mercredi 29 avril 2020

Fabrice HUMBERT « Le grand révélateur »



(Le texte qui suit fut édité le 20 avril

dans la collection Tracts de crise chez Gallimard.

Offert en période de confinement)

*

À l’âge de dix-huit ans, durant une période chaotique de ma vie, je rêvais d’aller en prison pour y être tranquille, séparé de tous et réduit à moi-même. Bien des années plus tard, me voilà confiné. Et dans les rares moments de calme, entre nos enfants en bas âge qui explosent trente fois par jour, les tâches domestiques permanentes et une « continuité pédagogique » à assurer tant bien que mal, j’essaye de réfléchir à la situation.

D’abord les choix de vie se révèlent. Dans l’intimité de la famille, du couple ou dans le repli des solitudes, chacun est face à lui-même, à son passé et à la vie qu’il s’est construite, avec la part de chance qu’il y a à cela. Je n’ai rien appris que je ne sache mais à l’évidence, les lignes sont plus nettes, la lumière plus crue. Dans l’horizon bref des appartements, dans la somme concentrée des gestes, paroles, sentiments, dans l’esquisse aux traits innombrables d’une journée confinée, voilà que nous payons notre passé, ou que notre passé nous paie. C’est le salaire de notre vie, qu’il soit juste ou non. L’injustice de la violence, l’injustice parfois de l’amour qu’on reçoit mais aussi la part de choix justes, en conscience, puisque cela existe aussi. Aimer l’être ou les êtres avec qui l’on vit, être aimé, voilà que notre horizon s’arrête d’abord à ces évidences premières.

Et brusquement aussi, dans cet horizon rétréci mais aussi concentré et intensifié, l’espace de l’appartement devient l’espace suprême. Chaque mètre compte, chaque espace de repli, chaque fenêtre, chaque place pour les enfants. Le jardin sauve (pour notre cas sauverait, nous en parlons souvent), sans parler des heureux qui ont la nature devant eux. L’endroit qu’on a choisi – notre place dans le monde. L’endroit qui nous a été imposé. Les rues autour de l’immeuble, de la maison. L’intensité presque oppressante de la rue en bas de l’immeuble, du paysage qui s’offre à nous – immuable, heure après heure, jour après jour, semaine après semaine – puisque cette même rue que je ne voyais que distraitement en partant au travail ou en en revenant, voilà qu’elle est absolument et totalement ma rue, celle que je vais arpenter dans mes rondes d’une heure, en tournant autour de mon pâté de maisons.

Ce que nous offre le virus, c’est notre vie – surexposée par les lumières avides de l’éternel retour.

Mais ce virus radiographie aussi les êtres par-delà le cercle intime, eux-mêmes rendus translucides par l’aveuglante lumière. Les commerçants deviennent des créatures imposantes – c’est eux qui détiennent les réserves de nourriture, eux qui détiennent le ticket d’entrée dans les nouvelles cavernes d’Ali Baba puisque la denrée est vaguement menacée, elle n’a plus en tout cas cette évidence du flux ininterrompu, et parfois elle manque, sous la forme fugitive, inconséquente, d’un pot de crème, qui éveille une inquiétude plus élémentaire. Les silhouettes dans la rue acquièrent une autre forme de présence, vaguement inquiétante là encore (ne passe pas trop près de moi), tandis que certains révèlent leurs natures de flics autoproclamés ou de donneurs de leçons – une minorité puisque dans l’ensemble, les gens suivent les règles, sans excès ni défaut. Les amis numériques font passer des messages sur smartphones, des dessins comiques, des vidéos, des graphiques, des analyses personnelles et tout cela dessine leur horizon intellectuel, qui n’est rien d’autre qu’un tempérament : l’anxieux voit les morts, l’optimiste voit l’occasion et le bienfait, le raisonneur dessine des courbes exponentielles, le sceptique est… sceptique. Sous des apparences rationnelles parfois très élaborées, je ne lis que des tempéraments, avec une frontière : ceux qui ont peur et ceux qui n’ont pas peur.

Parfois, dans la tension de certains échanges, numériques ou réels (les rues deviennent agressives), dans l’irritation de certains commerçants, affleure le couple de la peur et de la violence, et ce qui se joue alors, présence fantomatique, c’est la répétition générale d’une crise plus importante, plus létale qui confronterait vraiment les êtres : l’absence de nourriture dans ces rayons à peine vidés, l’absence d’argent, la violence de tous contre tous.

