mercredi 28 avril 2021

Ivana SAJKO « Trilogie de la désobéissance »

 


Le titre interpelle, questionne. Seulement une centaine de pages, mais renfermant trois pièces contemporaines croates. Non, plutôt quatre, car une courte préface « Préliminaires à la disjonction » fait partie du tout, car pièce elle-même.

Si l’amour est bien le personnage qui voudrait percer de cette trilogie, ce n’est pas celui qui chante la sérénade au bas du balcon par une chaude soirée d’été. Ivana SAJKO le met en scène en temps de guerre. Des corps qui ont du mal à s’étreindre face à la violence extérieure. Ces courtes pièces pourraient prendre forme partout où la paix n’existe plus, où l’amour n’a plus sa place, même si l’on fait semblant.

La guerre peut prendre plusieurs aspects, le terrorisme par exemple. Et l’autrice de fouiller dans l’histoire du monde, en sortir un fait, une autre guerre, d’autres violences. Des scènes décrites, nous ne savons plus si elles émanent du passé ou de l’imagination d’Ivana SAJKO, tellement les deux semblant indissociables.

Ivana SAJKO possède une arme magique : sa plume. Ecriture divine d’une force poétique magistrale. D’ailleurs, cette trilogie oscille toujours entre théâtre et poésie : « La police a sonné à la porte pendant des jours / Personne n’ouvrait / Les enfants n’étaient pas à la maison / Ils n’étaient pas non plus à l’école / Les enfants ne voulaient pas grandir / Ils voulaient rester comme des dents de lait / Pour pouvoir se cacher quand on les cherche / Se recroqueviller dans le creux d’une main / Se fourrer dans les poches d’un jean / Ou dans une poubelle / Ou dans une bouteille de bière / Ou dans un petit tuyau d’essence / Là-bas personne ne les trouverait ».

La violence de la société déclenche les émeutes populaires, partout on se bat. Dans les cités, les rues, ce qui est une partie du thème de « Rose is a rose is a rose », un titre qui se mord la queue, qui « infinise » la violence, la rend obsédante, omnisciente, plus que l’amour qui peine à trouver sa place. Même dans un jardin où trône un vieux pommier (sujet de « Scènes de la pomme ») la violence s’invite. Prendre du recul dans un potager ? Impossible, l’ennemi s’y glisse aussi.

La violence réside aussi dans le « simple » capitalisme et notamment lors de ses krachs boursiers. Alors l’autrice y invite Bonnie et Clyde. Pour piller tout ce beau monde. Et bien sûr ça finit mal. Et là encore cette époustouflante et venteuse alchimie du théâtre et de la poésie qui vous colle aux murs : « On est l’avenir de ce pays / le trou dans le budget et la circonstance aggravante / dans la longue chaîne des investissements ratés / On est des gloutons, des morveux, des pleurnicheurs / des pickpockets, des galopins, des délinquants / des voleurs de voiture / et des assassins potentiels / On n’a aucune chance / mais on s’obstine à grandir ».

Les trois pièces furent écrites respectivement en 2007, 2009 et 2011. La traduction française est assurée par Miloš LAZIN, Anne MADELAIN, Vanda MIKŠIĆ et Sara PERRIN pour lesquels la tâche a dû être ardue devant cette écriture si majestueuse.

Écriture envoûtante, hors sol, comme si l’autrice tentait, par ce biais, d’elle-même échapper aux massacres, aux guerres, à la violence. Et peut-être y parvient-elle. Prodigieux don de l’écrit qui transporte jusqu’à plus soif. Cette trilogie irrévérencieuse vient de sortir aux éditions L’Espace d’un Instant. Si vous aimez le théâtre, la poésie et l’Histoire, elle est forcément pour vous, elle est redoutable.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 25 avril 2021

Challenge « Les classiques c’est fantastique » : mes classiques chéris

 


Un an que le challenge « Les classiques c’est fantastique » a vu le jour. Des Livres Rances a rejoint l’aventure mensuelle (tous les derniers lundis du mois) en janvier 2021. Ce challenge est piloté par les blogs « Au milieu des livres » et « Mes pages versicolores », et chaque mois une petite dizaine de blogs littéraires présentent un ou plusieurs livres selon un thème donné. Et force est de constater que l’on s’amuse beaucoup. Pour souffler la première bougie du challenge, le thème de ce mois est un exercice libre sur les classiques que l’on considère comme essentiels : nos classiques chéris.

Ayant peur de me noyer (et de vous ennuyer rapidement) dans trop de références, j’ai décidé pour ma part de ne présenter succinctement que des auteurs ou titres jusqu’en 1914 car je considère qu’au moins on est de plain-pied dans la littérature classique. Car la question souvent posée est la suivante : qu’est-ce qu’un livre classique ? Et les définitions changent selon l’interlocuteur, les spécialistes eux-mêmes ne s’accordant pas toujours sur les dates. J’ai établi un plan par périodes, de la plus ancienne à la plus récente (c’est-à-dire 1914, mais avec un petit bonus en fin de chronique) afin de retirer ma très subjective substantifique moelle des classiques à avoir lu. Pourquoi s’arrêter à 1914 ? C’est avec la première guerre mondiale que la planète a basculé dans le « nouveau » monde, ce jalon me semble donc adéquat. En avant pour une sélection chronologique !

Avant 1800

 


Connaissant peu la littérature d’avant le XIXe siècle, mon choix sera assez bref. Le premier roman « protomoderne » à mettre au crédit de la littérature mondiale pourrait bien avoir pour héros cet étrange hidalgo nommé « Don Quichotte de la Manche », à qui il survient bien des aventures avec son compagnon Sancho Panza dans l’Espagne moyenâgeuse. Certes, quelques longueurs existent dans la lecture, mais il semble en être souvent ainsi pour un roman, de surcroît picaresque, de plus de 1000 pages. En 1615, Miguel de CERVANTES vient peut-être bien d’inventer une nouvelle forme d’écriture, de narration.

Le sulfureux « La religieuse » est un roman dynamite de Denis DIDEROT écrit vers 1780 (mais publié à titre posthume qu’en 1796) et pourrait encore être écrit de nos jours, pas comme « Les liaisons dangereuses » de Pierre CHODERLOS de LACLOS, assez suranné mais pourtant fort provocateur par ses scènes machiavéliques qui ont fait scandale à l’époque, tout comme certains écrits du marquis Donatien de SADE. Chez ce dernier ma préférence ira vers le bref essai « Français, encore un effort si vous voulez être républicain », figurant au beau milieu du peut-être pas si indispensable « la philosophie dans le boudoir » de 1875, mais dans mes souvenirs rédigé bien plus tard, pamphlet au vitriol sur des sujets qui pourraient encore s’avérer d’actualité.

1794 voit la publication de « Les aventures de Caleb Williams » de l’anarchiste britannique William GODWIN, par ailleurs père de Mary SHELLEY, roman préfigurant le thriller social, mais aussi le roman humaniste et engagé contre l’injustice. À découvrir d’urgence en se replaçant dans le contexte de la fin du XVIIIe siècle, il peut être vu comme un véritable palier.

1800/1850

 


Période littéraire faste en innovations. Victor HUGO écrit « Le dernier jour d’un condamné » dès 1829, puis « Notre-dame de Paris » en 1831. C’est en 1840 que sort l’essai historique (qui aujourd’hui pourrait paraître étonnamment moderne puisqu’il y est question d’une maladie virale qui décime l’Italie) « La colonne infâme » d’Alessandro MANZONI, stupéfiant texte sur une manipulation de masse que je vous invite à lire. En 1846 paraît l’énorme pavé d’Alexandre DUMAS « Le comte de Monte-Cristo », marathon de lecture mais aussi chef d’œuvre de plus de 1500 pages.

La même année et de l’autre côté de la Manche, William THACKERAY frappe très fort avec les 1000 pages de l’abrasif et caustique « La foire aux vanités », humour à toute épreuve pour mieux dénoncer la société victorienne anglaise. Toujours en Angleterre, les sœurs BRONTË pourraient ici revêtir une place à part : trois frangines écrivant en une année trois chefs d’œuvre, une chacune, unique dans la littérature. Emily et son gothique et ultra sombre « Les hauts de Hurlevent » en 1847, Charlotte la même année avec le tout aussi gothique mais moins sombre « Jane Eyre ». L’année suivante c’est Anne qui marque à son tour les esprits avec « La locataire de Wildfell Hall » (les titres diffèrent selon les traductions), considéré comme le tout premier roman féministe. Trois bijoux engendrés par une même famille, le souffle me manque.

1851-1875

 


Restons en Angleterre avec Wilkie COLLINS, précurseur du polar social (après William GODWIN toutefois), dont une partie de son œuvre vaut le détour (pas toute bien sûr). Je me permets de vous recommander « Le secret » de 1856, « La dame en blanc » de 1860 et « Mari et femme » de 1870, un roman de poids de près de 1000 pages. Wilkie COLLINS dépeint avec humour les vicissitudes voire les contradictions de la société victorienne du XIXe siècle. Sa carrière se déroulera dans l’ombre de son ami et rival Charles DICKENS.

L’un des poids lourds de la littérature du début de la seconde partie du XIXe siècle est le russe Fédor DOSTOÏEVSKI. Il m’est bien difficile d’avancer des titres plus que d’autres, mais j’avoue que dans mes romans préférés de toute l’histoire de la littérature figurent pas moins de quatre romans de DOSTOÏEVSKI : « Humiliés et offensés » de 1861, « Crime et châtiment » de 1866, « Les démons » (connu aussi sous le titre « Les possédés ») de 1871. Le quatrième titre paraît en 1880, je le réserve pour le chapitre suivant. DOSTOÏEVSKI est le précurseur du roman psychologique et psychanalytique. Notons qu’en plus de tout cela, « Crime et châtiment » est également un polar voire « protothriller ». Peut-être le roman qui m’a le plus tenu en haleine, il reste mon favori de toute la littérature.

Toujours en Russie, et presque en même temps que le premier roman d’envergure de DOSTOÏEVSKI, « Pères et fils » d’Ivan TOURGUENIEV n’est pas à sous-estimer. Face à face musclé et âpre entre un père et son fils encarté dans les milieux nihilistes russes. La même année sort la fresque « Les misérables » de Victor HUGO, roman social que l’on ne présente plus. À l’instar du « Comte de Monte-Cristo », ce sont 1500 pages qui défilent au compteur.

1876-1900

 


Période foisonnante, et ce ne sont pas les 1000 pages de « Les frères Karamazov », le dernier roman de DOSTOÏEVSKI mais aussi en quelque sorte son testament littéraire en 1880, qui me contrediront. La même année, et encore en Russie, sort « Les Golovlev » de Mikhaïl SALTYKOV-CHTCHEDRINE, lumineuse étude de moeurs pour un immense roman russe.

 

Cette période est marquée par les nombreux textes de l’écossais Robert-Louis STEVENSON, où le superbe côtoie le dispensable. Pour les titres sur lesquels se pencher, le recueil de nouvelles « Les nouvelles mille et une nuits » de 1882, « L’étrange cas du docteur Jekyll et Mister Hyde » de 1886, ou encore « Le maître de Ballantrae » de 1889. STEVENSON a énormément publié dans quasiment tous les styles possibles, parfois (et à mon grand regret) à quatre mains. Il reste une grande référence littéraire même si certains de ses textes peuvent aujourd’hui paraître datés (comme d’ailleurs une partie de ceux que je vous présente ici).

Retour en Russie avec Anton TCHEKHOV, auteur d’une foultitude de nouvelles, ce ne sont cependant pas vers celles-ci que va ma préférence. Je suggèrerai plus volontiers son théâtre malgré quelques titres plus légers, et surtout ce livre considéré parfois (pas toujours facile de référencer certains formats) comme son unique roman : le somptueux « Drame de chasse » de 1885, texte mordant sur les moeurs russes du XIXe siècle, mais aussi sorte de polar. Ne vous jetez pas sur la traduction de 1930 qui est partielle, mais plutôt sur celle de 2001, complète et traduite par André MARKOWICZ. La Russie encore et toujours avec un autre poids lourd de la littérature mondiale, Léon TOLSTOÏ. Il serait trop simple de vous renvoyer à la lecture des pourtant excellents « Guerre et paix » et « Anna Karénine » respectivement de 1869 et 1877. J’opterai de manière peut-être plus téméraire vers la courte nouvelle très marquante « Ce qu’il faut de terre à l’homme » de 1886 ou encore vers « la sonate à Kreutzer », longue nouvelle ou court roman de 1889 inspiré par un « rival » de TOLSTOÏ.

