dimanche 31 mai 2020

Guy DE MAUPASSANT « Contes et nouvelles »


Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cet énorme pavé – 1800 pages tout de même – ne présente pas l’intégralité des contes et nouvelles de l’auteur. J’en ai recensé 24 absents de cette anthologie.

 

MAUPASSANT est un vieux camarade de lecture, jamais présenté encore en ces pages, le vide est aujourd’hui comblé. 281 contes ou nouvelles écrits entre 1875 et 1891, avec cependant un pic pour les années 1882, 1883 et 1884 (plus de 180 pour ces dates). L’objet est volumineux, lourd. Aussi, il vous faudra vous prémunir contre les tendinites. Baume du tigre ? Ne me remerciez pas.

 

Les thèmes de l’auteur sont ici mis en valeur par de courtes nouvelles, mais d’autres, plus abouties, plus fouillées, peuvent se lire comme de courts romans. L’amour, souvent malheureux voire néfaste, la vie de la seconde partie du XIXe siècle en France, explorée ici avec minutie et sens du détail. Certains textes peuvent se rapprocher du polar, d’autres plus légers vont dans le sens de récits de terroir, mais dans l’ensemble, c’est une psychologie du peuple français de l’époque qui est couchée sur papier, une radiographie d’une nation. MAUPASSANT (1850-1893) a touché à tous les sujets, certains tabous, y compris celui du lesbianisme ou de la bisexualité. Il a fricoté avec la littérature fantastique, certes à petite dose. Ces récits se déroulent majoritairement en Normandie, mais pas seulement, nombreux sont les textes prenant place à Paris, d’autres en Province, même au-delà de la Méditerranée.

 

Pas de lassitude grâce à ces environnements variés, peuplés de personnages fouillés. On pourrait objecter les portraits machistes voire misogynes de la femme, et l’on serait dans le vrai. Cependant, d’autres sont très féministes. MAUPASSANT aimait les femmes, trop peut-être, et n’a pas toujours, loin s’en faut, fait preuve d’un respect inconditionnel. Une fois ceci dit, ses personnages (imaginez le nombre qu’il lui en a fallu créer en 300 contes et nouvelles !) sont crédibles, peuvent être attachants. MAUPASSANT sait parler de la guerre, des petites gens, de l’attrait néfaste de l’argent, du patriotisme à œillères, de la politique. Il développe des convictions pouvant paraître modernes au XIXe siècle, laisse défiler ses portraits, tout en n’oubliant pas de montrer la cruauté humaine. Il sait être humaniste et plein de compassion, il sait aussi attaquer les puissants, sans artifices, parfois avec une verve anarchisante, et même défendre les animaux.

 

Ce recueil est une manière très originale d’en apprendre plus sur les us et coutumes français du XIXe siècle, sur la société. Oh, MAUPASSANT n’était pas de ces auteurs soignant particulièrement l’écriture ni la langue, mais il était un conteur hors pair malgré ce que l’on pourrait décrire comme une absence de style. Se plonger dans son œuvre (je crois par ailleurs préférer ses nouvelles à ses romans, elles me paraissent peut-être moins inégales), c’est remonter le temps agréablement. Bref, je tartine ces lignes alors que, bien sûr, vous avez déjà lu MAUPASSANT, donc le seul conseil que je peux donner aujourd’hui, c’est de vous y replonger, avec allégresse, il en ressortira toujours quelque chose.

 

Notons que le présent recueil propose une biographie de l’auteur, certes incomplète, car beaucoup d’étapes de la vie de MAUPASSANT restent mystérieuses de nos jours. Cette biographie permet néanmoins d’entrer plus intimement dans le cadre privé, elle aide peut-être aussi à comprendre certains de ces contes et nouvelles. Peut-être une lecture estivale à redécouvrir.

(Warren Bismuth)


mercredi 27 mai 2020

Geoffroy LARCHER « Le Roi carotte »


« Savez-vous ce qu’est un roi carotte ? Il s’agit d’une appellation locale. Le roi carotte est celui se contente de ce qu’il a. Il sait exactement ce dont il a besoin, refuse le superflu ou ce qui est hors de sa portée. Il est en accord avec l’univers et les rythmes de la vie. Il aime la solitude et, par-dessus tout, la tranquillité. Un roi carotte est celui qui cultive une passivité intense et une paralysie exubérante. Aucun geste inutile. Un maximum d’efficacité pour un minimum d’efforts ».

