Il y a de ces livres dont on retarde toujours la lecture parce que
l’on sait que l’on va devoir en découdre avec un grand bouquin, que l’on devra
être concentré, disponible. Exemple parfait avec ce « Désert
solitaire » qui trônait dans ma pile à lire depuis pas mal de mois.
Prétexte supplémentaire au retardement de l’échéance : ce récit est le
seul livre d’ABBEY traduit en français qui me restait à lire, tous les autres
m’étaient passé entre les pattes et je n’en étais jamais ressorti indemne.
ABBEY est un géant parmi les géants, l’un de ceux qui bousculent votre
existence, votre façon de penser, d’agir. Donc je devais être prêt pour
l’affronter une dernière fois. Ce « Désert solitaire » n’est pas
qu’un carnet intime où l’auteur couche ses pensées alors qu’il travaille durant
six mois comme ranger dans un parc national de l’Utah aux Etats-Unis à la fin
des années 1950. C’est aussi et surtout un ouvrage sur la vie, une vie qui ne
doit pas s’arrêter à celle des êtres humains, mais doit être respectée pour
tout être vivant sur terre. ABBEY est ce type enragé qui crache sur l’égoïsme
et la volonté de suprématie de l’humain sur la nature, sur les projets inutiles
qui vont balafrer les paysages, c’est ce que d’aucuns ont appelé un écologiste
radical. Je ne suis pas d’accord avec ce terme, je crois en effet que ce sont
les grands projets inutiles de « bétonisation » du sol naturel qui
sont radicaux car ils tuent une partie de la nature sauvage. Pour toujours.
ABBEY ne tue pas, il est au contraire pour la défense de la vie, sans rehausser
la vie humaine, sans la compter comme au-dessus des vies animale ou végétale.
Il contemple. L’énorme force d’ABBEY est la diversification des sujets et des
états d’esprits dans un même bouquin : tour à tour philosophe, provocateur,
critique, autocritique, botaniste, spécialiste faunistique, drôle, tendre,
psychologue, mais toujours éminemment anarchiste dans l’âme, foncièrement
politique dans le discours. Les anecdotes foisonnent dans ce récit, puisqu’il
raconte six mois de sa vie au milieu des canyons, des grands espaces piégeux,
de la nature maîtresse des lieux qu’il demande à respecter, à ne pas
déranger : (il ne veut) « Plus
de voitures dans les parcs nationaux. Que les gens marchent. Ou aillent à
cheval, à vélo, à dos d’âne ou de phacochère – ça m’est égal -, mais qu’on
interdise les voitures, les motos et tous leurs cousins à moteur. Nous sommes
convenus que nous n’entrerions pas en voiture dans les cathédrales, les salles
de concert, les musées, les assemblées législatives, les chambres à coucher et
autres temples de notre culture : nous devrions traiter les parcs
nationaux avec le même respect, car eux aussi sont des lieux sacrés. Peuple de
plus en plus païen et hédoniste (Dieu merci !), nous comprenons enfin que
les forêts et les montagnes et les canyons désertiques sont plus sacrés que nos
églises. Comportons-nous donc en conséquence ». ABBEY ne raffole pas
de l’humain ni de ce qu’il a engendré, comme la technoscience. Il regarde, à
côté, solitaire, anarcho-individualiste vert fluo mais brandissant le drapeau
noir. Il regarde l’humain bousiller les trésors de la nature pour y faire
pousser du goudron, du béton. Car il prévient dès son introduction que son
livre est « un tombeau », dans le sens où les paysages qu’il va évoquer
sont déjà en train de changer et n’existeront peut-être plus lorsque le lecteur
en lira les descriptions puisqu’ils auront été saccagés par l’homme. Il ne
croit pas en une préservation à long terme, il ne croit pas tout court
d’ailleurs : « Au-delà de l’athéisme : le non-théisme. Je ne
suis pas athéiste, je suis terréiste. Soyez fidèle à la terre ». Son
discours, même s’il a un demi-siècle, paraît encore terriblement d’actualité
aujourd’hui où l’on parle plus que jamais de grands projets à construire pour
remplacer la verdure, où l’on développe le tourisme industriel (un bazar
qu’ABBEY déteste par-dessus tout). ABBEY a la force de cacher sa désillusion
derrière un humour acerbe, aiguisé et caustique. C’est un grand, l’un de ceux
qui pourraient résumer le combat du XXème siècle pour la planète, sans
concession, sans compromission, fidèle à ses idéaux, entier, l’un de ceux qui
font paraître tant d’autres tout petits. Dès qu’un projet de bétonnage pointe
son nez, ABBEY rôde (applaudissements gênés pour le jeu de mots le plus vilain
de l’année). D’autant que l’écriture est puissante et vous traîne par les
cheveux, vous impose son rythme. Il n’y aura pas de survivants. Exceptée la
nature. Aujourd’hui je me sens orphelin : j’ai lu les six livres d’Edward
ABBEY traduits et sortis chez GALLMEISTER (celui-ci date de 2010 avec une
splendide préface de Doug PEACOCK), six chefs d’œuvre d’irrévérence et de
combat quotidien pour la vie et pour la nature. Alors messieurs dames, il va falloir
faire quelque chose, traduire le reste de l’œuvre d’ABBEY, inexplorée en
Francophonie, ou alors il me faudra relire ces six perles, encore et toujours,
jusqu’à ce que je retourne dans le ventre de dame Nature comme ABBEY l’a fait
en 1989.
(Warren Bismuth)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire