On
prend les mêmes et on recommence ! John DOS PASSOS à nouveau à l’honneur
dans ce dernier rendez-vous mensuel de la saison 2 du challenge « Les
classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, ce
mois-ci consacré aux Enfants du siècle.
Par
bien des égards John DOS PASSOS a connu plusieurs vies, en partie grâce à de
nombreux voyages à la rencontre de peuples de différentes cultures et de
différents continents. Dans ce qui pourrait être son autobiographie mais ne
l’est pas vraiment (DOS PASSOS n’a jamais aimé les choses simples !), en
sept longs chapitres, l’écrivain Etats-unien raconte entre autres ses périples
à travers le monde.
« La
belle vie » est souvent considéré comme un livre raté. Ce n’est pas le
cas. Rédigé en 1966 au crépuscule de l’existence de l’auteur (qui meurt en
1970), il est un travail de mémoire individuelle mais surtout collective.
Certes, le long premier chapitre consacré au parcours de son père peut être
ennuyeux, et je soupçonne le lectorat ayant tiré à boulets rouges sur cet essai
de ne pas avoir prolongé sa lecture après ces premières 70 pages. Car la suite
est bien plus savoureuse.
Dans
ces pages où le souvenir se diffuse froidement, sans émotions, avec un recul
extrême, DOS PASSOS fait part de ce qu’il a retenu de ses voyages, que ce soit
en Espagne, en Angleterre, en France, en Russie, en Perse, au Maroc, au
Daghestan, au Mexique, à Cuba et quelques autres. On dirait que DOS PASSOS ne
s’intéresse pas à lui-même, il préfère se focaliser sur les gens qu’il a
rencontrés tout au long de sa vie riche, la politique, le social, les paysages,
les us et coutumes.
Dès
son plus jeune âge, DOS PASSOS a baigné dans la politique, toute son œuvre en
est abondamment imprégnée. Jeune homme pacifiste, fils d’un père humaniste,
c’est tout naturellement qu’il se tourne vers les idéaux de ce que l’on
pourrait appeler la gauche radicale. Il se lie avec des communistes, des
socialistes radicaux, des anarchistes. Durant la première guerre mondiale, lui
le non-violent s’enrôle pour rejoindre la France. Sur le front, où il est
ambulancier, il lit Arthur RIMBAUD. La littérature prend d’ailleurs et bien
évidemment une part intéressante dans ce livre, et DOS PASSOS fait partager son
goût pour la littérature française.
S’il
fait rejaillir ses souvenirs de la première guerre mondiale du côté de Verdun
sans en abuser, c’est qu’il a déjà commis un livre dans sa jeunesse sur cette
expérience : « Initiation d’un homme : 1917 » paru en 1920.
Les images sont brèves, percutantes autant que distanciées : « Je me rappelle particulièrement la nuit où
je fus chargé de sortir de la salle d’opération des seaux pleins de bras, de
mains et de jambes amputées ». De France, le jeune soldat rejoint l’Italie.
Après
la guerre, il ne cesse d’effectuer des va-et-vient entre U.S.A. et vieille
Europe. Il n’insiste pas sur les souffrances du passé, mais plutôt sur, par
exemple, les parties de pêches avec son grand ami HEMINGWAY (il raconte qu’il
est présent lors de l’une ces pêches mémorables au gros qui, selon lui,
pourrait bien avoir inspiré HEMINGWAY pour écrire « Le vieil homme et la
mer »), ou sur les bamboches d’anthologie dans des soirées mondaines où il
démontre sa propension à ingurgiter des doses phénoménales d’alcool.
DOS
PASSOS revient étrangement très peu sur sa carrière littéraire, uniquement par
de petits traits non détaillés : « Mes aventures avec L’initiation d’un homme : 1917 n’avaient pas été heureuses. L’imprimeur
anglais refusa de le mettre sous presse avant que j’aie édulcoré le langage des
soldats ; et quand le livre sortit, l’éditeur, au bout des six premiers
mois, déclara la vente de soixante-trois exemplaires ». Et c’est à peu
près tout concernant ce roman. Sur les autres, ultérieurs, il en dit encore
moins, la plupart n’étant d’ailleurs même pas référencés. Il pourrait être
difficile de conclure que celui qui écrit ce livre de mémoires est un homme de
lettres réputé, car jamais il ne fait part de sa popularité.