 

Contrairement à ce que son titre pourrait laisser présager, ce « Roi carotte » ne s’adresse pas précisément aux plus petits. À 30 ans Nicolas Wurtz (Nico, Mammouth pour quelques intimes) est l’un de ces rois carotte que l’on croise au hasard de sentiers, lui sur sa vieille mob, faisant le tour des chemins de France afin d’échapper à un passé un peu tumultueux et encombrant. Il échoue sur le bassin d’Arcachon (l’auteur y a vécu) et va y rencontrer une bande de joyeux drilles avec lesquels le lectorat ne va pas tarder à faire plus ample connaissance.

 

Deux périodes s’entrecroisent dans ce roman facétieux : le passé, lorsque Nico faisait équipe dans la rédaction d’un journal parisien avec son vieil ami Robert, pote et complice dès l’adolescence. Et puis il y a le présent du côté d’Arcachon, où le même Nico loue une barque pour visiter la région ainsi que faire le point sur sa vie. « Heureux d’être seul. Pourtant je me méfie de ce goût que j’ai pour la solitude. Car quand je suis seul, j’ai tendance à ressasser les mêmes pensées. Je sais que mon passé va ressurgir, qu’il faut que je le digère, sans quoi il va me peser sur l’estomac comme ce repas indigeste que m’ont offert les paysans qui m’ont découvert un matin dans leur grange ».

 

Avec simplicité et humour, Geoffroy LARCHER déroule son histoire. À Paris Nico fut témoin d’une noyade/meurtre sur un pont. Il décida de mener une enquête sobre (humm… Pas toujours…) et discrète. Pour cela, il a demandé des renseignements à Claudine, une ex de Robert aujourd’hui entichée d’un flic. La victime était Antoine Tellier, un type qui menait une double vie amoureuse. De fil en aiguille, entre passé et présent, Nico rencontre pas mal de gens, dont Liza, la fiancée d’Antoine, enceinte. Enfin, il serait plus juste de préciser l’une des fiancées. Car Antoine semblait avoir un certain succès auprès de ces dames, par ailleurs il était en couple et avait des enfants.

 

Lors du premier interrogatoire, Liza plut beaucoup à Nico, qui alla de fait commencer à mentir sur la vie d’Antoine, qu’il inventa, pour impressionner, séduire et manipuler Liza, et par déduction dévaloriser Antoine. Une Liza effectivement à la fois fascinée et choquée par ce que lui contait un bon Nico en mode mythomane séducteur.

 

Mais tout va capoter. Nico s’enfuit tout en écrivant parallèlement un petit journal de bord destiné au propriétaire du bateau qu’il loue du côté d’Arcachon, un certain Monsieur Mesnil. Ce journal est un peu le fil d’Ariane du roman, entamant une partie des chapitres. C’est dans ce bateau que Nico va faire main basse sur le journal (un autre) d’une certaine Myriam, fille de Monsieur et Madame Mesnil, et qui semble aimer les hommes d’une manière un tantinet exagérée et sournoise. Nico, lui-même grand amateur de jeunes filles, se met à la recherche de cette Myriam, d’autant qu’elle a déjà eu pour amants ses nouveaux amis.

 

En bon charmeur de dames, le Nico tombe amoureux de Catarina, visiblement moins débordante que Myriam. Il va d’ailleurs finir par mettre la main sur cette dernière, qui lui propose de devenir le gardien du bateau de son papa. Une manière pour Nico de pénétrer dans l’intimité des Mesnil…

 

Un roman mené tambour battant, au rythme des vagues de l’océan. Geoffroy LARCHER, entre autres journaliste pour la revue Schnock, est un sacré conteur. Son texte truffé d’anecdotes juteuses se tient. Tout en partant vers diverses pistes, alliant passé et présent, l’auteur, qui pourrait pourtant finir par se noyer, maîtrise parfaitement le gouvernail et le sextant. Nico, ce Roi carotte, est un bien joli personnage que l’on pourrait classer grossièrement dans les doux rêveurs décroissants. « J’ai alors travaillé comme un forcené dans tous les domaines sans réussir dans aucun. C’est à ce moment-là que j’ai définitivement baissé les bras et développé le culte de la non-ambition. Pendant des années, j’ai tiré une forme d’orgueil à ne rien faire. Ma non-ambition allait-elle m’aider à devenir un roi carotte ? ». De l’insupportable Guitou au simplet Dédé en passant par l’effacée Liza ou l’amoureuse tendre et libre Myriam, les protagonistes de cette histoire ont une gueule, attisent la tendresse et l’affection. Nico agace par son passé émaillé de mensonges et de manipulations, mais il envoûte par sa pensée présente sur la simplicité volontaire.

 

« Le Roi carotte » fut originellement sorti en 1998, puis 2012. Ici, ce sont les superbes éditions du Ver à Soie qui reprennent le flambeau pour une troisième édition très belle, avec un livre au papier quasi charnel et à la présentation impeccable, qui vient tout juste de voir le jour.

 

https://www.leverasoie.com/

 

(Warren Bismuth)


dimanche 24 mai 2020

Christos CHRYSSOPOULOS « Terre de colère »


Un roman bref, quelques dizaines de pages, et des dialogues, souvent à deux, en vis-à-vis ou pas. Toutes des situations du quotidien ayant comme thème la colère, la violence.

Des immigrés près d’une gare en hiver, ils attendent puis sont embarqués dans des véhicules comme on embarque des chiens errants. « Toujours silencieux, toujours immobiles, toujours des hommes jeunes, alignés. En rang. À attendre. Leur seul contact avec le monde extérieur est leur téléphone portable ».

Deux employées d’un centre d’appel, un collègue harceleur, réflexions sexistes, dégueulasses, l’homme est convoqué par le directeur général de l’entreprise. Fin de mission.

Des C.R.S. en état de légitime défense malgré la violence gratuite de leur geste – l’assassinat d’un jeune -, coup de feu, comme ça, sans même dire bonjour. En fond, la colère des opprimés immigrés héritée de génération en génération après que les aïeuls aient souffert eux aussi.

Un jeune type met le feu à des papiers sur un moment de colère, tout s’embrase autour de lui. Puis dialogue avec un conseiller pédagogique. Silence puis profond ressentiment du jeune. Pour ses parents, pour sa vie entière. Un mari et sa femme, violences conjugales, malheureusement tellement banales, homme tourmenteur et humiliant, femme réduite à être soumise. Pour éviter le pire.

Deux voyageurs dans un train puis une femme au téléphone. On n’entend que ses propres répliques, elles sont suffisantes, la dispute est violente et le mal profond. Intervention de l’auteur : « La colère dont on souffre le plus n’est pas celle que l’on subit, mais la sienne propre que l’on dirige contre les autres sans pouvoir la maîtriser. Et quand on est dans l’incapacité d’en affronter la cause, la seule solution, alors, est de faire en sorte que l’autre en face y soit sujet à son tour, qu’il soit mis sur le même plan que soi, et que le tort en revienne à chacun tout autant ».

Entre tous ces dialogues présentés comme de très brèves pièces de théâtre, des réflexions de l’auteur sur les raisons ou les éventuelles explications de la colère, de la violence de l’Homme. Dans ces parties l’écriture est posée et fluide, alors que dans les dialogues, les cris et les disputes, elle est empreinte d’une forte oralité prise sur le vif, comme si l’auteur avait lui-même été témoin de tous ces incidents (ce qui est d’ailleurs peut-être le cas). Les échanges sont crus, les mots grossiers frappent dans le bide, dans les mâchoires, sur les fesses de ces femmes persécutées.

À lire comme un témoignage écrit dans l’urgence, issu en direct de la brutalité ordinaire, potentiellement présente en tous lieux, à tout moment, inexorable et tellement sous-estimée. La magnifique traduction du grec est signée Anne-Laure BRISAC et donne une identité peut-être encore plus vive à ses dialogues, parfois de sourds. Livre paru dans la très belle collection Fictions d’Europe de chez la Contre Allée en 2015.

http://www.lacontreallee.com/

(Warren Bismuth)


mercredi 20 mai 2020

Bassa DJANIKASHVILI « Angry bird »


Deux familles géorgiennes dans une ville du monde contemporain. Ghio, jeune homme de 16 ans, vit avec son père Toma, chrétien. Sa mère est morte d’un cancer. Khatuna, jeune fille de 16 ans également, vit avec ses parents musulmans, Nora et Hassan, Khatuna étant quant à elle sur le chemin de l’athéisme. Ghio et Khatuna, même âge même passion pour le jeu vidéo, en particulier celui appelé Angry bird, violent et hypnotique. C’est ce jeu qui donne l’idée aux deux adolescents de me mettre en place une petite machination redoutable, un projet machiavélique à base de mensonges et d’inventions : faire passer leurs pères respectifs pour des terroristes religieux. Le terrain s’y prête, en pleine tension religieuse dans leur petite ville où l’école a d’ailleurs dû fermer par crainte terroriste.

Khatuna tient tête à ses parents dès que Dieu s’invite à table. Elle ne comprend pas pourquoi, si les chrétiens et les musulmans honorent le même Dieu, ils se font la guerre au nom de celui-ci. Mais la mosquée locale est attaquée par les chrétiens, et Hassan, le père de Khatuna, est blessé. De son côté Ghio parvient à persuader son père Toma qu’Hassan est bien un terroriste cachant des explosifs chez lui et qu’il devra être châtié, puni pour l’exemple. Ensemble, ils montent un plan de plasticage dans lequel Hassan serait accusé, alors que ce dernier, à son arrivée dans la ville après la destruction de sa maison suite à un glissement de terrain dans un ailleurs non nommé - un petit village -, avait été aidé par Toma. L’amitié s’est métamorphosée en haine sur fond de croyance. Seulement, Khatuna tombe enceinte après une séance de sexe dans la cour de la mairie avec Ghio, tout d’abord mimée devant un film pornographique.

Ellipse d’un mois, la pression se fait suffocante. Hassan s’implique dans une collecte pour la construction d’une nouvelle mosquée « Si on les autorise aujourd’hui à construire une mosquée, demain ils nous interdiront de boire de l’alcool ». Hassan apprend, ainsi que Toma, que Khatuna et Ghio, amants et pourtant ennemis devant le Seigneur, vont avoir un enfant. Les deux pères se provoquent en duel, durant lequel Toma déclame des extraits de la Bible tandis qu’Hassan lui fait écho avec des versets du Coran. L’action devient confuse : la violence vue est-elle réelle ou sortie d’un jeu vidéo ? La réalité est-elle doublée par la fiction ? Ou bien l’inverse ?

Dans cette courte pièce de théâtre à la fin particulièrement apocalyptique, il est bien sûr question de haine religieuse dans un même environnement, mais aussi de la recherche à tout crin du bouc émissaire, c’est-à-dire l’autre, celui qui ne vit pas comme nous, qui ne pense pas comme nous, qui ne prie pas comme nous. En fond, l’emprise des jeux vidéos (ici sur la jeunesse géorgienne) et des adolescents coupés de la réalité, qui n’évoluent que dans un quotidien virtuel fait de violence gratuite. Tout finit par se troubler, s’entremêler, dans une efficace mise en scène. Peu de personnages, ce qui donne beaucoup de force au récit, un scénario épuré, essoré, ne laissant percevoir que l’essentiel. Les dialogues sont bien en place et l’on ne s’ennuie pas une seconde.

