mercredi 28 février 2018

« GABBA, GABBA, FUCK ! – Lobotomy contingent, n°1 à 8 »


Planquez vos vessies car voici le messie ! Avant de présenter ce bouquin qui me tient particulièrement à cœur (vous comprendrez plus loin pourquoi), il est nécessaire de regarder dans le rétroviseur. Après l’avènement du punk-rock en 1976/1977 chez les britanniques, la France a été touchée à son tour, et si la première vague s’est écrasée contre un piton rocheux, la deuxième déferla dès le tout début des années 1980, avec ses groupes bien sûr, mais aussi ses labels, ses lieux de concerts, ses distributions indépendantes (on ne disait pas encore trop D.I.Y.), ses compilations cassettes (oui oui, ça paraît néanderthalien, des cassettes à bandes messieurs-dames !), et bien sûr sa presse underground : les fanzines. Parmi ceux-ci, un titre particulièrement représentatif d’une époque, d’un mouvement : GABBA GABBA FUCK ! Commis à Clermont-Ferrand à partir de 1983, il semblait pourtant ressembler aux autres fanzines français. En apparence seulement. Car il allait à mon goût beaucoup plus loin dans cette sorte de provocation incessante qu’était le punk (ce qu’il est par ailleurs resté, peut-être de manière plus « mûre »). Le punk c’était de sales gosses qui aimaient jouer avec leur morve et les bouteilles de Valstar (non consignées je précise), ainsi qu’avec les nerfs des gens, des ados révoltés qui reprenaient un slogan, une éthique venus d’Angleterre et des Etats-Unis. Jusque là on est d’accord. On est d’autant plus d’accord que c’est moi qui écris l’article. Là où GABBA GABBA FUCK ! se démarque, c’est dans l’excès : si les mises en page de l’époque étaient confuses, celle de ce zine était éminemment chaotique, d’une part car le rédacteur en foutait dans tous les sens, mais aussi découpait des articles un peu partout sur la feuille pour les coller n’importe où, ce qui rendait le tout quelquefois proche de l’illisible, mais il poussait le vice jusqu’à avoir supprimé l’interligne de la machine à écrire (oui, on écrivait avec un stylo ou une machine à écrire, photoshop et compagnie n’étaient même pas encore dans le ventre de leur mère), ce qui donnait une écriture si serrée que les lignes se chevauchaient. Explication : GABBA GABBA FUCK ! était gratuit, et comme le rédacteur l’explique dans l’introduction du livre, il voulait placer un maximum de lecture en un minimum de place, comme on bourre avec ses pieds un tiroir rempli de chaussettes (quelle idée de posséder autant de chaussettes). Pour lui, le lecteur pouvait bien faire l’effort de démolir ses yeux puisqu’il n’avait pas payer la chose (contrairement au rédacteur). Une réflexion qui se défend. Toujours dans l’édito, mais aussi dans la conclusion du livre, Laurent, le seul représentant de ce zine, expose ses souvenirs sur la difficulté à l’époque de faire des photocopies à peu près propres, avec le toner qui dégueule sur les copies, les recto-verso qui coincent, les photocopieurs qui lâchent, les feuilles qui gondolent, etc. Croyez-moi si vous voulez, mais pour avoir vécu ces expériences moi-même, je puis certifier qu’il n’exagère pas une seule seconde. Mieux, il ramène des souvenirs jusque là enfouis dans ma mémoire, quel talent ! Maintenant que vous avez la forme (enfin, l’absence de forme devrais-je dire), analysons le fond : G.G.F. parlait de punk, était fait pour les punks. Pour le recevoir, il suffisait d’envoyer une enveloppe timbrée (tout comme son rédacteur). Les pages débordaient (le mot n’est vraiment pas trop fort) de chroniques, infos, dates de sorties de disques, adresses de groupes, labels, fanzines, organisations, tout ceci à l’international (on apprenait entre autres l’existence d’une scène punk en Afrique du sud). À partir du n°5, des interviews de groupes apparaissent. Les chroniques de G.G.F. prenaient la majorité de la place, il y en avait dans tous les sens, impossible de ne pas souffrir d’un torticolis en fin de lecture d’un numéro. Je précise : le numéro sort à l’origine en double A4 recto-verso, ce nombre de 4 feuilles ne sera pas toujours respecté par la suite. G.G.F. était à la pointe de l’actualité en sorties de disques, était l’un des premiers fanzines français à parler d’anarcho-punk (un mouvement qui a fait son chemin depuis). La majorité des disques punks français sortis à cette époque étaient chroniqués dans ses colonnes, ponctués de « fuck », de « oi », et on croit entendre quelques rots par-ci par-là. G.G.F., c’est peut-être LE fanzine punk à étudier pour une thèse sur le fanzinat des 80’s, rien ne manque, ni le bordel, ni la présentation extrême, ni le « jmenfoutisme » revendiqué, c’est une perle rare. Vous vous dites « oui mais l’auteur de cette chronique a dit au début que ce livre lui tient particulièrement à cœur, aussi on souhaiterait bien savoir pourquoi ». C’est exact, vous êtes très pertinents ce soir. Désolé si je reviens un peu sur mon parcours personnel (vous pouvez sauter les lignes qui suivent, je ne vous en tiendrai pas rigueur. Quoique…). 