(Le texte intégral
qui suit fut écrit et édité conjointement en versions papier et numérique
le 19 mars 2020 dans
la collection Tracts de crise chez Gallimard.
Offert en période de
confinement)
*
« J’ai une définition
personnelle de la nature : elle est là où n’existe aucune présence humaine
ou bien là où celle-ci est négligeable et de passage. Quand je vais en montagne
dans des endroits éloignés, je me trouve alors dans un bout de monde tel qu’il
était avant nous et tel qu’il continuera à être après. La nature est un espace
totalement indifférent à nous, où percevoir sa propre mesure infime et
intrusive. Ce n’est pas un terrain de jeu ni une aire de pique-nique hors de la
ville. La peur qu’inspire son immensité dominante est un préliminaire au
respect et à l’admiration. La beauté de la nature n’est pas une mise en scène,
c’est un état d’équilibre provisoire entre d’énormes énergies, éruptions,
tremblements de terre, ouragans, incendies.
___
Naples, mon origine, possède un
golfe légendaire pour sa beauté, œuvre de cataclysmes qui l’ont formée. La
beauté de la nature est un entracte entre les bouleversements. Il ne s’agit pas
là d’une conclusion philosophique, mais seulement de ma perception physique.
C’est pourquoi, pour moi, la nature est l’espace de notre absence.
Là où existe une zone de
peuplement, j’utilise le terme de milieu ambiant. Le latin « ambire »
signifie entourer. Le participe présent « ambiens » est ce qui
entoure. Depuis ses débuts, l’espèce humaine s’est sentie entourée, établissant
avec le territoire des rapports de force alternant entre défense et conquête.
De nos jours, il est évident que « ambiens » n’entoure plus, mais
qu’il est entouré par l’expansion numérique de l’espèce et de ses moyens
d’exploitation. Le milieu ambiant submergé se soumet.
Et soudain une épidémie de
pneumonies interrompt l’intensité de l’activité humaine. Les gouvernements
instaurent des restrictions et des ralentissements. L’effet de pause produit
des signes de réanimation du milieu ambiant, des cieux aux eaux. Un temps
d’arrêt relativement bref montre qu’une pression productive moins forte redonne
des couleurs à la face décolorée des éléments.
La pneumonie meurtrière qui
étouffe la respiration est un effet miroir de l’expansion économique qui
étouffe le milieu ambiant. Le malade demande de l’aide et de l’aide en son nom
et au nom de la planète tout entière.
Celui qui lit beaucoup reconnaît,
ou croit reconnaître, des symboles et des paradigmes dans les événements. Le
monothéisme a institué le Samedi qui littéralement n’est pas un jour de fête
mais de cessation. La divinité a prescrit l’interruption de toute sorte de
travail, écriture comprise. Et elle a imposé des limites aux distances qui
pouvaient être parcourues à pied ce jour-là. Le Samedi, est-il écrit,
n’appartient pas à l’Adam : le Samedi appartient à la terre.
Cette injonction à la laisser
respirer en s’imposant un arrêt a été ignorée. Je ne crois pas que la terre
puisse récupérer ses Samedis dont elle a été privée. Je crois en revanche que
piétiner les Samedis produit les brutales suspensions de notre occupation de la
planète. C’est une trêve pour la terre.
Pour la première fois de ma vie,
j’assiste à ce renversement : l’économie, l’obsession de sa croissance, a
sauté de son piédestal, elle n’est plus la mesure des rapports ni l’autorité
suprême. Brusquement, la santé publique, la sécurité des citoyens, un droit
égal pour tous, est l’unique et impératif mot d’ordre.
Dans le cas de l’Italie,
l’idolâtrie de l’économie s’est donné la liberté de se moquer des conséquences
d’activités nocives. De la dispersion de l’amiante dans le percement du tunnel
du Val de Susa à l’intoxication de Tarante, la santé publique est traitée comme
une variable secondaire. Les morts dues aux problèmes environnementaux sont
considérées comme des dommages collatéraux d’activités légitimes et impunies.
Ce sont au contraire des crimes de guerre accomplis en temps de paix au
détriment de populations réduites au rang de vassales.
Tel est le brusque retournement
de situation, l’économie tombée de cheval et soumise à une nouvelle
priorité : la vie pure et simple. Les médecins et non les économistes sont
les plus hautes autorités. C’est une conversion. Elle améliore le rapport entre
citoyens et État, les gouvernements passent de garants du PIB en vaillants
défenseurs de la communauté.
Certes, il s’agit d’un état
exceptionnel et on a hâte d’arrêter l’épidémie et de revenir au plein régime
précédent. Mais le Samedi de la terre sème en même temps que les deuils une
lueur de vie différente pour les survivants. Car, dorénavant, chacun est un
rescapé provisoire. C’est un sentiment qui me rapproche le plus de tous ceux
auxquels je ne peux serrer la main.
Une autre inversion est à relever
dans le cas de l’Italie. Depuis son unité, des flux migratoires ont eu lieu du
sud vers le massif alpin. Aujourd’hui, on assiste à un retour massif en flux
inversé, jusqu’au récent blocage des retours. Le spécialiste de l’environnement
Guido Viale remarquait que l’épicentre des contaminations en Chine, en
Allemagne, en Italie, coïncide avec les zones de très forte pollution
atmosphérique, signe d’une prédisposition à l’agression des voies
respiratoires.
Le sud perçu comme terre de
refuge, asile sanitaire, recommence à accueillir ses enfants. La parabole du
fils prodigue n’est pas valable ici. Ils ne sont pas partis pour dilapider,
mais par nécessité. Ils ne reviennent pas repentis, mais désespérés d’affronter
des isolements loin de leurs attaches familiales, impatients d’entendre un peu
de dialecte, affectueuse langue maternelle. Peut-être que le système
immunitaire s’améliore avec l’humeur. Une fois les priorités redéfinies, c’est
l’urgence de sauver qui compte et aussi celle de purger une quarantaine
indéterminée dans des lieux familiers. Le sud, perçu comme plus sain, est
certainement un milieu ambiant plus cordial pour calmer l’angoisse d’un état de
siège.
« Basta che ce sta ‘o sole,
basta ce sta ‘o mare » Il suffit qu’il y ait le soleil, il suffit qu’il y
ait la mer. Ce n’est pas une thérapie reconnue, mais c’est bon pour l’âme de se
mettre au balcon et de se laisser baigner de lumière ».
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