L’écrivain
se concentre donc sur les autres, ceux qu’il a rencontrés : FITZGERALD,
MORAND, CENDRARS, DEISER, d’autres encore dont la notoriété n’est pas parvenue
jusqu’à nous. Et puis toujours ces petites anecdotes lointaines, presque
oubliées. Et pourtant… DOS PASSOS a vu de ses yeux les vrais chien de PAVLOV
lors de l’un de ses voyages en Russie, pays qui dans un premier temps, et comme
pour tant d’autres auteurs (je pense à GIDE, ISTRATI ou KAZANTZAKI notamment)
le fascinera par sa politique gouvernementale, avant qu’il ne déchante. L’un de
ces voyages est motivé par la volonté de découverte en direct du théâtre russe,
qu’il place très haut. Il y croise le réalisateur EISENSTEIN (pensez
donc ! EISENSTEIN !), mais comme pour les nombreuses autres figures
majeures de la culture, il n’en partage que quelques lignes lancées presque par
hasard. Pour le reste, dès la frontière passée, « J’aimais et j’admirais le peuple russe. Leur énorme pays si varié
m’avait plu, mais quand, le lendemain matin, je franchis la frontière polonaise
– la Pologne à cette époque n’était pas communiste – j’eus l’impression de
m’être échappé de prison ».
DOS
PASSOS est un homme qui s’intéresse à l’art dans son ensemble. Il prend un
évident plaisir (mais toujours avec cette froideur caractéristique) à nous
entretenir de danse, théâtre, architecture, musique, mais surtout de peinture,
car il est adroit avec le pinceau. Sa curiosité est insatiable, son esprit vif
s’intéresse à tout, y compris aux nombreuses langues qu’il apprend lors de ses
voyages.
Faisant
fonctionner une nouvelle fois sa mémoire, il se souvient avoir couvert le
procès honteux et frauduleux des anarchistes SACCO et VANZETTI. Si là non plus
il ne s’attarde pas trop, c’est qu’il a déjà écrit un essai sur cette
expérience douloureuse dès 1927 (date de l’exécution des deux
italiens) : « Devant la chaise électrique », livre indispensable
pour qui s’intéresse à cette sordide manipulation judiciaire. Cependant il
convient que lui-même ne pourrait pas rejoindre les milieux anarchistes, pour
lui trop naïfs, alors que certains de ses romans font pourtant la part belle
aux anarchistes et les dépeignent souvent comme des idéalistes très émouvants
et faits d’un seul bloc, celui de la révolte. Il est évident qu’il aime les
portraits qu’il dresse.
Pourtant
bourgeois, DOS PASSOS s’intéressent aux déclassés, les soutient et parfois les
admire. « De quel droit nous
mettions-nous plus haut que des hommes d’affaires prospères ou l’épicier du
coin, ou, après tout, que les balayeurs en blouse blanche qui nettoient les
rues ? Ce n’était pas que j’acceptais leurs critères ; mais je
sentais que lorsqu’on met en question les idéaux d’un homme, il faut aller
combattre sur son propre terrain ».
DOS
PASSOS rencontre le réalisateur Joseph VON STERNBERG, alors au sommet de sa
gloire. Là encore, quelques mots suffiront. Peut-être parce DOS PASSOS est un
grand timide. Jamais il ne se met en avant, ne profite de sa notoriété, comme
cette autobiographie le démontre implacablement. Des anecdotes viennent
témoigner de cette timidité, je pense à ce moment surprenant où, ayant écrit
une pièce de théâtre, il assiste à l’une des représentations. N’osant pas dire
à l’ouvreuse qu’il en est l’auteur, il paie sa place. Le livre regorge de
petits souvenirs de cet acabit. Et c’est sans doute par cet effacement
résultant possiblement d’une grande modestie, que cette autobiographie n’est
que rarement axée sur le personnage principal et n’en est de fait pas vraiment
une.
Dernier
détail, qui est peut-être bien moins anodin qu’il n’y paraît. DOS PASSOS fait
stopper cette autobiographie vers 1930, alors qu’il a à peine 35 ans et qu’il
rédige ce livre près de 40 ans plus tard. Après 1930, il s’écarta des idées de
gauche, eut même quelques sympathies pour le courant conservateur Maccarthyste.
Il ne dévoile rien de ce parcours ultérieur, comme si pour lui ne comptait que
le combat qu’il mena à son niveau pour ses convictions progressistes et
gauchistes. Il laisse la fin de son ouvrage en suspens, comme honteux d’écrire
sur la suite. Nous ne saurons rien sur les quelques décennies suivantes, il
s’arrête dans son élan, un peu comme s’il venait de tuer littérairement l’homme
engagé, de gauche, qu’il fut, et donnait naissance à un nouvel être, peut-être
moins intéressant, en tout cas un être dont le destin ne pourrait intéresser
personne. Une fin qui surprend, mais qui à mon sens prouve beaucoup. « La
belle vie » n’est pas un chaînon mineur au sein d’une œuvre immense, il en
est une composante entière.
(Warren
Bismuth)