1986, je suis un jeune punk ignorant, ne connaissant que les groupes assez « importants » du mouvement punk. Au tout début de la sainte année 1986 (février je crois), je tombe nez à nez avec une affiche dans un magasin de disques : il y est question d’une émission punk sur une radio indépendante. Le nom de l’émission est « Media blitz ». Dans mon souvenir elle est diffusée le lendemain de ma rencontre avec son affiche. Je me branche sur ma radio pourrie (le son l’était également), et là ma vie bascule à jamais : j’entends du punk du monde entier, des trucs dont je ne soupçonnais même pas l’existence. L’animateur de cette émission annonce qu’il édite un fanzine (mais qu’est-ce donc ???), qu’il est gratuit. J’envoie une enveloppe timbrée, vous connaissez la suite. Mes premières vraies correspondances avec des activistes punks (à une époque où écrire se faisait sur du papier et où La Poste s’appelait les P.T.T.), les premières cassettes que j’ai reçues le furent aussi suite à des chroniques parues dans ce fanzine. Je suis resté en contact quelque temps avec Laurent, pas assez à mon goût, mais son influence quoique involontaire fut majeure dans mon existence. Il y a quelques mois, ce diable ressort de sa boîte en annonçant qu’il vient de sortir un livre constitué de l’intégrale d’un fanzine Strasbourgeois (basé à Aurillac à l’origine) de 1982/1983, du nom de FRACTION WAW UN-LIMITED, zine dont le nom ne m’évoque plus rien. Bref, je me plonge dans ce bouquin avec délectation, les souvenirs et la bouille de Laurent remontent dans mes entrailles. À peine remis du choc, je reçois un colis, par les PT.T., comme jadis, avec un livre en papier dedans. Mazette ! L’intégrale de la première époque du zine qui m’a vu « grandir », GABBA GABBA FUCK ! Les larmes aux yeux, j’en entame la lecture et les souvenirs reviennent, avec ce gros fond de tendresse, d’une époque où l’on était jeunes, casse-cous (pour ne pas dire plus), où la vie nous semblait éternelle et où l’on donnait toute notre énergie (et notre fric accessoirement) au punk. Ce livre est l’intégrale des 8 premiers numéros de GABBA GABBA FUCK ! et il est magique, car comme je l’ai déjà écrit, l’édito et la postface sont un condensé du fanzinat et de ses difficultés techniques dans les 80’s, mais ces 8 premiers numéros de G.G.F. sont une radiographie assez exacte du punk français de la décennie estampillée 80. Laurent se sabordera pourtant à l’issue de ce n°8. Mais bien sûr, il ne pouvait pas rester sans rien faire, aussi quelques mois plus tard, il reprendra G.G.F. en split fanzine (un zine jusqu’à la moitié de l’ouvrage, un second sur l’autre moitié) avec DEAD FUCK COMMANDO, toujours gratuit. Petite précision utile : DEAD FUCK COMMANDO était aussi l’œuvre de Laurent. C’est par le premier numéro de D.F.C. (pas encore en split avec G.G.F., il le deviendra à partir du numéro suivant, ce jusqu’à l’arrêt de ses activités fanzinesques, en 1989) daté du second semestre 1985 que l’aventure réellement punk underground commence pour moi (même si j’animais déjà une émission de radio). C’est en effet le premier zine que j’ai eu entre les mains. Et Laurent, tu as très bien vu dans ta postface, car en effet, des lecteurs lisaient tout jusqu’à la dernière ligne. J’en faisais partie. Merci pour ce moment. Dans ce livre, outre les formidables préface et postface, vous pourrez vous délecter jusqu’à en devenir aveugle – au sens premier du terme – des 8 premiers numéros de G.G.F. (de septembre 1983 à décembre 1984), mais aussi de toutes les couvertures (1985-1989) du split fanzine G.G.F./D.F.C. Et en bonus vous aurez même devant vos yeux ébahis les 4 jaquettes des compilations cassettes que Laurent a sorti entre 1985 et 1986 sur son micro-label « Ethylik tapes », ainsi que la couverture d’une nouvelle écrite en 1984 par l’un de ses amis à l’époque par ailleurs membre du groupe punk aurillacois MALADIE WARGASM. Attention, la présente édition n’est tirée qu’à 100 exemplaires, et comme Laurent est un vrai fou furieux comme on en fait plus, le tout est… gratuit ! Oui, comme à l’époque de son fanzine, sauf que là c’est un livre. De 100 pages. Remerciements éternels. Pas moins. Une bière sera utile. Comme avant. Vous pouvez tenter votre chance afin de recevoir la bible (ah mince, je me plante, « La bible » était un autre fanzine des années 80, de Clermont-Ferrand également) en contactant Laurent par le biais suivant (à la même adresse vous pouvez commander le livre FRACTION WAR UN-LIMITED pour la modique somme de 18 euros) :

