dimanche 18 juillet 2021

Frédérique TOUDOIRE-SURLAPIERRE « Le fait divers et ses fictions »

 


Dans cet essai passionnant de 2019, Frédérique TOUDOIRE-SURLAPIERRE, professeure de littérature, s’intéresse tout particulièrement à la relation entre le fait divers et sa représentation dans la littérature. Elle part de faits divers marquants des XIXe et XXe siècles, retranscrits dans des œuvres de fiction établies à partir des faits mais aussi issus de l’imagination d’un auteur, et leur impact sur cet auteur et son public.

Le troublant « De sang froid » de Truman CAPOTE est ici analysé du point de vue de l’auteur qui, paradoxalement, verra sa carrière véritablement décoller avec ce livre, alors que Truman CAPOTE en restera pourtant marqué à vie. Comme CAPOTE qui avait rencontré les assassins d’un quadruple meurtre dans le Kansas, Emmanuel CARRÈRE s’entretiendra à plusieurs reprise avec le mythomane meurtrier Jean-Claude ROMAND, il en tirera le livre « L’adversaire », rédigé avec une palpable difficulté de recul, de « neutralité ».

Dans « Mercy, Mary, Patty » Lola LAFON fictionnise l’invraisemblable enlèvement teinté de syndrome de Stockholm de Patricia HEARST, petite-fille du très influent magnat de la presse William HEARST,  dans les années 1970, alors que Henri GIRARD, qui deviendra le célèbre écrivain Georges ARNAUD, fut soupçonné, en pleine deuxième guerre mondiale, de meurtre sur trois personnes, dont deux de sa famille (son père et sa sœur), Philippe JAENADA s’empare de l’affaire ou un écrivain est directement impliqué, en faisant une longue analyse romancée dans « La serpe ».

L’affaire Grégory est quant à elle vue entre autres par le prisme de Marguerite DURAS, l’affaire DOMINICI par Jean GIONO, la sordide affaire de la séquestrée de Poitiers par André GIDE. Quelques autres exemples que je ne vous dévoilerai pas ici viennent argumenter la thèse fort pertinente de l’autrice. Car en effet, elle a choisi méticuleusement des faits divers d’envergure, souvent surmédiatisés et parfois non élucidés, ce qui permet au lecteur de se forger, en l’absence d’un coupable reconnu, sa propre opinion. Qui par ailleurs peut évoluer au gré de la lecture. Le propre de la littérature étant d’inventer, de créer une ambiance, les faits divers peuvent permettre d’envisager un meurtre ou une action par de nombreuses vues possiblement antipodiques. En quelques pages, un suspect peut à nos yeux devenir innocent, et vice-versa.

Frédérique TOUDOIRE-SURLAPIERRE a donc établi son choix sur des fictions ou autofictions se basant sur un fait divers, mais brodant autour, pour attiser la curiosité du lectorat, généralement friand de cet exercice. Car le fait divers fut de tous temps un élément majeur de débat dans l’opinion publique, qui trouve facilement matière à s’informer par le biais des médias, la littérature ou le cinéma.

La lecture de cet ouvrage est non seulement active mais addictive. Il peut être dévoré comme un polar, mais avec des instants plus ou moins longs de freinage brusque pour analyser les propos et, pourquoi pas, tenter de se faire cette fameuse propre opinion, échafauder son intime conviction. Le lectorat se plonge tel un témoin dans l’histoire, pèse le pour et le contre, peut même s’emporter sur certaines phrases des nombreux ouvrages cités ici. L’expérience est plus qu’instructive et remarquable par la manière dont elle est menée par l’autrice.

Nous pouvons nous surprendre à « changer de bord » sur un fait divers après la réflexion d’un auteur, et Frédérique TOUDOIRE-SURLAPIERRE a eu l’intelligence de regrouper des faits divers dans lesquels la place de l’auteur, du rapporteur en quelque sorte, est toujours différente : soit complètement étranger à l’affaire, soit ayant rencontré les protagonistes du meurtre par exemple, soit ayant été lui-même accusé, soit ayant participé au procès, soit (pour marcel PROUST par exemple) ayant très bien connu l’accusé, l’auteur n’est jamais placé à un même degré dans l’affaire. Ce qui donne des points de vue forcément biaisés, plus ou moins jaillissant de l’affect, plus ou moins dans l’immédiateté.

Il s’avère particulièrement difficile de lâcher cet ouvrage sorti en 2019 dans la très inspirée et originale collection Paradoxe des éditions de Minuit, tant il est riche en rebondissements et questionnements judicieux qui mènent à la page suivante. C’est à la fois un agréable moment de détente et de réflexion, mais aussi plus largement une préoccupation sur notre place dans la société par nos convictions, nos idées (pouvant être préconçues) et l’influence extérieure que nous subissons. Brillante étude accessible, palpitante et très documentée (avec des centaines de notes), à lire à différents niveaux : s’immiscer dans une enquête, participer à une sorte de jeu labyrinthique, approfondir la pensée d’un auteur selon le degré de son implication dans une affaire, mais aussi se souvenir de certains ouvrages lus il y a longtemps ou les faits divers qui ont pu nous passionner dans notre vie. Une bouffée d’air de grand talent à découvrir.

http://www.leseditionsdeminuit.fr 

(Warren Bismuth)

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