Pièce historique aussi, avec cette Géorgie si proche et la fois si loin de la Russie, une Géorgie accablée par ses préjugés : « Puis les frontières ont commencé de fonctionner et toutes sortes d’abominations se sont infiltrées. On ne peut pas distinguer le bien du mal. Notre seul moyen de résister à l’Ouest est de croire en Dieu. Pour résister à l’homosexualité, à la puanteur de l’argent, au libéralisme, au vice. Je prie Dieu pour qu’il me donne la force ». Pièce coup de poing à lire cul sec, traduite du géorgien par  Gery CLAPPIER, Maia KIASIASHVILI et Clara SCHWARTZENBERG, elle est préfacée par Yoann LAVABRE qui nous apprend par ailleurs qu’elle fut victime de la scoumoune pour ses représentations. Et comme toutes les publications des éditions L’Espace d’un Instant, elle est particulièrement soignée et originale. Parue tout d’abord en 2013, elle vient d’être traduite en français et publiée. Un théâtre intelligent d’une grande pureté, sans oublier le politique et le social. Editions maîtresses sur le théâtre méconnu et international.

http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)


dimanche 17 mai 2020

Mariette NAVARRO « Alors Carcasse »

Carcasse, c’est ce type qui se tient sur son palier, juste devant la porte, les pieds rivés au sol. Il rappelle les Culbuto de notre enfance, ces figurines de jeu au socle lourd, qui ne pouvaient de fait se déplacer, ne se mouvoir que d’avant en arrière à partir du bassin, ou sur le côté. Dès la première phrase, nous sentons bien que cette immobilité ne date pas d’hier, puisque nous prenons la vie de Carcasse en cours : « Plusieurs aussi sont là, au beau milieu de leur époque, mais Carcasse particulièrement est au seuil ». Carcasse déploie de grands efforts pour avancer, rien n’y fait. Alors il souhaite se propulser en hauteur, mais le plafond l’en empêche, il ne peut se grandir un peu plus. Il pourrait se recroqueviller sur lui-même, pourquoi pas, mais il se rétrécirait comme il rétrécirait sa propre estime.

 

Alors Carcasse reste figé là, devant cette porte, et le pire est qu’il y paraît heureux. Il observe le monde autour de lui, les « Plusieurs autour » qui entament certains paragraphes de ce petit roman poétique et sensoriel. Carcasse accomplit un voyage intérieur, au cœur de lui-même, étranger au monde qui l’entoure, un voyage de l’esprit dans une totale immobilité, avec ses pieds scellés au sol. Voyage sensitif durant lequel Carcasse s’agite sans bouger, comme absent de son corps. Et les « Plusieurs autour » qui en viennent à le regarder drôlement, de plus en plus ostensiblement.

 

« Alors Carcasse » est une œuvre tout en finesse contre les préjugés sur la différence. Le personnage de Carcasse peut rappeler fortement certaines figures de Samuel BECKETT par sa description, ceux qui attendent on ne sait quoi, qui stagnent, qui restent dans une pièce, voire sur un lit. « C’est qu’il faudrait maintenant beaucoup de force, pour faire descendre Carcasse du sommet de ses pieds ».

 

Carcasse est ce colosse aux pieds d’argile qui « efface ses propres traces avant de les avoir laissées ». Ce roman est aussi un conte, un peu onirique, au style très choyé, petit bijou distillant l’humour. Carcasse est ce personnage qui ne parle pas, ne bouge pas (du moins pas à partir du bas de son bassin), mais qui sait paraître tendre et attachant. « Alors Carcasse » est sorti dans la magnifique collection Grands Fonds de chez Cheyne éditeur en 2011, il vous séduira par sa tendresse et sa sensibilité autant que par son absurdité poétique.

 

https://www.cheyne-editeur.com/

 

(Warren Bismuth)


samedi 9 mai 2020

Edward ABBEY « En descendant la rivière »


L’ennui avec Edward ABBEY, c’est que tout ce qu’il a écrit est à peu près parfait, au point d’être rapidement rangé au rayon des chefs d’œuvre du style. En tout cas, tous ses livres traduits en français (et publiés par Gallmeister) peuvent s’enorgueillir d’entrer dans cette catégorie. Le septième, « En descendant la rivière », ne déroge pas à la règle. Bien qu’il soit présenté comme un recueil de nouvelles, il n’en est rien. Il s’agit bien d’un recueil, oui mais de textes écrits dans les années 1980 (ABBEY est décédé en 1989).

Tant l’écriture que la profondeur des textes d’ABBEY sont musclés et sans concession. Eco-anarchiste, individualiste révolutionnaire par Nature. Dans ce recueil qui vient tout juste de paraître (inédit à ce jour en France, et toujours paru chez Gallmeister), l’écrivain revient sur ses thèmes de prédilection : les grands espaces, le refus de la technologie industrielle, le sabotage, la faune, la flore, les rivières et tant encore.

