lundi 9 octobre 2017

Edward ABBEY « Désert solitaire »


L'ANAGNOSTE: Edward Abbey, Désert solitaire

Il y a de ces livres dont on retarde toujours la lecture parce que l’on sait que l’on va devoir en découdre avec un grand bouquin, que l’on devra être concentré, disponible. Exemple parfait avec ce « Désert solitaire » qui trônait dans ma pile à lire depuis pas mal de mois. Prétexte supplémentaire au retardement de l’échéance : ce récit est le seul livre d’ABBEY traduit en français qui me restait à lire, tous les autres m’étaient passé entre les pattes et je n’en étais jamais ressorti indemne. ABBEY est un géant parmi les géants, l’un de ceux qui bousculent votre existence, votre façon de penser, d’agir. Donc je devais être prêt pour l’affronter une dernière fois. Ce « Désert solitaire » n’est pas qu’un carnet intime où l’auteur couche ses pensées alors qu’il travaille durant six mois comme ranger dans un parc national de l’Utah aux Etats-Unis à la fin des années 1950. C’est aussi et surtout un ouvrage sur la vie, une vie qui ne doit pas s’arrêter à celle des êtres humains, mais doit être respectée pour tout être vivant sur terre. ABBEY est ce type enragé qui crache sur l’égoïsme et la volonté de suprématie de l’humain sur la nature, sur les projets inutiles qui vont balafrer les paysages, c’est ce que d’aucuns ont appelé un écologiste radical. Je ne suis pas d’accord avec ce terme, je crois en effet que ce sont les grands projets inutiles de « bétonisation » du sol naturel qui sont radicaux car ils tuent une partie de la nature sauvage. Pour toujours. ABBEY ne tue pas, il est au contraire pour la défense de la vie, sans rehausser la vie humaine, sans la compter comme au-dessus des vies animale ou végétale. Il contemple. L’énorme force d’ABBEY est la diversification des sujets et des états d’esprits dans un même bouquin : tour à tour philosophe, provocateur, critique, autocritique, botaniste, spécialiste faunistique, drôle, tendre, psychologue, mais toujours éminemment anarchiste dans l’âme, foncièrement politique dans le discours. Les anecdotes foisonnent dans ce récit, puisqu’il raconte six mois de sa vie au milieu des canyons, des grands espaces piégeux, de la nature maîtresse des lieux qu’il demande à respecter, à ne pas déranger : (il ne veut) « Plus de voitures dans les parcs nationaux. Que les gens marchent. Ou aillent à cheval, à vélo, à dos d’âne ou de phacochère – ça m’est égal -, mais qu’on interdise les voitures, les motos et tous leurs cousins à moteur. Nous sommes convenus que nous n’entrerions pas en voiture dans les cathédrales, les salles de concert, les musées, les assemblées législatives, les chambres à coucher et autres temples de notre culture : nous devrions traiter les parcs nationaux avec le même respect, car eux aussi sont des lieux sacrés. Peuple de plus en plus païen et hédoniste (Dieu merci !), nous comprenons enfin que les forêts et les montagnes et les canyons désertiques sont plus sacrés que nos églises. Comportons-nous donc en conséquence ». ABBEY ne raffole pas de l’humain ni de ce qu’il a engendré, comme la technoscience. Il regarde, à côté, solitaire, anarcho-individualiste vert fluo mais brandissant le drapeau noir. Il regarde l’humain bousiller les trésors de la nature pour y faire pousser du goudron, du béton. Car il prévient dès son introduction que son livre est « un tombeau », dans le sens où les paysages qu’il va évoquer sont déjà en train de changer et n’existeront peut-être plus lorsque le lecteur en lira les descriptions puisqu’ils auront été saccagés par l’homme. Il ne croit pas en une préservation à long terme, il ne croit pas tout court d’ailleurs : « Au-delà de l’athéisme : le non-théisme. Je ne suis pas athéiste, je suis terréiste. Soyez fidèle à la terre ». Son discours, même s’il a un demi-siècle, paraît encore terriblement d’actualité aujourd’hui où l’on parle plus que jamais de grands projets à construire pour remplacer la verdure, où l’on développe le tourisme industriel (un bazar qu’ABBEY déteste par-dessus tout). ABBEY a la force de cacher sa désillusion derrière un humour acerbe, aiguisé et caustique. C’est un grand, l’un de ceux qui pourraient résumer le combat du XXème siècle pour la planète, sans concession, sans compromission, fidèle à ses idéaux, entier, l’un de ceux qui font paraître tant d’autres tout petits. Dès qu’un projet de bétonnage pointe son nez, ABBEY rôde (applaudissements gênés pour le jeu de mots le plus vilain de l’année). D’autant que l’écriture est puissante et vous traîne par les cheveux, vous impose son rythme. Il n’y aura pas de survivants. Exceptée la nature. Aujourd’hui je me sens orphelin : j’ai lu les six livres d’Edward ABBEY traduits et sortis chez GALLMEISTER (celui-ci date de 2010 avec une splendide préface de Doug PEACOCK), six chefs d’œuvre d’irrévérence et de combat quotidien pour la vie et pour la nature. Alors messieurs dames, il va falloir faire quelque chose, traduire le reste de l’œuvre d’ABBEY, inexplorée en Francophonie, ou alors il me faudra relire ces six perles, encore et toujours, jusqu’à ce que je retourne dans le ventre de dame Nature comme ABBEY l’a fait en 1989.


(Warren Bismuth)

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