mardi 23 juin 2020

Genco ERKAL « Sivas 93 »


Une violente et méconnue page de l’Histoire turque racontée ici. Sivas, ville turque, doit accueillir un festival de musique, danse et poésie en ce 1er juillet 1993. De prime abord, pas de quoi fouetter un chat puisque ce festival, comme chaque année, est en hommage à un poète du XVIe siècle, Pir Sultan ABDAL. Seulement voilà : ce poète assassiné est une légende de l’alévisme, croyance religieuse tolérante et minoritaire en Turquie, où les femmes et les hommes sont côte à côte, où l’alcool est permis, entre autres. L’alévisme est parfois proche des milieux d’extrême gauche. Il s’oppose à l’islam sunnite, puissant et majoritaire.

Jusqu’alors, le festival se déroulait à Banaz, la ville natale du poète. Mais en 1993, les organisateurs avaient décidé de l’organiser à Sivas, ville proche mais plus grande, plus vivante. Sont invités des chanteurs, des poètes, des écrivains, des dessinateurs, etc. Est aussi présent le poète athée Aziz NESSIN, et ceci, les sunnites ne le digèrent pas (NESSIN a notamment traduit « Les versets sataniques » de Salman RUSHDIE). Le festival commence donc ce 1er juillet 1993 sous une tension palpable. Mais c’est le lendemain 2 juillet que tout se précipite : des journaux ont titré ce matin-là à propos de certains stands présents au festival « Ils ont vendu des escargots dans un quartier musulman », ce qui équivaut à un gros blasphème. Dans la nuit, des tracts haineux contre ce rassemblement culturel avaient déjà circulé.

En début d’après-midi du 2 juillet, une foule devenant compacte avance vers les festivaliers. Rapidement, des barricades se dressent : jets de pierre, affrontements, banderoles brûlées. 3000 manifestants sont désormais réunis, armés de pioches, de haches. Ils détruisent la statue du monument des Poètes puis se dirigent vers l’hôtel Madımak dans lequel se trouve Aziz NESSIN. « La sculpture monumentale arrive. On lui fait faire deux tours sur la place, on annonce que le monument est démonté. Ceux qui voient la sculpture massive perdent la raison et deviennent incontrôlables. Il la descendent du camion et la traînent devant l’hôtel. Ils commencent par lui donner des coups de pied, puis la « lapident » et lui décortiquent les yeux avec des tournevis. Certains même la mordent et lui donnent des coups de tête. Après l’avoir mise en morceaux à coups de pelle, il apportent de l’essence et y mettent le feu ».

La suite du festival est annulée. Mais la foule est déchaînée et hystérique, après la sculpture du monument des Poètes, c’est l’hôtel Madımak qui est violemment attaqué à coup de pierres. Quand soudain le feu se déclare à l’intérieur même de l’hôtel Madımak.

De cette terrible bataille, 37 cadavres seront retirés, dont certains des artistes invités au festival. La haine religieuse a encore frappé en Turquie. Ce livre est une sorte d’instantané des événements de cette tragédie. L’auteur, Genco ERKAL, écrivain engagé, a minutieusement recueilli tout ce qu’il pouvait afin d’écrire cette pièce de théâtre. Il explique en préambule « Il est important de noter que le texte est entièrement un montage à partir de documents officiels, comme des témoignages, des enregistrements vidéos et/ou sonores, des décisions de tribunaux… La narration n’a pas toujours de suite logique comme dans une fiction ». Ce texte d’une grande puissance peut se lire comme une suite de phrases prononcées par des nombreuses personnes, des témoins par exemple, mais aussi, et pourquoi pas, comme un long monologue déchiré et historique.

Texte hautement politique sur ce sanglant fait divers, il ne s’arrête pas à ce dernier, mais étudie en quelques paragraphes le procès, les verdicts. Cette pièce de théâtre est très forte, elle se lit comme un documentaire en direct, une mise à jour minute après minute, dans le feu de l’action. Elle est assez prodigieuse et absolument impossible à lâcher. C’est peut-être même l’une des plus grandes réussites des éditions L’Espace d’un Instant qui en compte pourtant déjà une belle poignée à leur actif. Traduite par Selin ALTΙPARMAK, elle est violente mais vraie, âpre mais sensible, elle est cette photo parlante que l’on prend en pleine gueule. Les événements de Sivas, Turquie, 1993, viennent de pénétrer à l’intérieur de ma boîte crânienne, ils y resteront un bon moment. Grand merci à L’Espace d’un Instant !

http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)


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