dimanche 20 février 2022

Rosine CRÉMIEUX & Pierre SULLIVAN « La traîne-sauvage »

 


« Deux psychanalystes sans psychanalyse ». Rosine CRÉMIEUX et Pierre SULLIVAN se sont rencontrés tout d’abord dans le cadre de leur profession, psychanalystes, elle bien plus âgée que lui, a vécu la déportation, n’en a quasiment jamais parlé. C’est après son retour des camps qu’elle avait pourtant commencé à prendre des notes. De Ravensbrück lui restent des images précises, Pierre, un canadien, aimerait les connaître, pour les interpréter, les « psychanalyser ». De là est né le projet de ce livre écrit à quatre mains.

Rosine CRÉMIEUX se souvient précisément de la date de sa déportation : 21 août 1944, elle a alors 19 ans, est arrêtée comme résistante où elle mène son action du côté de Grenoble et le massif du Vercors. Bien que juive, Rosine est désignée comme « Normande aryenne typique » (sa famille, alsacienne, avait migré en Normandie en 1870 pour ne pas devenir allemande). Elle va vivre une expérience traumatisante en camps, souvenirs qui la poursuivront toute sa vie. N’oublions pas ces fortes phrases qui font réfléchir et nous mènent à stopper pour un temps notre lecture : « Sans l’usine comme modèle, Auschwitz n’aurait pu exister comme lieu d’extermination ».

Quant à Pierre SULLIVAN, il guide ce qui pourrait être une sorte d’interview de Rosine, il est curieux, s’interroge à la fois d’un point de vue humain mais aussi professionnel. Il se fait parfois insistant, pousse (avec un immense respect) Rosine à se découvrir, à creuser les souvenirs un peu plus profondément. Les circonstances de ce projet d’écriture sont révélées, le but de ce tête-à-tête en différé pour Rosine est le suivant : « Ce dialogue avec Pierre s’inscrivait dans une double perspective : réintégrer dans mon existence ce fragment de ma vie en le revivant avec lui et voir ce qu’il était possible de transmettre à quelqu’un qui n’avait vécu, ni de près ni de loin, un tel bouleversement », ce à quoi Pierre réplique « Traîne-sauvage, ce mot je ne peux le lire, je vois immédiatement les trains de la déportation et il me faut un certain temps pour réaliser que ce n’est pas une erreur d’écriture, mais que vous évoquez les traîneaux du Québec ».

Rosine évoque son amie de déportation Anita, avec tendresse, amitié et respect, avant de rembobiner sur l’entre-deux guerre, la montée du nazisme, la position de sa famille. Après le rappel brûlant de l’expérience à Buchenwald, la trace indélébile, le traumatisme d’une vie, Rosine tente de revivre, de survivre parmi les siens, empruntant le chemin du mutisme.

Ce qu’elle écrit, Pierre tente de l’analyser, de le décortiquer, tout en traduisant les silences ou euphémismes, tandis que Rosine répond à ses réflexions, ou ce qu’elle peut considérer comme de mauvaises interprétations. Car tous deux ne sont pas toujours d’accord, et parfois s’accrochent, mais toujours dans une sincère amitié. L’empathie d’un homme pour une femme aînée qui a tant souffert semble croître au fur et à mesure de leurs entretiens, d’autant que Pierre a choisi de se rendre avec sa famille sur les lieux des drames, de la déportation, du cauchemar de Rosine, se calquant presque dans les pas de la résistante, alors que cette dernière s’est interdit de revoir ces bâtiments, ces paysages, peut-être plus par pudeur que par peur.

Rosine va jusqu’à révéler des lettres qu’elle a écrites ou reçues, lettres d’une époque, comme imbriquées au sein de l’Histoire. Dans un format où aux questions de Pierre font suite les réponses souvent émues de Rosine, c’est une page de la deuxième guerre mondiale qui se lit, avec ces souvenirs personnels rassemblés avec des images toutes personnelles, ces sensations jamais éteintes, le froid, la faim, la saleté, l’épuisement. Ce témoignage poignant de Rosine CRÉMIEUX est à classer aux côtés de ceux de Charlotte DELBO ou Micheline MAUREL par exemple. Ajoutez-y cette analyse psychanalytique de Pierre SULLIVAN et vous obtenez ce récit surprenant, pudique, qui est une manière originale de conter la déportation. Il parut tout d’abord en 1999 avant d’être réédité, agrémenté d’une préface inédite de Pierre SULLIVAN, en 2014 chez Signes et Balises, il est parfaitement à sa place dans ce petit catalogue exigeant qui nous permet de lire l’Histoire autrement.

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

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