Le génie d’ABBEY réside dans sa description des paysages. Par exemple, lorsqu’il descend en équipe la Green River, ce qu’il dépeint est tellement remarquable que je vous mets au défi de ne pas aller vérifier ses dires sur la toile. Vous serez à la fois stupéfaits de la justesse des images décrites ainsi que de la majesté des lieux.

En compagnie de sa femme, ABBEY a été observateur des forêts pour prévenir de problèmes, d’incendies notamment, il évoque ce métier dans l’un de ces textes, bien sûr sans omettre la description de la montagne qui les accueillent lui et sa femme.

Et puis tout à coup ses moments de rage, ses coups de gueule dont il a le secret : contre le capitalisme, le fléau de la surconsommation, de la concurrence entre tourisme à l’échelle humaine et tourisme purement commercial, le saccage des paysages pour la cupidité de l’Homme, un homme devenu esclave sans même s’en rendre compte des Dieux argent et progrès. De même pour l’agriculture intensive, épinglée à la lance d’ABBEY.

ABBEY revendique le droit de circuler gratuitement et librement dans la nature, partout et tout le temps, et que les lieux escarpés ne puissent recevoir que les plus aguerris, la grandeur ça se mérite. Entre Colorado, Utah et Arizona, ABBEY observe. Les animaux (oiseaux, poissons, insectes, ours, etc.), les arbres, les plantes, les pierres, rochers et divers minéraux. Il vibre pour ce qui n’est pas humain et n’a pas été fabriqué par ce dernier. ABBEY est un pur et dur, un juste de la cause écologiste.

Il n’oublie pas, tout en en reconnaissant le génie, de clouer EINSTEIN : « Je trouve le résumé qu’Einstein nous fait de la situation un rien étriqué, et trop spécialisé. Le point de vue du spécialiste peut nous dire beaucoup de choses, mais il ne peut pas tout dire. Comment le pourrait-il si le monde, bien que fini, est sans limite ? Et l’application pratique de ce point de vue – les bombes atomiques – ne compense pas vraiment son manque d’ouverture ».

ABBEY est l’un de ces pionniers de la décroissance, de la simplicité volontaire, il sait aussi être contemplatif. Il a beaucoup voyagé et a pu constater le désastre en cours à cause de la main de l’Homme : « L’Europe m’apparut comme un monde contraint, étriqué et surpeuplé, et je pris conscience, partout, des longs siècles obscurs de travail forcé, de servitude et d’esclavage, qui avaient été nécessaires à la création de la beauté historique de l’Europe. Au-dessus de chaque village au charme désuet plane l’ombre noire du château, ou du manoir – symboles et témoignages de mille ans d’injustice ».

Derrière sa colère, sa rage et sa détermination, il n’oublie pourtant pas de paraître dans un certain compromis : « pourquoi ne pourrions-nous pas avoir un nombre raisonnable de petites villes – comme autant de scintillants îlots d’électricité, de kultur et d’industrie – entourées de bancs de terres agricoles, de pâturages et d’exploitations forestières, au milieu d’un formidable océan infini de forêts primitives, de montagnes vierges et de déserts immaculés ? L’esprit humain est capable de concevoir un tel monde, libre et spacieux ; qu’est-ce qui nous empêche de faire en sorte qu’il devienne – de nouveau – notre chez-nous ? Les Indiens d’Amérique n’avaient pas de mot pour ce que nous appelons « la nature sauvage ». Pour eux, c’était seulement chez eux ».

Juste après le préambule, dans un long premier texte ABBEY dresse un portrait d’Henry David THOREAU, l’un des précurseurs (avec EMERSON) de cette écologie. Mais ABBEY reste ABBEY et le brocarde, notamment pour son puritanisme. Tout comme, écrit-il, après avoir parcouru les paysages les plus magiques du monde, il constate que l’Alaska est bien banal.