(Warren Bismuth)

lundi 26 février 2018

Shichirô FUKAZAWA « Narayama »


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Je sors un peu de mes formats habituels (je ne lis que des romans ou des essais depuis bon nombre d'années) pour vous présenter cette fabuleuse nouvelle de Schichirô FUKAZAWA, « Narayama », publiée en 1956.
Férue de littérature japonaise, notamment de polars, que je trouve particulièrement qualitatifs tant ils sont évocateurs (je reviendrai plus tard sur les polars japonais), je me suis (enfin) attaquée à ce petit chef d'oeuvre.
J'ai pris mon temps avant de parcourir ces pages car je suis restée marquée par le long métrage, « La ballade de Narayama », de l'excellentissime IMAMURA. La violence de cette culture de paysans japonais pauvres vivant dans des contrées fort peu hospitalières, l'image de cette vieille femme abandonnée dans cette montagne enneigée, la rudesse des rapports humains, le questionnement sur le passage de la vie à la mort me restent en tête, inlassablement, année après année.
J'ai retrouvé le même potentiel évocateur dans la nouvelle, cette poésie ultra violente de mœurs et de coutumes que nous ne maîtrisons simplement pas du tout, qui fait référence à une légende selon laquelle arrivés à un certain âge (70 ans), les anciens du village doivent être transportés sur la montagne de Narayama afin d'y mourir. Ne pas respecter cette étape de l'existence, c'est jeter l'opprobre et la honte sur sa famille. Il s'agit d'un rituel joyeux, débuté par une fête, organisée par la personne qui a choisi d'honorer les traditions en choisissant de laisser sa place. Laisser sa place car l'angoisse de la faim est omniprésente, elle se répand tout au long de la nouvelle, lorsque la vieille se casse les dents avec une pierre (signe qu'elle vieillit et qu'elle peut moins se nourrir aussi), lorsque la fiancée du fils aîné est critiquée car dévore de grosses portions de nourriture.
Le sous-titre de la nouvelle s'intitule « étude à propos des chansons de Narayama ». Tout le récit se fait au rythme des chansons traditionnelles qui nous font cheminer à travers les traditions ancestrales, l'édition dans laquelle j'ai lu l'oeuvre (Folio), regorge de notes pouvant éclairer les néophytes.
Pour clore cette chronique, je vous livre la petite chanson troublante qui revient à plusieurs reprises et que je ne vous expliquerai pas, espérant ardemment (oui, oui, carrément!) que vous plongerez dans les 130 trop courtes pages de ce bijou.


