dimanche 6 février 2022

Éric VUILLARD « Une sortie honorable »

 


Pour son nouveau récit historique, Éric VUILLARD s’attaque à l’Indochine française et décide d’entamer son récit par l’année 1928, lorsque la colonie subit un effondrement du prix de certaines matières premières, dont celui du caoutchouc, propriété de la toute puissante maison Michelin qui par ailleurs userait de mauvais traitements sur son personnel autochtone et doit affronter une « épidémie de suicides » au sein de ses salariés.

Comme à son habitude depuis « Conquistadors » de 2009 mais surtout à partir de 2012 avec « La bataille d’Occident », Éric VUILLARD déroule l’Histoire en scrutant des photographies, regroupant des documents judicieux propres à secouer son lectorat, passant tout au peigne fin. Avec son style caractéristique fait de cynisme, de précision affolante de la scène et d’humour caustique, VUILLARD semble manier une caméra munie d’un microscope sur le terrain, projeté vers la période qu’il décrit.

Comme toujours aussi, il examine, décortique les hommes puissants qu’il présente, les observe jusqu’au petit recoin d’un bouton de manchette. Puis il dresse leur pedigree par une sorte de biographie brève de quelques pages dans laquelle les principaux faits d’armes du gus sont révélés. Il est comme ça, VUILLARD, il s’invite sur l’épaule d’un type qu’il ne connaît pas et le passe au rayon X par une baguette invisible.

Ici ces nombreux puissants, ce sont les acteurs de tête de la fin de la colonisation en indochine. Ils tapent sur les pauvres êtres locaux, leur pondent des lois ahurissantes et font jaillir leurs muscles. VUILLARD procède à un véritable exercice de style littéraire. Car excusez, mais du style il en a et même en déborde. On ne devrait pas mais on rit à foison grâce aux percutantes descriptions, comparaisons, et échecs de l’Histoire. L’humour est corrosif et garanti sans trucage. L’auteur met en scène une brochette d’hommes sans scrupules, et en filigrane dénonce ce qu’il évoque dans un parfait numéro d’équilibriste.

Il se gausse, méchamment mais jamais gratuitement, des non-sens de déclamations politiques cherchant à marquer l’Histoire par une rhétorique coup de poing, comme cette phrase malheureuse d’Edmond MICHELET : « Toute politique actuelle de capitulation en Indochine s’apparenterait à celle de Vichy ». On applaudit bien fort. VUILLARD en profite pour se moquer de la IVe République française, qui évolue en vase clos dans un vertigineux jeu de chaises musicales. Il glane des scènes, les habille, les anime dans un décor savamment peint où chaque mot a son importance. Contrairement à l’armée française en Indochine, il ne s’enlise pas.

Il est aussi question des Etats-Unis et de leur rôle dans une sorte de répétition générale de la guerre du Vietnam. C’est peut-être le défaut de ce récit : il navigue un peu trop, entre 1928, la 2e guerre mondiale, la désastreuse bataille de Cao Bang en 1950, l’arrivée sur l’échiquier politique des Etats-Unis, le naufrage incessant de cette colonisation, les biographies des protagonistes, etc., il est possible de se perdre non dans ce qui est un labyrinthe mais qui par excès de zèle remue trop de détails. Il en reste un document exceptionnel, dans un format ténu et caractéristique de l’auteur, évoluant entre roman historique, récit ou encore scénario de film ou de documentaire. Ce n’est certes pas le meilleur VUILLARD (nous pourrons lui préférer le Goncourt « L’ordre du jour », « Congo » ou « Tristesse de la terre »), la recette commence peut-être à s’éroder, il n’empêche, c’est un récit remarquable qui nous pousse à aller rechercher plus en détail ce que VUILLARD tient à la surface. Il vient de sortir et ne doit pas être boudé.

 (Warren Bismuth)

2 commentaires:

  1. J'adore cet auteur dont je dois avoir lu une bonne partie de sa production. Le meilleur pour moi est Tristesse de la terre... Belle chronique qui m'incite à acquérir ce livre et le lire rapidement. 😀

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    1. Merci ! Oui Tristesse de la terre et très fort, ainsi que Congo et L'ordre du jour, entre autres !

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