Si la pandémie est révélatrice de nos propres existences, l’est-elle du monde qui nous entoure ? Celui-ci s’offre à nous, très souvent, sous la forme d’un petit écran où défilent des nouvelles, un objet de petite taille qui nous relate la grandeur du monde dans ce moment étrange où le monde entier partage la même pensée, où la moitié de l’humanité partage l’expérience du confinement. Nous écoutons les médecins puis nous devenons nous-mêmes médecins, épidémiologistes, virologues mais aussi économistes, politiques, spécialistes universels. Les articles tronqués faute d’abonnements défilent : amorces de tribunes enflammées, d’éditoriaux définitifs : ce virus est grave, il n’est pas si grave, le nombre de morts est effrayant, ce n’est rien par rapport au tabac, il faut changer la hiérarchie sociale des métiers, que valent des traders face aux infirmières, aux caissières des supermarchés et aux médecins, le monde d’après arrive, non il n’arrive pas, rien ne sera plus comme avant, l’État a failli, il faut plus d’État, non, l’État est obèse et impuissant, le lien à la nature est rompu, ce virus n’a rien à voir avec l’écologie, c’est la faute à la mondialisation, non cela n’a rien à voir, l’Europe n’est pas à la hauteur, si, quand même, regardez le plan de sauvetage, la crise va tout changer et voilà comment on va faire parce que la révolution arrive qui n’est pas une révolution et… Commentaires, bavardages, idiosyncrasies. Tout est vrai et faux, pourtant tout concourt à un mode plus général d’appréhension du monde et même le virus des complotistes (mon Dieu ! rencontrer un complotiste, tâcher de le comprendre…) destiné à supprimer l’humanité y contribue, parce que le délire est lui aussi une composante de notre monde. Oui, ce sont des bavardages mais c’est le bavardage immense des hommes, pusillanime, agité, hystérique, profond, mesquin, méchant, généreux, informé parfois, et c’est ce flot qui modèle à tout instant la réponse politique, bonne ou mauvaise, parce que celle-ci relève autant des conseils scientifiques, plus ou moins avisés, que de l’Opinion – d’une crainte de l’Opinion disons.

La journée est scandée par l’information, avec la radio du matin, le smartphone du jour et le chiffrage morbide du soir. Et dans cette scansion il y a une forme de narration dramatique, au sens théâtral du terme, avec des personnages (Macron, Trump – encore plus animateur télé que d’habitude –, le truculent professeur Raoult, bon personnage – le marginal contre le système –, le ministre Véran, le directeur de la Santé Salomon, très notable dans sa sombre apparition quotidienne…), une courbe narrative qui est celle de la courbe sanitaire (le pic comme climax des scénaristes anglo-saxon), avec des « records » de morts, est-il à chaque fois précisé, des micro-narrations quotidiennes, comme des intrigues insérées, avec des témoignages vécus, le plus souvent à sensation, des titres accrocheurs aussi, une mise en valeur des héros de la santé, tout un spectacle vaguement obscène qu’on ne peut récuser, d’abord par l’énormité de la mise en scène mais aussi parce que je pense que c’est une caractéristique de notre espèce, et que la crise, là encore, ne fait que manifester.

D’autant que cette dramatisation du réel correspond à une situation en effet tragique, au sens propre du terme, d’abord par la mort mais aussi à travers le fameux conflit des tragédies antiques. Entre Antigone, qui défend l’idée qu’il faut enterrer les morts et donc son frère Polynice, et Créon, le roi de Thèbes, qui a ordonné de ne pas donner de sépulture à son neveu parce qu’il a trahi la cité en l’attaquant à la tête de troupes étrangères, Sophocle ne définit pas une bonne ou une mauvaise position, mais deux visions irréconciliables qui ont chacune leur part de vérité, parce que l’existence même est tragique. Et cette conception problématisée de l’existence, cet agôn des tragédies, je l’ai retrouvée sous la forme du très courant « le remède n’est-il pas pire que le mal ? ». Oui, il y a ceux qui estiment que sauver l’économie mondiale et préserver les libertés individuelles étaient l’essentiel, même au prix de la mort de certains. Et oui, il y a ceux qui estiment que sauver les gens, même les plus vieux et les plus faibles, était l’essentiel, même au prix de la ruine, même au prix d’une suspension des libertés. Ces deux positions sont irréconciliables, du moins dans l’état d’impréparation où nous nous trouvions : personne ne peut gagner et tout le monde doit perdre, d’un côté ou de l’autre. Et ce n’est pas l’affrontement des affreux spéculateurs et financiers contre les généreux humanistes. D’abord parce qu’un effondrement économique provoque des morts beaucoup plus nombreuses que le Covid-19, notamment dans les pays pauvres, ensuite parce qu’il y a des êtres pour qui la liberté est une valeur supérieure à la santé.

Le problème, c’est que le spectacle tragique provoque en effet terreur et pitié, alors que la peur, si compréhensible soit-elle, est le pire ennemi de la réflexion parce qu’elle déforme jusqu’à la racine des faits, elle est une vision troublée du réel. La pitié est selon moi d’un abord plus complexe : il faut éprouver de la pitié et se mettre à la place de l’individu souffrant, parce que sinon nous ne sommes que des machines. Mais n’éprouver que de la pitié, ne penser que l’individu, c’est aussi s’empêcher de penser le général et donc d’agir efficacement. Je suis très marqué par une réflexion du docteur Rieux dans La Peste de Camus, roman qui présente une réflexion profonde sur l’abstraction – le règne de l’administration, des statistiques – face à la situation individuelle – la souffrance de chaque malade, l’aspiration au bonheur de ceux qui veulent s’enfuir. Rieux, qui s’est pourtant battu contre certaines décisions officielles, déclare : « Pour lutter contre l’abstraction, il faut un peu lui ressembler ».