Le ballottement du sourd

Six racines ô six racines ô six racines
Accompagner semble facile et ne l'est point
Sur les épaules c'est lourd le fardeau est pénible
Purifions les six racines purifions les six racines.


(Emilia Sancti)

Luca DI FULVIO « Le gang des rêves »


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Première chronique sur ce fabuleux blog tenu par mon ami pour vous présenter « Le gang des rêves », de Luca DI FULVIO. Je consulte régulièrement les résumés/avis, même rapidement publiés sur divers sites consacrés aux livres et je dois dire que ce roman sortait pas mal du lot. À la lecture de certains résumés, j'ai pu espérer tomber sur un bouquin de la même veine que « La jungle », d'Upton SINCLAIR, un vrai coup de poing en pleine face.
Attention, mes commentaires peuvent sans doute vous dévoiler une partie de l'intrigue.
L'histoire : Cetta Luminita quitte son pays dans les années 1920, l'Italie, pour s'installer aux États-Unis et plus précisément New-York, avec son bébé, Christmas. Ce roman raconte l'histoire de cette femme puis plus particulièrement de Christmas qui grandit dans un milieu populaire où se mêlent pègre, prostitution et autres marchands de sommeil. Suite à un hasard malheureux, son destin croise le chemin de la jeune Ruth, et ils ne se quitteront plus. (Enfin si. Mais pas vraiment. Tu comprendras, promis, si tu te tapes le bouquin).
Ce que j'ai aimé : j'ai terminé le livre. Quand je n'aime pas du tout je ne termine pas, j'ai trop d'attente sur ma pile pour consacrer du temps si je m'ennuie/que je ne suis pas transportée/que je ne suis pas divertie. J'ai été divertie, vite fait, mais j'ai quand même parfois préféré me faire un solitaire sur mon portable plutôt que de reprendre ma lecture...
Pourquoi tant de tiédeur ? Mille raisons sans doute, je vais énoncer les principales.
J'ai trouvé ce roman mièvre et bourré de clichés, très manichéen. À commencer par l'histoire de la mère de Christmas, Cetta et de son amour pour son maquereau, Sal (dont on nous dit sans cesse qu'il a les mains noires SALes, ahahah) ; les bons (minorités opprimées) VS les méchants (les américains). Les quelques scènes de gaudriole sont soit carrément glauques et insupportables (snuff movies à base de viols, pédophilie, etc), soit complètement mièvres et... chiantes. Elles reviennent beaucoup trop fréquemment d'ailleurs et ne servent aucunement l'intérêt du livre (trop de détails, glauques ou mièvres, encore une fois). Les personnages sont attachants, certes, bien que je regrette la manière dont Cetta s'efface au fur et à mesure où l'histoire progresse, et Christmas, est de mon point de vue, complètement insupportable. (j'ai eu envie de lui tirer la mèche à peu près à chaque page).
Cliché, le rêve américain qui se réalise pour l'immigré italien pauvre qui part de rien et devient vedette de la radio avant d'écrire pour le théâtre, qui devient fortuné en un coup de cuillère à pot. Cliché les bons sentiments.
Cliché l'attitude de Ruth face à l'amour.
C'est bien écrit et bien traduit, suffisamment pour faire profiter au lecteur d'un confort qui lui permet de tourner les 700 pages sans trop voir le temps passer, mais je suis clairement déçue pour un roman qui a soulevé autant de réactions ultra positives lorsqu'il est sorti en 2016.
Comme je le dis souvent : next.
Je crois que je ne suis pas faite pour lire de belles histoires qui se terminent bien.