En 1890 paraît l’étonnant roman « Le portrait de Dorian Gray » du britannique Oscar WILDE, ou comment jouer avec le fantastique pour dénoncer le réel. Toujours en Angleterre, Thomas HARDY écrit presque coup sur coup « Tess D’Urberville » et « Jude l’obscur » en 1891 et 1894, deux peintures sombres de la société britannique de fin de siècle.

La France n’est pas en reste. Entre 1870 et 1893, Emile ZOLA fait paraître la longue saga en vingt volumes des Rougon-Macquart, qui reste aujourd’hui une œuvre de référence. J’avais pour ma part décidé, il y a bien longtemps, de la suivre dans l’ordre (ce qui n’est pas une obligation, mais tout de même), un volume par mois durant vingt mois. Défi relevé, l’une de mes plus fortes impressions de lecture sur le long terme. Terminons cette partie avec Guy de MAUPASSANT. Si ses romans sont aujourd’hui les plus connus de son œuvre, je préfèrerai vous guider vers les contes et nouvelles, variés en thèmes et émotions. Comme plus de trois cents sont parus, vous avez de quoi faire. L’ambivalent MAUPASSANT peut aujourd’hui encore paraître moderne sur certains thèmes.

1900-1914

 


Nouveau siècle mais pas nouveau style. La Russie est par ailleurs une nouvelle fois à l’honneur avec le trop oublié Leonid ANDREIEV, pourtant très connu de son temps. Pour cet auteur il est très difficile de faire un choix, aussi je vous renverrai tout comme MAUPASSANT vers ses nouvelles, rééditées intégralement en quatre volumes il y a une vingtaine d’années, elles sont au nombre d’une centaine et dépeignent méticuleusement la société russe sous le tsarisme. Elles furent écrites de la fin du XIXe siècle à 1919, date de la disparition de l’auteur. ANDREIEV pourrait être le chaînon manquant entre DOSTOÏEVSKI et TCHEKHOV. Il est à noter que s’il a également écrit du théâtre, il n’a jamais passé le cap du roman, bien que certaines de ses nouvelles soient longues.

Jack LONDON est l’une de mes références majeures, mais aussi l’un des deux seuls Etats-Uniens à paraître dans cette liste. Si j’ai dévoré une bonne partie de son œuvre, mes coups de cœur se situent plus volontiers vers l’essai « Le peuple de l’abîme » de 1903, où LONDON relate son expérience dans l’East End de Londres au milieu des miséreux, « Le talon de fer » de 1908, sorte de roman visionnaire sur la société totalitaire, « Martin Eden » de 1909 ; autobiographie romancée d’un anti-héros, « Le cabaret de la dernière chance », texte désespéré de 1913 sur les relations sulfureuses entre LONDON et l’alcool, et « Le vagabond des étoiles » de 1915 (un an avant le décès de Jack LONDON), roman ambitieux contre la peine de mort, découpé en séquences qui pourraient s’apparenter à des nouvelles, mais aussi foisonnant de faits historiques, de bribes d’autobiographie, etc., sans doute l’un des premiers romans à la structure complexe et indéterminée.

Le second romancier Etats-Unien à figurer ici est Upton SINCLAIR avec son déconcertant « La jungle » de 1905, roman prolétarien très dénonciateur, faisant encore aujourd’hui figure de référence absolue. En 1906, le jeune Robert MUSIL, natif d’Autriche-Hongrie, n’a que 26 ans lorsqu’il fait paraître le polémique « Les désarrois de l’élève Törless » dépeignant l’adolescence d’un homme entraîné dans le vice. En France, c’est Gaston LEROUX qui marque les esprits, du moins les miens, avec le premier volet des aventures de Rouletabille « Le mystère de la chambre jaune » fortement inspiré par Edgar Allan POE. La suite de la série est bien moins percutante et parfois peu convaincante. En 1910 changement de créneau avec « Le fantôme de l’opéra », roman gothique à l’atmosphère fantastique.

1911 voit la parution de « Sous les yeux de l’occident » du polonais Joseph CONRAD, roman-fresque Dostoïevskien qui marque les esprits. Mais revenons voir du côté de Gaston LEROUX, qui invente en 1913 le personnage de Chéri-Bibi, bagnard anarchisant et malheureux dans des aventures truculentes. Les deux premiers volets « Les cages flottantes » de 1913 puis « Chéri-Bibi et Cécily » sont à découvrir, les trois volumes suivants sont plus anecdotiques.

Terminons ce cycle avec le seul recueil de poésie de la liste, rédigé en 1914, soit l’ultime année choisie pour notre présentation. Et quel recueil ! « Le gardeur de troupeaux » du portugais Fernando PESSOA est peut-être ce que la poésie offre de plus fort. PESSOA a laissé un héritage énorme dans la littérature mondiale, autant en quantité qu’en qualité. Je l’ai découvert récemment avec un rare entrain, aussi je devrais vous en parler sur ce blog un peu plus en détails dans les prochains mois.

Bonus

 


S’il m’avait fallu empiéter sur l’entre-deux guerres, je vous aurais à coup sûr recommandé les auteurs suivants : les poétesses russes Marina TSVETAÏEVA et Anna AKHMATOVA, le roman russe « Roman avec cocaïne » du mystérieux M. AGUEEV, ainsi que l’auteur russe Evguéni ZAMIATINE. J’aurais traversé plus franchement l’Atlantique pour y dénicher quelques perles de John DOS PASSOS (la trilogie « U.S.A. » me semble bien être l’un des romans les plus ambitieux et les plus vertigineux jamais écrits, parcourez-le un jour ne serait-ce que par curiosité, sensation unique), ou de John STEINBECK. En France j’aurais opté sans aucune retenue pour Albert CAMUS, Panaït ISTRATI (roumain mais d’écriture française, par ailleurs très présent sur ce blog), André GIDE (pas tout, loin s’en faut), Jean GIONO (même constat), ou les solides et marquants romans de Paul NIZAN. Les tchèques Franz KAFKA, à coup sûr l’un des plus grands (« Le château » et « Le procès » sont à lire et à relire, et je suis frustré que « La métamorphose » n’ait été écrit qu’en 1915, soit après la date couperet du présent billet) et Karel ČAPEK (découvert récemment). L’anglais George ORWELL reste une figure majeure de cette période, tout comme le belge Georges SIMENON même si celui-ci écrira jusqu’en 1972 (et ses mémoires plus tard), sans oublier l’autrichien Stefan ZWEIG.