La crise est aussi une révélation du Pouvoir. Notre rapport au politique s’est soudain tendu, comme une corde d’habitude lâche soudain se tend et ligote. Soudain on s’aperçoit qu’il y a un Pouvoir, et même un pouvoir tout-puissant, capable d’ordonner le confinement, de m’interdire mon sport entre 10 heures et 19 heures, de m’interdire de rester sur un banc. On s’aperçoit que ces gars vaguement moqués sur qui on déverse en permanence des tombereaux d’injure, eh bien ils ont le Pouvoir. Un homme parle dix minutes à la télé et tout le pays s’arrête. Un homme parle dix minutes à la télé et tout le pays reprend vie. En fait, ce gars est un Dieu et on ne l’avait pas compris. La parole devient acte. Duerte peut dire : s’ils sortent, tuez-les ! Macron peut dire : fermez toutes les écoles, restez chez vous. Et ensuite par une cascade de micro-pouvoirs – Premier ministre, préfet, maire, policiers… – la parole s’accomplit. Et c’est alors que nous sentons l’emprise physique du Pouvoir, en comprenant avec une évidence incomparable que le lien vague qui nous lie aux politiques est en réalité un choix existentiel. De façon étrange, un peu ridicule, si l’annonce du confinement ne m’a pas surpris, parce qu’il semblait fondé, l’interdiction du sport entre 10 heures et 19 heures m’a soudain oppressé physiquement : j’avais du mal à respirer. Ce que j’éprouvais, c’était la puissance de l’arbitraire. Je ne le dis pas pour condamner le pouvoir politique. Les annonces de Cour de Justice, de procès innombrables me semblent des aberrations, encore une fois irrationnelles, et de façon générale la mise en accusation systématique des politiques me paraît à la fois infantile, au sens propre, et dangereuse pour la démocratie. Mais la Constitution et les contre-pouvoirs ne sont pas des hochets et tout arbitraire est haïssable.

Enfin, cette crise manifeste notre rapport à la mort. On le sait, la valeur d’un individu n’a plus rien de commun avec celle qu’elle a pu avoir dans le passé. L’Europe a perdu la moitié de ses habitants pendant la Peste Noire, la grippe espagnole a fait des dizaines de millions de morts mais ces comparaisons n’évoquent rien, ne nous disent rien, parce qu’à une époque où certains transhumanistes proclamaient la mort de la mort, la mort est impossible. Alors que Montaigne ne savait même pas exactement combien il avait perdu d’enfants en bas âge, la nouvelle de la mort d’un enfant de cinq ans en Angleterre parcourt la planète. Apprendre que les maladies respiratoires font déjà plusieurs millions de morts chaque année dans le monde, que la grippe saisonnière même cause chaque année dans notre pays des milliers de morts, est déjà une surprise pour la plupart d’entre nous. Il y a une forme de révélation de notre rapport à la mort mais aussi à l’extrême faiblesse : images de vieillards dans les Ehpad, évocation des services de réanimation, de la dureté des traitements, du tri initial, qui n’est pas le tri de services débordés mais de soignants qui savent qu’après 80 ans, on ne survit pas à la réanimation. Plus que la mort même, ce qui touche, c’est ce désarroi de l’agonie, cet homme qui pleurait parce qu’il ne reverrait pas sa femme et ses enfants avant de mourir. Tout cela nous renvoie à notre condition sans doute mais aussi, plus profondément, à notre propre mort, notre propre choix de mort, si ce mot peut exister. J’ai revu la semaine dernière One million dollar baby, le film de Clint Eastwood dans lequel un vieil entraîneur conduit jusqu’au championnat du monde une boxeuse, combat au cours duquel sa moelle épinière est brisée. Paralysée dans le lit d’une clinique, incapable même de respirer par elle-même, elle demande à son entraîneur de la délivrer en lui donnant la mort. Il refuse mais elle finit par le convaincre en lui disant qu’elle a eu tout ce qu’elle voulait, tout ce qu’il lui fallait dans la vie, et qu’elle ne peut pas vivre dans ces conditions. Et ce film que j’aimais modérément autrefois, dont le pathétique m’agaçait, je l’ai soudain beaucoup aimé parce qu’autrefois j’étais trop jeune justement, j’étais bête et je n’avais pas compris qu’il y a un moment dans la vie où l’on peut se dire : j’ai eu tout ce qu’il me fallait. Ma tante de quatre-vingt-huit ans, que j’aime beaucoup, est très affaiblie et recluse à l’hôpital depuis novembre. En plus de ses autres maux, elle a déclaré le Covid-19, qui a achevé de l’affaiblir. Je sais, je sens – jamais elle ne l’exprimera – que cette dépendance infinie provoque chez cette femme qui s’est toujours tenue droite, une détresse tout aussi infinie. Et plus que tout, ce que je retiendrai de cette pandémie, c’est cela : la détresse d’un moment où l’on n’est plus soi, où toute la pauvre liberté que nous avions laborieusement acquise au cours de notre vie, nous la perdons. 

FABRICE HUMBERT


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