(Emilia Sancti)

lundi 19 février 2018

Dumitru CRUDU, Nicoleta ESINENCU & Mihai FUSU « Le septième kafana »


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La Moldavie n’est pas un pays né de l’imaginaire d’HERGÉ pour les aventures de Tintin, non la Moldavie existe, coincée entre la Roumanie et l’Ukraine. C’est aussi accessoirement le pays le plus pauvre d’Europe. Aussi, des femmes, cherchant à nourrir leur famille, à la faire vivre plus ou moins dignement, partent à l’étranger en espérant y trouver du travail, souvent en Europe de l’ouest. Là-bas ce sont pourtant les réseaux mafieux qui s’occupent d’elles et les vendent. Oui, les vendent ! Là-bas elles sont non seulement prostituées de force, mais frappées, violées, torturées, droguées, voire assassinées. Celles qui survivent ne voient pas le fruit de leur labeur, il est empoché directement par leurs macs, souvent albanais. Elles ne viennent pas toutes de Moldavie, certaines débarquent de Roumanie, d’Albanie, de Bulgarie, d’Ukraine et même de Russie. Si elles s’échappent, ces mêmes réseaux les retrouvent pour les revendre, certaines seront vendues jusque dix-huit fois ! Cette pièce de théâtre contemporain donne la parole à celles qui sont revenues de l’enfer, ces femmes esclaves, vendues, prostituées et bien pire. Elle sont six et racontent à tour de rôle l’horreur vécue. D’autres personnages apparaissent, pour les écouter, mais aussi commenter. Les témoignages sont parfois à la limite du soutenable (car ce qui est mis en scène s’appuie sur de vrais témoignages, ce qui rend le récit encore plus poignant, plus pesant), ils sont directs, crus, sans tabou. Les kafana ? Ce sont les bordels, les maisons closes, les lieux de débauche sexuelle dans lesquels sont prisonnières ces femmes innocentes. La préface et la postface sont faites d’informations sur les raisons de cet esclavagisme, la situation politique, sociale, mais sont aussi parsemées de chiffres vertigineux, incluant les prix de vente modiques de ses femmes perdues. Je vous préviens, il vaut mieux lire cette pièce avec un estomac pas trop plein, la postface est particulièrement déchirante sur leurs conditions de vie et le peu de réactions d’organismes publics. C’est aussi l’état pitoyable des Balkans qui est évoqué, sans oublier la mainmise de certains politiciens complices de cette barbarie. Ce témoignage est court, moins de 85 pages, mais il est suffisant pour rendre compte d’une ignominie absolue. Les trois auteur.e.s sont moldaves, ont fait leurs classes dans le théâtre notamment, et livrent ici un document brut de décoffrage sur leur pays. J’oserais presque incérer un pictogramme pour prévenir que les âmes sensibles doivent s’abstenir. Mais non, il faut lire ce témoignage, ne serait-ce que pour connaître une situation extrême, s’informer et se dire que la race humaine peut être décidément complètement dégueulasse. Si vous suivez ce blog régulièrement, vous aurez compris que ce pavé dans la mare est sorti aux Éditions L’ESPACE D’UN INSTANT, éditeur théâtral mais aussi relais entre les peuples. Ce bouquin date de 2005, vous pouvez sans doute encore vous le procurer à l’adresse ci-dessous. Préparez-vous quand même un tantinet psychologiquement, à moins que vous n’ayez un cœur de pierre, ce dont je me permets tout de même de douter…


(Warren Bismuth)

lundi 12 février 2018

Franz KAFKA « Le verdict »