Conclusion

Avec ce texte en forme de liste, de références littéraires, peut-être trouverez-vous le temps ou/et l’envie de vous pencher sur certains auteurs ou quelques œuvres ici présentées, c’est tout le mal que je vous souhaite.

 (Warren Bismuth)

mercredi 21 avril 2021

Joseph ANDRAS « Ainsi nous leur faisons la guerre » + « Au loin le ciel du sud »

 


Deux livres de Joseph ANDRAS sont sortis le même jour d’avril 2021. L’occasion faisant le larron, voici un billet qui les présente ensemble.

« Ainsi nous leur faisons la guerre »

 


Triptyque sur 90 pages petit format, mais quel récit ! Trois faits divers avec comme point commun la condition animale et celle des femmes. Une expérience de vivisection sur un chien en 1903, une autre sur un singe en 1985, puis une vache qui s’échappe d’une bétaillère en 2014. Les lieux de l’action sont différents : Londres, un campus californien et Charleville-Mézières. Les trois vont avoir une issue différente, mais tous concernent le traitement exercé par l’homme sur l’animal. Traitement de choc, dégueulasse, inhumain.

« Faire le mal pour soigner le mal, on dit que cette idée trouva un jour matière à germer dans l’esprit de deux ou trois humains ». Dans une langue époustouflante de révolte et de poésie, une prose puissante et précise, épurée, Joseph ANDRAS, après les somptueux « De nos frères blessés » en 2016 et « Kanaky - sur les traces d’Alphonse Dianou » en 2018, vient encore nous bousculer, nous interpeller, nous mettre en garde contre nous-mêmes. Dans les trois faits divers, des humains luttent pour le respect animal, des femmes surtout. Récit résolument féministe, il entrave les certitudes, accuse l’homme d’une surenchère incontrôlable sur les animaux pour son seul bien-être égoïste.

Les détails historiques viennent appuyer la démarche de l’auteur : 1875, fondation de la première organisation de défense animale, la National Anti-vivisection Company, créée par une femme. L’engagement de Joseph ANDRAS n’est ni vain ni dispersé. En pacifiste convaincu, il martèle : « Et elle dira : ce qui se joue ici n’est rien d’autre que la lutte entre l’émancipation des femmes et la domination des hommes. Et elle dira : le progrès social, la cause des femmes, le refus de manger la chair morte et celui d’armer les nations au front, tout cela marche d’un même pas ».

Et ce « on » hantant les pages, comme si les méfaits ou les complicités devaient se dérouler anonymement, comme si la honte d’être découvert faisait agir quasi clandestinement. La honte de torturer des animaux, d’avilir les femmes, de faire la guerre.

Séance brut de décoffrage, sans concessions ni langue de bois. Joseph ANDRAS expose son dégoût de l’homme (entendez : du mâle), se dresse contre sa suprématie, sa course à l’échalote, ses fantasmes du pouvoir. S’il peut être comparé à Éric VUILLARD de 16 ans son aîné, il va cependant plus loin : il condamne ouvertement des attitudes méprisables. L’un et l’autre sont de ces auteurs dont nous avons un grand besoin pour retrouver un sens à nos combats.

« Ce triptyque est dédié aux mutins, aux déserteurs, aux saboteurs et aux pacifistes ».

« Au loin le ciel du sud »

 


Ici l’auteur s’intéresse tout particulièrement à un homme : HÔ CHI MINH. Enfin, pas exactement, il pointe son prisme vers ce jeune homme militant avant qu’il ne s’appelle ainsi, alors qu’il habite chichement à Paris et que les services français d’espionnage le pistent déjà dans cette période à cheval entre les décennies dix et vingt du siècle numéro vingt, en pleine métamorphose du pouvoir, celui des Soviets en Russie, où le jeune Indochinois ira prendre des leçons de lutte.

Avant de poser ses valises à Paris le futur HÔ CHI MINH a bourlingué et usé ses semelles en divers coins de la planète. Mais ANDRAS focalise sur la période parisienne, l’occasion pour lui d’arpenter les rues de la capitale au XXIe siècle afin de voir surgir l’ombre de son personnage peint. Et bien sûr la tentation de parler de lieux chargés d’histoire, celle qui écrasent les miséreux, les révoltés, les contestataires.

Pour ce qui est de la biographie de HÔ CHI MINH, ANDRAS se base sur celle qu’a jadis rédigé un typographe communiste. Et l’on en apprend de belles. Notamment que le futur premier Président de la république démocratique du Viêtnam est passé par 175 pseudonymes pour brouiller les pistes. Qu’il fut membre actif de la SFIO en France, attiré par LENINE et le bolchevisme, mais aussi par les milieux plus libertaires, dans un élan humaniste et unificateur. « Un buveur d’eau qui avait foi en la révolution ». Un poète aussi, ce que l’histoire n’a pas retenu.

Joseph s’y prend avec un immense talent. S’il poursuit les traces d’HÔ CHI MINH, c’est pour mieux exposer l’autre histoire, celle des révoltes du XXe qui se trament, celle des mouvements contestataires, en France notamment. Brillant exercice, toujours sur la corde raide, mais jamais l’auteur ne bascule, il tient le cap avec force, dans une langue agressive et poétique, caustique aussi, « Les martyrs ont l’amer privilège de ne pas décevoir ».

L’exercice est bref, moins de 110 pages, mais « Les citations ont au complet la vocation disons-le emmerdante ». Alors ANDRAS a épuré, essoré, jusqu’à ne laisser que l’essentiel, et c’est une réussite totale.

 (Warren Bismuth)

dimanche 18 avril 2021

Jim HARRISON « La position du mort flottant »

 


Au crépuscule de sa vie, Jim HARRISON est physiquement diminué, il ne peut guère entreprendre de grandes chevauchées comme avant, la maladie l’a fatigué, les excès aussi, le tumulte sans doute. L’homme âgé alors d’environ 75 ans renoue avec sa première passion, son premier mode d’expression : la poésie, qu’il n’a pourtant jamais quittée de toute sa carrière d’écrivain, mais qui est malheureusement bien moins connue que ses romans, novellas ou récits de vie.

