vendredi 27 mars 2020

Didier DAENINCKX « On a cru te perdre »


(Le texte qui suit fut édité le 21 mars 2020
dans la collection Tracts de crise chez Gallimard.
Offert en période de confinement)


« Pendant trois jours, on a cru te perdre… », c’est ce que me disait ma mère chaque fois qu’une catastrophe ravivait le souvenir des grands périls. En ce mois d’octobre 1957, avec mes deux sœurs nous venions de nous installer au rez-de-chaussée d’un bâtiment de la cité Robespierre, à Aubervilliers, et une forte fièvre m’avait forcé à rester à la maison. Pendant une semaine j’avais gardé le lit face à la fenêtre baignée par le soleil d’automne jusqu’à ce que les murs se mettent à se tordre, les meubles à s’étirer, le plafond à fondre comme une guimauve. Dans le même temps, le poids des draps m’était devenu insupportable, j’avais la sensation de grossir démesurément, de peser des tonnes, d’occuper tout l’espace disponible. Le docteur Saiz, dépêché d’urgence, avait fourni quelques médicaments pour apaiser la fièvre intense qui provoquait le délire. Il avait conseillé de me découvrir, de placer des linges frais sur mon front. C’est tout ce qu’il pouvait faire, et contre toute attente le miracle avait eu lieu.

J’étais resté quinze jours sans sortir à faire des moulages en plâtre, du découpage de bois grâce à une panoplie de menuisier. Le mal, venu de Chine, rôdait en Europe depuis juin mais personne ne l’avait vraiment pris au sérieux jusqu’à ce qu’il s’installe dans douze provinces italiennes à la toute fin du mois d’août : À Rome, trente-cinq jeunes congressistes de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, hollandais et belges, ont été isolés dans un lazaret. On fait remonter la source de l’infection au port de Naples, d’une part, et, d’une autre, à la contamination d’un jeune sportif à son retour du Festival de la jeunesse de Moscou. Le virus aurait passé les mers et survolé les monts Oural en même temps. Un mois plus tard, en l’absence de tout organisme international de veille, « l’influenza » avait franchi les Alpes et un bref article du journal Le Monde, le 28 septembre, rassurait la population à propos de la rentrée scolaire alors fixée au premier octobre : Des craintes se sont manifestées concernant la rentrée des classes à la suite de l’apparition en quelques points du pays de cas particuliers de grippe « asiatique », affections au demeurant assez bénignes. Une semaine plus tard, on dénombrait 450 morts en Angleterre, ce qui n’empêchait pas les autorités de préciser « que ces chiffres sont très comparables à ceux de 1956 ». En France, la comptabilité macabre ne concernait alors que le résultat des combats en Algérie : 250 rebelles tués à Tébessa sur le djebel Tadjetount, 28 à Médéa, 48 fellaghas tués par la 12e division d’infanterie coloniale à Beni Ouazzane, 50 autres à Batna, Palestro, Khenchela… Les équipes de l’Institut Pasteur s’étaient néanmoins lancées dans la fabrication d’un vaccin, nécessitant de disposer d’un nombre impressionnant d’œufs de poule fécondés de 5 à 9 jours pour un investissement de 250 millions de francs non subventionné par l’État. Le professeur Lépine estimait que 15 millions d’œufs, au minimum, seraient indispensables à la vaccination de 25 % de la population française avant de conclure : Le problème consiste à savoir si l’on veut engloutir des millions de francs et soustraire du marché un précieux aliment pour fabriquer un vaccin dont on ne peut être sûr qu’il soit efficace contre une souche dont on doute qu’elle soit dangereuse.

Selon les sources les plus fiables, la pandémie connue sous le nom de grippe asiatique qui submergea le monde en 1957 fit plus de deux millions de morts dont 15 000 en France métropolitaine. La chance a fait que je ne me suis pas fondu dans ce chiffre, que je suis demeuré un individu. Le virus mutant rôde à nouveau. C’est un touriste opportuniste, il prend son temps, il profite de toutes les occasions, il fait des selfies, serre la main du premier venu, applaudit ceux qui s’époumonent, se faufile dans les cortèges, visite les églises, les assemblées comme les bidonvilles. Le Temps, lui, est plus déterminé. Il avance de son pas mesuré, droit devant lui. Il prend son temps pour mieux prendre le nôtre. Et même s’il est mécanique, moins imprévisible, je lui donne la préférence.

DIDIER DAENINCKX

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