dimanche 5 septembre 2021

Georges SIMENON « Le suspect »

 


Pierre Chave est en plein travail dans un théâtre du quartier de Schaerbeek de Bruxelles quand il est dérangé par son ami Arthur Baron qui vient l’instruire d’une affaire extrêmement sérieuse. En effet, un copain de lutte sociale, Robert, s’apprête à plastiquer une usine à Courbevoie. Chave n’est pas à approuver la violence, aussi il choisit d’entrer directement en contact avec Robert, seulement il est difficile pour lui de quitter la Belgique, d’autant qu’il est interdit de séjour en France où il est déserteur depuis cinq années. Il passe cependant la frontière et se rend sur les lieux du projet d’attentat.

Parallèlement, les flics débarquent chez la femme de Chave à Bruxelles, où se trouve justement Baron, ainsi que le fils de Chave, très jeune et malade. Nous n’allons pas tarder à apprendre que Chave est un activiste des milieux anarchistes, dans lesquels il possède une certaine assise depuis qu’il a écrit et fait paraître des brochures politiques. Robert est l’un des camarades préférés de Chave qui l’a formé, mais influençable, d’autant que des militants polonais ambitieux viennent d’intégrer les milieux anarchistes. Chave n’a que quelques jours pour retrouver Robert et lui persuader d’annuler son projet, sachant qu’il est admiré par le jeune homme.

Bien que SIMENON n’ait jamais été anarchiste à proprement parler (certaines de ses convictions et même de ses actions allant d’ailleurs à l’encontre de l’éthique), il s’est beaucoup intéressé à sa doctrine, et s’est même quelque peu hâtivement autoproclamé anarchiste. Quoi qu’il en soit, ce roman écrit en 1937 se déroule au cœur d’un mouvement alors en ébullition. Il fait partie des « romans durs » de l’auteur, il est râpeux, rugueux et extrêmement tendu. « Jamais Chave n’avait eu sommeil à ce point. Jamais il n’avait ressenti une telle envie de se détendre, de laisser son cerveau fonctionner tout seul, sans contrôle, se purger de tout ce qui le congestionnait, d’être en somme comme celui d’un animal repu qui sombre dans le rêve ».

Deux facettes de l’anarchisme s’y combattent : l’action directe par le biais des attentats, et l’idéologie pacifiste représentée par le personnage de Chave, un idéaliste respecté dans son milieu et tiraillé dans ses contradictions, poussé par un idéal anti-terroriste et non violent parfois difficile à assumer : « C’était devenu une idée fixe. Il ne savait plus s’il voulait éviter la mort d’innocents ou empêcher le petit Robert de faire une bêtise, ou encore si, se jugeant responsable en partie de l’activité du groupe, c’était pour la tranquillité de sa conscience qu’il luttait ».

Sont mis en exergue de manière pudique et par petits traits les rapports entre police et contestataires libertaires au cœur d’un monde anonyme qui pourtant continue son chemin et qui peut être campé par la femme de Chave. SIMENON place une partie de l’action (qui s'étend sur quatre jours) en Belgique, son pays natal, l’autre partie en France, sa terre d’adoption, lui-même peut-être tiraillé, comme il a pu l’être par ses idéaux. Car c’est bien un roman de l’ambivalence dont il s’agit, chaque personnage ayant sa part de mystère et de paradoxes, y compris la belle et entière madame Chave possiblement tombée sous le charme d’un flic. Les traîtres ne sont pas d’un bloc, les idéalistes non plus.

SIMENON s’est rarement frotté au roman politique, préférant décrire les psychologies fouillées de ses personnages, ne prenant pas part à la lutte politique. Pourtant ici il déroge à la règle. « Son » Chave est très crédible, charpenté et attachant, il pourrait par certains traits se rapprocher notamment d’ un Albert CAMUS. « Le suspect » est un très grand cru de SIMENON, il parut en 1938 et peut être vu comme l’un des grands romans hors Maigret (qui sont pourtant près de 150 sous son vrai nom !), d’autant qu’il n’est ni l’un des plus connus ni une copie conforme d’un autre de ses ouvrages (car SIMENON s’est tout de même beaucoup répété dans sa brillante carrière). Et il est aussi à coup sûr une image intéressante des convictions d’alors de SIMENON, celles d’avant-guerre.

 (Warren Bismuth)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire