
un témoignage essentiel sur un vécu apocalyptique, il vous faudra par moments
avoir les tripes bien accrochées, mais sa lecture d’une force toute slave est
un document exceptionnel. Pour les plus pressé.es, une version expurgée de
moins de 200 pages existe, toujours aux éditions Verdier, en format poche. Pour
la version intégrale ici présentée, pas moins de trois traductrices :
Catherine FOURNIER, Sophie BENECH et Luba JURGENSON pour faire revivre l’enfer,
bravo et merci à elles. Recueil possédant une préface et une postface très bien
senties pour mieux se familiariser avec la condition historique. Un travail
titanesque à tous les niveaux.
(Warren
Bismuth)
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