Ces récits denses, érudits et riches sont des odes à liberté, envers et contre tout, une supplique pour le respect de la nature, de la terre. Les descentes de rivières sont détaillées comme si vous étiez vous-même au cœur de l’un des radeaux, c’est tout simplement grandiose. Les activistes d’une telle trempe manquent peut-être dans le monde actuel. Raison de plus pour lire ABBEY et s’en inspirer. Si « En descendant la rivière » peut s’apparenter au « Désert solitaire » du même auteur, il vous faudra cependant goûter à tous ses livres disponibles en français, aucun à jeter, pas une page, pas une ligne, pas un mot. ABBEY fut l’un de ces géants de la littérature de combat pour la nature et la défense de l’environnement, contre les barrages et les grands projets inutiles. Monsieur, vous resterez longtemps dans nos cœurs.

http://www.gallmeister.fr/accueil

 (Warren Bismuth)

 


samedi 2 mai 2020

Anton TCHEKHOV « Théâtre II »


Suite de la présentation de l’intégrale du théâtre de TCHEKHOV en trois vieux volumes poussiéreux dont le premier a déjà été proposé en ces pages.

La singularité de ce deuxième recueil tient dans la forme : six des huit pièces se jouent sur un seul acte, c’est-à-dire qu’elles sont courtes, ce qui les rend plus percutantes.

« Le chant du cygne » (1887), dialogue entre un vieil acteur de théâtre fatigué par la vie, et son souffleur. C’est aussi un hommage au théâtre de POUCHKINE et de SHAKESPEARE.

« L’ours » (1888) met en scène une veuve qui doit rembourser une dette effectuée jadis par son mari à un propriétaire foncier sans scrupules. Le vieux valet de la dame arbitre le cruel dialogue.

« La demande en mariage » (1888), un jeune homme vient demander à un père la main de sa fille. Or la conversation ne se déroule pas du tout du comme prévu et le ton monte rapidement. En cause : un vieux terrain dont chaque famille en revendique la propriété. Farce féroce menée à un rythme trépignant, hilarante, c’est vers elle que va ma préférence.

« Tragique malgré lui » (1890), monologue d’un homme dégoûté et éreinté par sa carrière professionnelle. Il connaît une obsession et une envie toute particulière : boire du sang.

« Tatiana Repina » (1889). Un homme épouse une veuve, abandonnant sa maîtresse Tatiana, qui se suicide avant les noces, ou comment virer en quelques pages du burlesque au tragique.

« Le jubilé » (1891). Un homme buveur et violent doit écrire un texte rapidement à son directeur qui lui reproche ses propres ennuis conjugaux. Une femme débarque de nulle part et demande de l’argent au directeur. Une pièce sur l’argent et la cupidité.

La pièce entamant le recueil est bien plus longue. « L’Esprit des Bois » (1889), considérée comme le brouillon de ce qui deviendra plus tard « Oncle Vania », est pourtant déjà une magnifique pièce fort aboutie avec comme thème principal (et pourtant peu mis en avant)… La déforestation ! Pensez donc, au XIXe siècle ! Pour le reste, du Tchekhov classique, avec la cupidité, l’ennui du genre humain et la cruauté.

La dernière pièce est aussi la plus connue : « la mouette » (1896), sorte de tragédie romantique dans laquelle un homme écrit une pièce pour la femme qu’il aime, mais elle s’enfuit avec un autre écrivain, déjà amant de la mère de l’amoureux évincé.

Dans ces pièces, plusieurs sujets reviennent : la cupidité, l’attirance pour l’argent, la tromperie, les couples qui volent en éclats, les amours cachées. Ce sont aussi des hommages directs ou indirects au théâtre. Contrairement au premier recueil, ici certaines pièces – pas toutes – se terminent bien. D’un abord classique, elles sont souvent cruelles voire cyniques. La vie d’une certaine aristocratie russe est dépeinte avec férocité. On peut sentir certains personnages résignés, abandonnés par eux-mêmes. Dans l’ensemble, ce recueil de 1965 est un moment très agréable à découvrir, d’autant que la plupart des pièces sont brèves et peuvent de fait être lues par des novices sans peur de se perdre ou de décrocher. Elles se lisent bien sûr à plusieurs niveaux, dont celui de l’approche en profondeur de la société russe de la fin du XIXe siècle.

(Warren Bismuth)