 

Dans ce recueil particulièrement émouvant, Big Jim puise dans ses souvenirs des images de la nature ou des poètes. Mais lucide sur sa sortie prochaine, il observe méticuleusement ce qu’il voit du fond des repaires de ses convalescences : les oiseaux, les arbres, les rivières. Il fait part de ses souffrances physiques, morales, sa conviction d’être au bout de la route, prêt à quitter le monde. « Je suis assis au bord de ce trou noir, puits / descendant jusqu’au centre de la terre. / Avec un gros télescope pointé tout en bas / Je vois un point rouge embrasé et j’entends la bête hurler ».

 

HARRISON écrit ses passions avec son inimitable plume mais ici rien sur les femmes, comme s’il avait tourné la page et se concentrait désormais sur le non-humain. Il se fait intimiste, comme résigné, se souvenant du passé. Il semble implorer les dieux, très présents dans ce recueil, lui le calviniste rêve d’une résurrection, d’une partie bonus. Certes il a désormais du mal à se déplacer, ce grand marcheur infatigable qui revendiquait jadis plusieurs heures de promenade quotidienne. Certes Jim est désenchanté, il goûte moins à la vie, l’apprécie par petites touches, mais de là à disparaître…

 

Dans ce recueil de poésie en vers libres, Jim se confie, joue l’introspection, susurre son découragement, mais vibre malgré l’affliction, s’émerveille devant un oiseau, un arbre, une branche, se raccrochant lui-même à celle-ci. C’est un vieux bonhomme heurté qui s’exprime, mais avec une écriture délicate, fine, épurée, et pourtant ces images qui cognent, d’une précision extrême, d’une fluidité aquatique. De quelques lignes à plusieurs pages, ces poèmes tout en vibrations vont droit au cœur. « Les premiers hérons, grues, faucons, loin derrière / Pour ne pas effrayer les petits, / Aujourd’hui encore ils se rappellent cet habitat divin. / Nous réunirons-nous près de la rivière, cette belle rivière ? / Nous chanterons avec les fauvettes penchées sur ses cils ».

 

« La position du mort flottant » est le dernier livre écrit par HARRISON, il en est un témoignage encore plus poignant, un testament littéraire, HARRISON s’y montre paradoxalement libre et vissé à un lit, une chaise ou une bûche. Ce recueil est le parcours d’une vie bien remplie, bouleversant jusqu’à la dernière ligne, avant que Brice MATTHIEUSSENT, traducteur de HARRISON depuis 1984 et son spécialiste, ne vienne parachever l’œuvre par une postface d’une grande intensité. Exactement cinq ans presque jour pour jour après la disparition de Jim, ce livre des éditions Héros-Limite de Genève vient rappeler qu’il fut un écrivain majeur de son temps, sans tabous, avec un cœur énorme et de l’émotion à partager. Il fut aussi un poète magistral que ce recueil tout juste paru vient rappeler. Le vide est immense depuis 2016, mais heureusement l’œuvre conséquente de HARRISON vient le combler et nous n’en avons pas encore tout à fait fini avec son œuvre foisonnante.

https://heros-limite.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 14 avril 2021

Erwan LARHER « Indésirable »

 


Saint-Airy, petit bourg provincial, calme, trop calme. Environ 2500 âmes. Quand soudain débarque Sam. Sam est un personnage au genre neutre, physiquement entre homme et femme, ne souhaite pas entrer dans les détails de sa propre intimité, et achète une vieille maison au passé sordide. Les habitants de Saint-Airy sont partagés : nouvelle recrue qui va donner un souffle nouveau au village ou par sa possible intersexuation donner une mauvaise image et voir rappliquer des intrus importuns. Les passions de Sam sont les vieilles pierres (et le potentiel patrimonial du village est énorme) et le théâtre. Ainsi il serait envisageable de rendre le village attractif par la restauration des ruines où bâtiments endommagés ainsi que créer une troupe théâtrale pour rendre Saint-Airy touristiquement visible tout en distrayant les autochtones, qui se demandent sans répit si Sam est femme ou homme.

Victor, un veuf du village, cherche l’âme sœur et va bientôt passer à la télé dans une émission populaire. L’excitation est totale à Saint-Airy, l’animation bat son plein. Mais ce n’est rien à côté de ce que Sam ne va pas tarder à déclencher…

Ce nouveau roman d’Erwan LARHER est audacieux sur plusieurs points. Tout d’abord, la diversité des ambiances forme une palette assez conséquente, entre farce rurale, préjugés, bêtise ordinaire sur les liens de la terre, mais aussi sa modernité par l’arrivée intempestive d’une personne indéfinissable et mystérieuse. Sans oublier le crescendo très sensible jusqu’à ce que l’intrigue bascule en vrai thriller. Mais le plus hardi des choix de l’auteur est bien celui d’avoir rédigé ce roman en écriture inclusive pour le personnage de Sam. Si le style peut parfois gêner, il se révèle pourtant rapidement fort adroit et diablement original. « Si j’étais sentimentæl, je serais triste, inquiæt, anxieuz ».

« Indésirable » pointe le doigt sur le choc des cultures, entre population réactionnaire tenant à sa tranquillité, quitte à ce qu’elle soit rébarbative, et de l’autre des éléments novateurs prêts à bousculer les habitudes et faire d’un village une expérience sociétale, y compris politiquement. Sans compter qu’il n’est pas aisé de se défaire des ragots, toujours bourgeonnants et pas toujours fondés. Certains des habitants du village possèderaient un passé un peu trouble. Ce qui pourrait être aussi le cas de Sam.

Saint-Airy va avoir droit à la horde journalistique, à vous de découvrir pourquoi et dans quelles circonstances, et aussi parce que « Le modèle politico-économique de Saint-Airy est de plus en plus étudié, voire copié. Certains experts se demandent comment on n’y a pas pensé avant : une commune qui appartient à ses habitants, quelle révolution ! ». Car il commence à souffler un petit vent libertaire au-dessus de Saint-Airy. Avant les drames…

Roman moderne par sa forme d’écriture, mais aussi par les sujets : le harcèlement sexuel (allusion au mouvement #MeToo), le choix du genre chez une personne, la place de la culture dans son implantation locale, le féminisme ou encore l’expérience de la démocratie participative. Derrière les interrogations actuelles, restent les sujets presque intemporels, comme la corruption et les connivences en politique, les préjugés raciaux, sociaux et sociétaux, les difficultés de vivre en société et l’attrait pour une vie plus autarcique. Et ce rappel dur comme un roc : dans la vie tout n’est pas négociable.

