Après avoir créé le détective Milo Milodragovitch dans « Fausse piste » (en 1975), James CRUMLEY, au risque de perturber son lectorat, se lance en 1978 dans l’élaboration d’une seconde série en parallèle, mettant une fois encore en scène un détective privé, C.W. Sughrue.
La recette est assez similaire à celle de la série déjà mentionnée, Sughrue étant un détective désabusé qui picole pus que de raison dans un pays, les Etats-Unis, en proie à tous les abus, dans des quartiers suintant la déliquescence, l’alcool, la dope et les coups bas. Sughrue est un ancien du Vietnam, célibataire endurci dont la mission principale est de retrouver des fugueurs. Ainsi, à la demande d’une certaine Rosie, tenancière de bistrot, il prend en filature l’écrivain Trahearne. Et dès l’entame, tout le talent de CRUMLEY éclabousse. Par un premier chapitre d’anthologie dans un bar, avec une baston mémorable et des dialogues somptueux, il plante le décor. Cette scène est le mur porteur de la suite du roman. Parallèlement, la fille de Rosie, Betty Sue, a disparu depuis 10 ans, à l’âge de 17 ans. Et il se pourrait fortement qu’elle ait mal tourné. Rosie engage Sughrue pour la rechercher.
Sughrue démarre ses investigations, flanqué de Trahearne et de son bulldog amateur de bière, Fireball. Et bien sûr, CRUMLEY étant ce qu’il est, l’enquête va déraper, des scènes folles vont se succéder à un rythme effréné, et il va bien nous falloir les doigts de chaque main pour compter les morts. De communautés hippies en magnats du cinéma pornographique et de femmes pulpeuses ou usées, c’est tout l’underground étatsunien des 70’s que Sughrue va rencontrer en interrogeant celles et ceux qui ont connu Betty Sue. Il va remonter le temps bien malgré lui, par le biais de témoins à gueules cassées, des épaves ou de simples accidentés de la vie, la galerie des personnages est impressionnante. Et en partie lucide, pas comme ses protagonistes.
CRUMELY règne en maître dans l’exercice d’équilibriste, entre le devoir de contrôler son scénario, mais aussi le besoin de convoquer les paumés de son pays et celui de désamorcer certaines scènes par un enchaînement sur une poésie impressionniste de toute beauté. Sans compter son émotivité, celle qui fait jaillir des séquences bouleversantes, jouées par des personnages auxquels il n’est pas difficile de s’attacher, par leur parcours cahoteux, par leur décision d’évoluer en marge de la société, dans un esprit communautaire où « Tout le monde était ensemble avec toute le monde (…). Vous savez, histoire de démolir le concept de propriété privée et de possession individuelle. Qu’est-ce que ça peut foutre, hein, quand on prend assez de drogue, ça a l’air cool ».
Des éléments autobiographiques viennent se planquer au milieu du vice, suivis de scènes de grande émotion, tout ceci dans un milieu fait d’intimidations, de mensonges et de bluff. CRUMLEY est assez singulier dans son approche littéraire à la fois bordélique, excessive, cradingue et poétique, entièrement maîtrisée et diablement lucide sur la société étasunienne. Quant à la chute, elle est aux petits oignons, ce qui ne gâche rien dans un univers de polar.
Mais pourquoi donc avoir créé deux détectives privés à peu près similaires, et à peu près en même temps, évoluant dans des milieux pas tellement différents ? En vérité je n’en sais foutrement rien. Mais la facétie de CRUMLEY peut sans doute avoir été poussée jusqu’à les inventer de conserve pour les faire se rencontrer ensuite et enquêter ensemble. Ce sera le cas dans « Les serpents de la frontière », volume unique faisant partie à la fois de la série Milo Milodragovitch et de celle de C.W. Sughrue, tome 3 pour chacune d’elle. La farce est complète. Et forcément nous reviendrons sur ce volet-croisement tant il paraît fascinant dans sa construction littéraire.
Dans la présente édition de 2017 chez Gallmeister, la publication intègre de magnifiques illustrations en noir et blanc de Thierry MURAT. Gallmeister vient d’ailleurs de terminer les traductions - celles de Jacques MAILHOS - de ces deux séries de 4 tomes chacune, par l’ultime enquête de Sughrue, « Folie douce ». Deux séries qu’il faut explorer à la fois pour leurs excès et leur esthétisme littéraire.
(Warren
Bismuth)
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