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Très courte nouvelle de 1912 où l’auteur met en scène Georg, dont le meilleur ami est parti s’installer en Russie, à Saint Petersbourg, fatigué de la vie dans leur pays commun (qui n’est pas précisé). Seulement, la Russie n’a pas été le paradis espéré et cet ami, loin de faire fortune, vient de voir son commerce faire faillite bien qu’il continue à écrire à George qu’il devrait le rejoindre en Russie. De son côté Georg vient de se fiancer avec une certaine Frieda, mais a préféré taire l’idylle à son ami afin qu’il ne vienne pas aux noces. En effet, s’il revenait dans son pays natal, il regretterait sans aucun doute de l’avoir quitté et serait jaloux de la vie que mène Georg, bien que ce dernier vive toujours avec son père depuis la mort de sa mère. Georg décide cependant d’écrire la bonne nouvelle à son ami, ce qu’il fait, fourre la lettre dans sa poche avant d’aller rejoindre son père avec qui va s’enclencher une discussion très houleuse. « Le verdict » semble être un écrit charnière. En effet, si l’on croit remarquer une forte référence aux nouvelles de MAUPASSANT dans l’écriture comme dans l’atmosphère (KAFKA avait lu MAUPASSANT), il est indéniable que ce texte préfigure la charge ultra-violente que KAFKA écrira à son propre père en 1919, que là non plus il ne fera pas parvenir à son destinataire, mais qui sera publiée ultérieurement. Dans « Le verdict » on découvre un KAFKA encore imprégné de classicisme, loin du style qui fera plus tard sa renommée et donnera même un adjectif : Kafkaïen. Ici rien de tout ça, une simple nouvelle sombre à souhait, peut-être pas le meilleur moyen de découvrir l’univers de l’auteur, mais certainement une manière d’explorer une facette méconnue. J’ai eu l’immense chance de lire cette nouvelle au cœur d’un imposant recueil de quelques 1500 pages, traduite à partir du manuscrit original de 1912, où l’on constate les oublis de ponctuations diverses (KAFKA avait l’air très fâché avec la ponctuation), les erreurs de noms des personnages, comme un tout premier jet avant relecture. KAFKA note qu’il a écrit cette nouvelle en une nuit, entre 22 heures et 6 heures du matin. Elle sera à peine retouchée avant d’être éditée.


(Warren Bismuth)