« Indésirable » vient de sortir chez les excellents Quidam et pourrait bien être l’un des premiers exemples de la littérature qui nous attend dans les prochaines décennies. Novateur et audacieux dans le mélange des genres (sans jeu de mots), il ne s’interdit rien, et une force originale et déconcertante en résulte.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 11 avril 2021

Isabelle FLATEN « Se taire ou pas »

 


« Se taire ou pas » n’est pas un roman ni un essai, plutôt un recueil, une succession de réflexions explorant le vaste sujet du langage, du dialogue, de l’échange verbal. Du simple aphorisme (« Aussitôt qu’il a terminé sa phrase il s’essuie la bouche pour ne pas laisser de traces ») à la scène de quelques pages, Isabelle FLATEN déroule son écheveau.

Ce petit objet (car sorti en poche) hybride est un enchaînement de situations pouvant appartenir à notre quotidien. Isabelle FLATEN a choisi de montrer des humains « normaux », ni plus bêtes ni plus intelligents que la moyenne, ceux que l’on croise tous les jours (si tant est qu’on n’a pas opté pour le repli de l’ermite), et qui se méfient des mots. « Une parole ne vaut qu’à l’instant où elle a été prononcée ». Une phrase de trop et tout bascule, alors place au silence, à la passivité de fonction parlée.

Des couples entrent en scène, dialogue difficile voire impossible. Ne pas blesser, ne pas s’emporter, tout garder au fond de soi-même, éviter les vagues trop écumeuses. Circonstances embarrassantes, quelle réaction adopter, vers quelle solution s’orienter ? Aux couples distants succède la complicité fragile, la communication intra-muros est celle de l’intime, celle qui se partage à deux ou guère plus, celle qui laisse des traces. Ne pas tout gâcher.

Difficile dans ces conditions d’être soi-même, de ne pas jouer un rôle. Parfois les mots partent comme une fusée incontrôlée et c’est le drame. Parfois ils restent suspendus aux cordes vocales et le résultat n’est guère plus brillant. Le choix est cornélien, la sortie de route toujours possible. Alors il arrive que l’on se quitte sur un simple SMS (joies de la technologie) puisque les mots n’ont pas pu jaillir d’un face à face. Et l’oiseau quitte sa cage.

Des instantanés présentés comme des chutes de court-métrage. Les spectateurs prennent les scènes en cours, comme s’ils venaient subrepticement de pousser la porte et de pénétrer dans l’intimité d’une maison dont l’atmosphère est plus tendue que ce que les protagonistes veulent bien en montrer en présence de tiers.

Ici généralement on préfère se taire. D’ailleurs aucun dialogue n’est imprimé, certains sont tout au plus suggérés. Et la logique est implacable : les mots peuvent être une arme, y compris contre soi-même, ils peuvent à jamais déconstruire l’amour.

Isabelle FLATEN sort de sa besace à multiples fonds à la fois des mots ou expressions surannés (notez que le verbe « suranner » l’est lui-même quelque peu, suranné, tout comme « besace », et que j’apprécie particulièrement les mots surannés) assaisonnés avec son humour par petites touches mais bien réel et communicatif. Sa force est de nous faire participer, on se reconnaît dans certains traits, certaines situations, la lecture en devient active. L’humour noir sait lui aussi s’installer par surprise : « L’enfant la regarde à nouveau, puis il soupire que tout cela est de sa faute, si elle ne l’avait pas fait naître, il ne serait pas obligé de mourir ».

La domination masculine est secouée à juste titre, par de courtes mises au point féministes. Croquis de l’intimité d’un couple : « Et il fait son grand seigneur, il commande une autre bouteille en précisant qu’elle est toute pardonnée. Sauf qu’elle n’a rien à se faire pardonner, rien du tout ». Isabelle FLATN s’exprime librement, en écriture quasi orale, mais pas seulement, puisque quelques images sont de la poésie pure. Ce recueil de 2015 sera suivi d’un exercice similaire en 2018, « Ainsi sont-ils », où l’autrice reprend la même recette qui par ailleurs fonctionne à nouveau sans aucune lassitude. Le présent « Se taire ou pas », ce titre ô combien juste, est ressorti en 2020 en version poche, tout comme la première édition et « Ainsi soit-il » chez les éditions Le Réalgar, et il est recommandable sans aucune restriction, d’autant que son prix est modique.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 7 avril 2021

Gilad EVRON « Terriblement humain »

 


Ils sont six personnages dans cette pièce de théâtre israélienne divisée en trois parties. Un scénario tout simple : devant la maison d’un couple, un homme noir se tient debout, sans bouger, sans émettre le moindre son. Un couple de voisins remarque l’homme, immobile, muet. Chacun à leur tour, les protagonistes tentent de dialoguer avec lui en empruntant plusieurs langues : aucune réaction, l’homme reste inerte.

Gilad EVRON a l’art d’interroger sur une question sociale en seulement quelques dialogues. En effet, les personnages vont délibérer sur l’inconnu « étranger », tirer des plans sur la comète, vouloir, en l’absence d’informations (l’homme noir restant mutique), réécrire son passé. D’où vient-il ? Pourquoi est-il là ? Attend-il quelqu’un ? Quelque chose ? Est-il malade ? Et puis cette crainte : serait-il dangereux ? Plus par sa couleur que par ses réactions cet homme peut représenter l’ennemi dont il faudra se méfier. Par idées préconçues.

Ici, c’est bien la question migratoire qui est au cœur du récit, mais pas seulement. La corruption « bon marché », les combines au travail sont monnaie courante, on ne sait plus vraiment quelle limite, quelle liberté de pouvoir il nous est possible de nous octroyer.

Les questions fusent,  apportant des conclusions à l’emporte-pièce : « La pensée se bloque et, tout d’un coup, on se retrouve cerné par une sorte de, comment dire ? de réalisme vulgaire, misérable, qui tourne en boucle… C’est de mauvais goût, franchement de mauvais goût. Pire. C’est le monde extérieur qui envahit ton espace privé, au point que tu ne peux plus distinguer l’un de l’autre… et ça… tu me suis ?... c’est la mort ».

Théâtre contemporain qui ne cesse d’interroger. Sur la peur de la différence, les clichés sociétaux, les préjugés qui ont la peau dure, les réflexions d’un racisme banalisé. Et puis bien sûr la méconnaissance de l’autre, qui a peut-être souffert, qui a peut-être été volé, abusé, persécuté, d’où traumatisme psychologique en résultant possiblement. L’ombre de l’égoïsme « terriblement humain » vient jouer les trouble-fête. Que peut-on perdre (et non pas gagner) en acceptant l’autre ? En l’admettant ? Et la peur que notre quotidien s’arrête, qu’il soit bousculé. Alors la solution la plus sage (et la plus cruelle) semble être le coup de fil à la police.

