La correspondance entre Panaït Istrati et Romain Rolland s’étend sur seize ans, et le recueil ne contient pas moins de 640 pages grand format, autant dire que l’entreprise est colossale. Elle débute par une lettre autobiographique que rédige Istrati le 20 août 1919 à Genève à Roman Rolland, celui qu’il considère comme le plus grand écrivain vivant, lettre que ne reçut jamais son destinataire.
La deuxième lettre est écrite précisément le 1er janvier 1921 de Nice, désespérée, celle d’un homme fini, qui d’ailleurs se tranche la gorge immédiatement après. Mais il survit. Et Romain Rolland lui répond, enfin. Ici commence une longue amitié qui durera jusqu’à ce qu’une brouille historique les sépare.
Dans ses premières lettres, Istrati, qui a appris le français en autodidacte, lui le roumain vagabond, écrit avec emphase, voyant en Rolland un sauveur. Il s’aplatit devant la figure d’un écrivain déjà célèbre, se diminue, se plaint beaucoup aussi d’une vie qu’il considère comme ratée. Rolland, tout d’abord agacé d’une part par tant d’auto-flagellation et d’autre part envers les louanges et adulations, finit par croire en Istrati et en son talent après de nombreux échanges. Il lui conseille d’écrire sa vie.
Tourmenté et idolâtre, Istrati ne sait comment se comporter avec son « maître », il en fait trop, s’apitoie tant et plus, et Rolland doit souvent le sermonner, avant de lui envoyer de l’argent. Car Istrati est et reste pauvre, errant de ci de là, sans amis (il s’est fâché avec chacun d’eux), sans but, sans espoir, bien qu’il soit un photographe talentueux qui vivote grâce à son art sur la Promenade des anglais de Nice.
Si Istrati souhaite devenir à son tour écrivain, il est pourtant très dur (mais peut-être pas si décalé) avec le monde de la littérature. Énervé par ses jérémiades, Rolland se fait plus direct, notamment dans cette lettre du 21 décembre 1921 : « Vous êtes un passionné Istrati. C’est votre essence. Vous exigez de la vie, vous exigez de l’amour, vous exigez de l’amitié… Et certes, elles et ils vous ont constamment refusé ce que vous réclamiez d’eux. Ils vous ont déçu, trahi, cruellement fait souffrir. – Mais quel droit un homme a-t-il d’exiger d’un autre être ou de l’ensemble des êtres, de la vie ? Et par le fait qu’un être aime, a-t-il droit à l’amour ? – Aucun. Je le dis, moi qui n’ai pas été aimé d’êtres que j’aimais le plus. La vie ne nous doit rien », précisant bientôt « Je n’attends pas de vous des lettres, j’attends de vous des œuvres ».
Istrati le harcèle, désordonné, agressif, agité. Puis vient le temps de la tant attendue œuvre : premiers envois en septembre 1922, « J’écris pour vous », dans un travail d’écriture comme dans une urgence avant de trépasser, car Istrati se voit souvent mort à très brève échéance, il est malade, il le sait et il n’a plus le temps d’attendre, aussi il ne se relit pas, il envoie ses brouillons comme une genèse, un embryon de l’œuvre à venir, brouillons bruts, truffés de fautes de français. À ce propos, cette correspondance est une mine d’informations sur l’évolution, la progression de Istrati dans la langue française. Si ses premières lettres sont farcies de fautes, de ratures (l’éditeur a fait le choix judicieux de tout publier dans son jus, avec les fautes, les rajouts, les ratures, etc.), son style s’affirme rapidement pour devenir plus sûr, plus fluide, bien qu’il doute sans cesse, qu’il manque de confiance en lui.
Soudain cette phrase prémonitoire de Rolland pour Istrati dans une lettre du 20 juin 1924 : « Vous n’avez pas encore d’ennemis !... patience ! Ils ne tarderont guère... ». Quelques années plus tard, l’Histoire lui donnera raison. En attendant, Istrati connaît enfin le succès grâce à l’aide de Rolland, succès qui rapidement l’écrase, le rend mal à l’aise, lui l’humble parmi les humbles. Il redistribue ses bénéfices aux nécessiteux, redevient lui-même, offensif, généreux et déterminé. Il s’affirme aussi devant Rolland (ils ont fini par se rencontrer à plusieurs reprises), ce dernier le traitant enfin sur un pied d’égalité, ne le considérant plus comme son élève (on peut reprocher à Rolland son ton un brin condescendant) alors que Istrati gagne en assurance.
Octobre 1927, en bolchevik convaincu, Istrati accepte bien volontiers l’invitation du pouvoir russe de se rendre en U.R.S.S. pour les commémorations du dixième anniversaire de la Révolution russe. C’est à cette période qu’il se lie d’amitié avec le grec Nikos Kazantzaki, tous deux très enthousiastes de ce qu’ils voient sur le terrain – savamment préparé par les autorités soviétiques, mais ils l’ignorent à ce stade - dans cet immense pays qui vient de créer une nouvelle manière de diriger. D’ailleurs les premières tensions épistolaires entre Istrati et Rolland naissent de « Ascèse » de Kazantzaki que Rolland voit d’un très mauvais œil. Istrati, blessé, rétorque, notamment sur la notion de la Famille, qu’il déteste. Lié à Kazantzaki pour l’éternité (du moins le croit-il, là encore l’avenir lui donnera tort), on dirait qu’il ne peut admirer deux hommes à la fois, est extrêmement possessif dans son amitié. Il est possible qu’à partir de ce moment, il ait « sacrifié » Rolland. De l’U.R.S.S., il gagne la Grèce puis revient au pays rouge.
Le point de bascule se situe précisément en 1929 quand éclate l’affaire Roussakov (que Istrati développera quelques mois plus tard dans son pamphlet anti-soviétique « vers l’autre flamme », co-écrit avec Victor Serge et Boris Souvarine, ce dernier anonymement). Istrati se dresse contre l’arbitraire de l’U.R.S.S., ouvre les yeux, et ne voit plus qu’un pays corrompu, empli de mensonges d’Etat et de manipulations grossières. Rolland s’insurge, le torchon brûle, les deux hommes finissent par s’insulter et se maudire. Alors que Istrati se déchaîne par sa plume, Rolland se met dans une colère noire : selon lui, malgré tous les défauts que l’on peut imputer au pouvoir soviétique, il ne faut pas le compromettre, au risque de faire le jeu de l’Occident capitaliste. Il est peu de dire que Istrati goûte peu cette sorte de choix de la censure envoyée par son vieil ami. Sa réplique est cinglante : « Nous n’avons, ni la même connaissance de la Russie, ni les mêmes sentiments à l’égard de nos amis politiques. (Je dirais même à l’égard de la classe ouvrière, telle que je l’ai vue écrasée là-bas, par les miens). Vous me rendez responsable de cet acte comme s’il était capable d’organiser à lui seul, une croisade capitaliste contre l’U.R.S.S. Je suis responsable d’un certain affaiblissement de la confiance qu’il provoquera dans le sein de l’Internationale. Cela, je l’ai voulu, et je voudrais que cet affaiblissement aille jusqu’au bout, tuant ce parti « communiste » farci de chenapans et obligeant les canailles de là-bas de faire place aux vrais révolutionnaires ».
Début 1930, le divorce est consommé, les deux hommes de lettres continuent leur chemin chacun de son côté. La violence épistolaire fut intégrale et fatale, et c’est Istrati qui va payer. Encore une fois, tous ses amis vont s’éloigner de lui, jugeant qu’il sent trop le soufre. Cependant leur correspondance, glaciale désormais, reprend dans les derniers mois de vie de Istrati. L’ultime lettre de Rolland pour son ancien ami, datée de janvier 1935, est même d’une rare violence. Trois mois plus tard Istrati n’est plus. Cette amitié débordante métamorphosée en guerre ouverte entre deux individus de caractère, a elle aussi vécu.
Le recueil propose d’autres lettres, soit de Istrati ou Rolland à d’autres destinataires, soit le contraire. La fin du volume se concentre sur divers témoignages de personnages illustres ou non qui parlent de Istrati. Les nombreuses notes de bas de pages sont particulièrement éclairantes sur le contexte historique et littéraire. Ce livre, il faut aussi le voir comme une véritable biographie de Panaït Istrati. Si lui-même donne de nombreux et précieux détails sur son parcours, il en est de même pour certains proches qui témoignent, faisant de ce copieux livre une petite bible en matière de connaissance de Istrati. Certaines lettres furent perdues, d’autres détruites, mais le résultat est cependant de grande ampleur. Le présent volume, publié en 2019, tout « Istratien » se doit de le lire attentivement. En 1922, Romain Rolland à propos de ISTRATI « Il écrit en français comme un barbare de génie ». C’était plusieurs années avant la tempête. Pour Rolland, c’est le barbare qui survivra à l’écrivain…
(Warren Bismuth)
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