Pièce publiée pour la première fois en 2018, deux ans après la mort de l’auteur, elle est ici traduite pour la première fois de l’hébreu en langue française par Jacqueline CARNAUD et Zohar WEXLER, la préface étant signée Peter BROOK pour cette nouvelle excellente publication des éditions l’espace d’un Instant, qui vient tout juste de sortir.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 4 avril 2021

Panaït ISTRATI « La vie d’Adrien Zograffi »

 


Après « Les récits d’Adrien Zograffi » écrits entre 1923 et 1926, « La jeunesse d’Adrien Zograffi » entre 1926 et 1930, voici le dernier cycle des aventures du héros et du double de Panaït ISTRATI, avec encore ici quatre romans (écrits entre 1932 et 1935). Si le premier cycle nous faisait découvrir un Adrien passif, enfant, et fasciné par les combats des adultes, du moins les combats qui pour lui valaient la peine d’être vécus, sublimés par une atmosphère de contes persans, le deuxième cycle proposait un Adrien aux côtés de ceux qui luttaient, qui vagabondaient, philosophes de la misère, dignes et puissants dans leur pauvreté, cet ultime cycle est celui d’un Adrien au cœur de l’action, de la réflexion, de plus en plus désenchanté, désillusionné. Il est aussi le plus politique des trois cycles puisque le jeune Adrien a appris la théorie politique et sociale et veut tenter de la mettre en pratique.

« La maison Thüringer » (1932)

 


Rien que le titre de ce roman pourrait bien sonner comme un classique de BALZAC (dont ISTRATI était très amateur). Le contenu peut lui aussi laisser penser à l’influence du vieil Honoré. En effet, ce récit débute au sein d’une maison bourgeoise (de Braïla certes) aux tout débuts du XXe siècle, où Adrien, alors âgé de 19 ans, vient d’être embauché comme garçon de courses. La maison Thüringer a été fondée par deux frères allemands, et est tenue par une maîtresse de maison, Anna, qui ne laisse pas Adrien insensible, d’autant qu’il l’a déjà connue par le passé dans une position bien moins confortable. Ce n’est pas tout pour l’aspect Balzacien, puisque le présent roman ne comporte qu’un seul chapitre, marque de fabrique de BALZAC.

Sur le port, les dockers voient d’un sale œil l’arrivée prochaine d’élévatrices qui entraîneront un moindre travail pour la main d’œuvre. Mise en place d’une lutte ouvrière, tracts (rédigés par Adrien), puis grève.

Dans un monde dominé par la violence et l’alcool, les ouvriers se politisent et se mettent à combattre pour leurs acquis, se solidarisent jusqu’à ce que naisse un mouvement cohérent et revendicatif.

Dans ce tome, il est beaucoup question du mouvement socialiste (on pense à Jack LONDON, à Upton SINCLAIR), de la lutte sous une bannière ou non, de l’appartenance ou non à une doctrine (si vous connaissez un peu le personnage d’Adrien, vous vous doutez sans doute de quel côté il va se placer c’est-à-dire aucun). Et le lectorat se régale du retour de Mikhaïl, vieil ami d’Adrien formidablement peint par l’auteur.

Adrien rédige les premiers articles de sa vie pour un journal, qu’il finit par quitter car d’après ses amis de lutte, contraire aux idéaux défendus par les ouvriers. Dans la vraie vie, ISTRATI a lui-même participé à un journal plutôt réactionnaire, certains de ses anciens amis ne le lui pardonneront jamais. « Je ne crois pas aux « classes » ni à la « lutte des classes », je crois à la lutte des hommes, quoi qu’en dise Karl Marx ». Adrien, comme celui qui l’a enfanté, apprend la signification du mot Désillusion.

Dans ce roman, Adrien nous est présenté comme un homme individualiste, prenant plaisir certes au combat, qu’il a érigé en mission, mais sans jamais s’engager sous un drapeau ou un slogan. Il garde sa liberté, porté par un pacifisme réfléchi, une révolte entière et un humanisme généreux. Adrien est un homme juste, loin des masses. Il veut rester lui-même, n’adhère à rien, quitte à s’isoler. La dernière réplique d’Adrien est tout à fait énigmatique : « Oui, la bourgeoisie est ce que tu dis, mais elle peut être encore quelque chose que tu ignores ».

ISTRATI, artisan conteur trop libre, a peu été épargné par la critique. Ici, elle lui reprocha d’avoir fait pénétrer Adrien dans le monde de l’aristocratie. ISTRATI, désenchanté, diminué par la tuberculose et l’isolement, écoeuré par la traîtrise de ses proches, règle ses comptes dans une préface éblouissante, toute de souffrance, et « La maison Thüringer » ne peut à mon sens pas être lue sans celle-ci. Cette préface est une sorte d’acte de vie, de biographie désespérée, peut-être ce que ISTRATI a écrit de plus fort.

« Le bureau de placement » (1933)

 


Bucarest 1904. Avec son ami Mikhaïl, Adrien, 20 ans, vagabonde durant deux années. Ils finissent par rejoindre un bureau de placement dirigé par Cristin, figure du socialisme révolutionnaire, désormais patron respecté. Les rapports entre ce dernier et Adrien sont tendus, voire sulfureux. Adrien a repris son métier de peintre en bâtiment. Parallèlement, il va s’impliquer dans des mouvements de lutte sociale.

La philosophie d’Adrien est toujours de n’adhérer à rien. Donner un coup de main, militer, mais seul, à son niveau, avec ce qu’il peut fournir. Il découvre quelques grands noms de la littérature qui lui donnent ce droit de rêver, de s’échapper de son quotidien oppressant. La figure de Maxime GORKI apparaît à plusieurs reprises.

Adrien, fidèle à ses concepts, refuse toute fanatisme, il s’en tient éloigné, est lucide dans la lutte. Les discussions sur le socialisme révolutionnaire s’éternisent, Adrien devient un homme sans espoir concernant l’humanité, il s’éloigne même parfois de ses racines anarchistes car il condamne tout dogme. Il se peut aussi que Mikhaïl, son ami de toujours, ne le comprenne plus. Pourtant, Adrien est resté cet homme combatif aux idéaux profondément ancrés dans son âme. Il veut rester digne dans sa pauvreté et, peu à peu, semble s’écarter du monde.

Parfaite suite à « La maison Thüringer », « Le bureau de placement » est un pamphlet contre l’autoritarisme militant, certaines luttes syndicales en résultant, ainsi qu’une ode à la liberté et à la révolte. « Je me moque de vos statuts ! La révolte ne sort pas de votre paperasse, mais bien du cœur de l’homme opprimé, qui a existé avant les registres. Je suis avec ce cœur-là. Et ce n’est pas vos statuts qui m’en empêcheront ! ». ISTRATI fait encore des miracles dans une langue – le français – qui n’est pourtant pas sa langue natale. Volet offensif et cyclonique dans la série des Adrien Zograffi.

« Méditerranée  - lever de soleil » (1934)

 


Nous sommes en 1906, Adrien a 22 ans. Pour la première fois de sa vie il quitte son pays, la Roumanie, pour découvrir l’Egypte où son vieil ami Mikhaïl se trouve déjà. Adrien part avec Moussa, un homme qui veut revoir sa fille Sarah, une femme de petite vertu.

Nos protagonistes vont effectuer divers métiers de manière plus ou moins légale, toujours pour des escrocs, de petites frappes dont l’intimidation est l’arme favorite. Mais ISTRATI n’oublie par de nous faire visiter l’Egypte, par ses descriptions parfaitement calées dans le récit, tandis qu’Adrien s’essaie à la profession d’homme-sandwich. Un nouveau fiasco en vue.

Le presque frère Mikhaïl change et évolue peut-être pas tout à fait comme Adrien l’aurait désiré. À 26 ans, il souhaite se convertir religieusement par intérêt (la convoitise d’un possible magot) et se retirer dans un monastère. De son côté, Adrien va partir en quête du Liban où il va être témoin de l’exploitation sexuelle.

Comme tous les romans de la série des Adrien Zograffi, celui-ci est politique, libre et philosophique : « Je ne conçois pas le bonheur d’une vie somptueuse au milieu de l’atrocité quasi universelle qui règne aujourd’hui sur la terre et qui est la condition absolue du bonheur d’une minorité. Si je devais à ce prix-là acquérir l’aisance, eh bien, c’est ma pauvreté que je préfèrerais. Je laisserais délibérément tomber de mes mains le plateau d’or sur lequel on m’offrirait mon bonheur, à côté du malheur d’autrui ».

Récit écrit étrangement à la première personne et au présent, ce qui en fait un volet à part, il est encore un témoignage sur l’exploitation de l’homme par l’homme, la liberté abandonnée au profit du salariat. Adrien est droit dans ses bottes, même s’il peut se commettre dans des missions fort peu émancipatrices. Adrien reste un juste, un homme libre et sans bannière.

En décrivant Adrien et ses amis, ISTRATI se décrit lui-même. « Mes amis prétendent que j’ai l’étoffe d’un écrivain et ils voudraient que je m’essaie à écrire autre chose que des articles. Mais peut-on être écrivain sans avoir l’esprit inventif ? C’est mon cas. Je suis incapable d’imaginer une histoire que je n’ai pas vécue au moins dans ses grandes lignes ».

L’une des phrases marquantes de ce volume pourrait être « Ma « situation » ? Je la cède à ceux qui en font le but de leur existence ».

« Méditerranée – coucher de soleil » (1935)

 


Adrien est de plus en plus seul, toujours intransigeant et sans concession. Il retrouve une vieille connaissance, le pianiste Bianchi. Cette fois-ci, le décor est la Syrie, où Adrien rencontre Herdan, un patron juif au milieu de la corruption généralisée. Pour gagner sa vie, Adrien peint des enseignes et s’avère d’ailleurs assez talentueux. Mais ce n’est pas, ce n’a jamais été un forçat du travail.

Dans son humilité, Adrien va se rendre au mont Athos et penser devenir fou en cherchant en vain durant plusieurs jours le nom du créateur d’Hamlet. Sur le mont Athos il se prend d’amitié pour le père Sylvestre, le staretz du monastère, par ailleurs ivrogne et quelque peu blasé d’assister régulièrement à des scènes plus ou moins sexuelles. Adrien a alors 24 ans.

Adrien continue à explorer le monde, revient près de chez lui à Braïla en Roumanie, au bord du Lac-Salé. C’est ici que ses souvenirs d’enfance refont surface. Le roman se termine au moment de la mort de son ami Mikhaïl.

Si ce volume est l’ultime tome de la série des Adrien Zograffi, forte de douze brefs romans, il paraît être aussi le tout dernier écrit d’ISTRATI, disparu la même année que la rédaction du texte, en 1935. Jusqu’aux dernières pages, Adrien sera resté droit et libre, n’adhérant à rien, même pas à une façon de penser : « Un éditeur me demande un roman. Et le parti socialiste, devenu puissant, me réclame comme son dû, mais toujours à sa manière autoritaire, toujours en me reprochant mes « incartades », mon « indiscipline ». Il veut faire de moi ce qu’il fait de tous ses militants : un simple rouage de sa machinerie. Je ne m’y résignerai jamais ».

Adrien ne nous aura pas lâché, aura été un compagnon de route comme on les aime : humble, pauvre, allergique à la masse humaine y compris dans sa pensée, rêveur, juste, et bien sûr forcément un peu radical dans son mode de vie. Mais il est sans doute l’un des personnages récurrents les plus tendres et les plus émouvants de toute la littérature, aux côtés de figures libertaires comme celle du Chéri-Bibi de Gaston LEROUX, du Chien Brun de Jim HARRISON et de quelques autres. Il fut un membre de la famille durant ces trois cycles. Et il est évident qu’il va laisser un grand vide.

ISTRATI a su conter avec un talent hors pair le parcours de son double, sans larmoyance, sans trémolos, sans misérabilisme, avec humour, même lorsque lui-même souffrait terriblement. Il est difficile de ne pas voir ISTRATI dans les traits d’Adrien, mais résumer cette œuvre à une simple autobiographie serait à mon sens une erreur. Pour finir, les écrits d’ISTRATI sont tombés dans le domaine public, donc la série entière de ce diable d’Adrien Zograffi est disponible gratuitement en version numérique. Elle est indispensable car humaine et magistrale.

(Warren Bismuth)