dimanche 11 février 2018

M. AGUEEV « Roman avec Cocaïne »


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Vadim Maslennikov est un lycéen moscovite sans le sou de 16 ans, honteux de sa mère qu’il juge trop vieille, trop laide et trop déguenillée en cette année 1916. Dans sa classe trois élèves surpassent les autres de par leur intelligence et leur acuité. Parmi eux Bourkevitz, dit Yag, qui va rapidement devenir son ami. En 1917 la Russie entre en guerre contre l’Allemagne. On ne saura rien de cette guerre, sinon que le narrateur Vadim la réprouve. Le même Vadim, attiré physiquement par Yag, n’ira pourtant pas plus loin. Il est possible qu’il soit impressionné par son ami marqué par une aversion pour la haine : « L’antisémitisme n’est pas du tout effrayant, il est seulement répugnant, pitoyable et bête : répugnant parce qu’il est dirigé contre le sang et non contre la personne, pitoyable parce qu’il est envieux alors qu’il voudrait être méprisant, bête parce qu’il consolide davantage ce qu’il a pour but de détruire. Les juifs ne seront plus juifs seulement quand cela sera devenu déshonorant sur le plan moral ». Au fil des mois le mal-être s’installe chez Vadim jusqu’à sa rencontre avec Sonia, jeune femme mariée qui ne va pas tarder à le quitter, non sans lui avoir envoyé une longue lettre violente et en tous points bouleversante sur la volonté pour les femmes de ne pas avoir de boulets aux pieds, fussent-ils personnifiés par un amant. Cette lettre trace les grands traits du féminisme en développement à l’époque. Lorsque Vadim croise des prostituées, il hésite avant de renoncer : « Je n’allais pas chez les prostituées parce que la femme, s’étant fait payer d’avance, se donnait ainsi par obligation – elle le faisait sous la contrainte, peut-être même (ainsi l’imaginais-je) en serrant les dents d’impatience, ne désirant qu’une chose – que je fasse mon affaire le plus vite possible et que je m’en aille, et que du fait de cette impatience hostile j’avais auprès de moi, au lit, non pas un complice ardent, mais un observateur ennuyé ». La descente aux enfers commence pour le narrateur qui ne trouve pas sa place dans la société russe. Lors d’une fête entre amis, on lui propose une « trace » de cocaïne… Ce roman est singulier à plus d’un titre : c’est le seul écrit par un auteur dont on ne sait rien, sinon qu’il s’appelle sans doute Mark LEVI (mais qui n’a rien à voir avec son homonyme francophone, bellâtre écrivaillon séduisant les mégères quarantenaires par ses histoires de bourgeoises en mal de sensations coûteuses), qu’il est né en 1898 et mort en 1973. Il a écrit une nouvelle « Un sale peuple », et ce serait tout ! Ce « Roman avec cocaïne » fut édité pour la première fois en 1934, mais il lui faudra près de 50 ans, en 1983 très exactement, pour être enfin traduit en français. Aujourd’hui il se trouve assez facilement. Pendant un temps ce livre sera suspecté d’être l’œuvre de Vladimir NABOKOV, mais bientôt cette thèse sera démentie. Mais lorsque tout est dit ou presque dans un roman, pourquoi, me direz-vous, est-il utile d’en écrire d’autres ? Observons certaines carrières où des dizaines de livres d’un même auteur ramènent inlassablement au même thème. Mieux, pensons à ces auteurs qui n’ont jamais rien écrit de bon après des décennies de tentatives (non, ne comptez pas sur moi pour vous fournir des noms, leurs « œuvres » encombrent bien des rayonnages). Car ce livre unique amorce de nombreux thèmes : le féminisme (nous l’avons vu), l’antimilitarisme, l’antisémitisme, l’homosexualité, la religion. Mieux, il se transforme à certains moments en véritable essai qui sonde l’âme humaine, se fait psychologique et même psychiatrique en toute fin de volume. Bien que ne traitant que du parcours d’un seul individu, il pourrait sans nul doute être qualifié de dystopique, d’autant que dans l’ombre c’est bien le dépérissement de la société qui est pointé du doigt. Il est à noter que l’ambiance générale n’est pas celle des romans russes classiques, même si bien sûr quelques scènes sont foncièrement et définitivement russes. Petite anecdote : j’avais pour la première fois entendu parler de ce roman il y a environ deux décennies dans une émission de radio. Je me souviens qu’à l’époque j’avais été subjugué par l’histoire de cet auteur inconnu n’ayant écrit qu’un seul roman avant de se retirer on ne savait vraiment où. Dernièrement, un ami des plus précieux, âme bienveillante s’il en est, m’a rappelé l’existence de ce roman singulier tout en poussant la farce jusqu’à me le conseiller. Grand bien lui en a pris. Ce « Roman avec cocaïne » est un livre flirtant avec le chef d’œuvre, de par sa diversité, ses extraits sociaux engagés, contre le mépris, l’intolérance. Il me paraît difficile de ne pas le rapprocher du roman de Robert MUSIL « Les désarrois de l’élève Törless » écrit en 1906 tant le traitement des thèmes est quelquefois similaire et l’ambiance globale très approchante. Bien évidemment, c’est ce même ami bienveillant qui m’en avait conseillé la lecture quelques années en arrière, grâce lui soit rendue ici.


(Warren Bismuth)

samedi 10 février 2018

Léon VOITUR « Révolution Mondiale Immédiate »


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Encore un bouquin des éditions L'ESPACE D'UN INSTANT à ranger dans le rayon des inclassables. Ce recueil est fait de 51 communiqués brefs, parfois très brefs même. Ces communiqués peuvent prendre la forme d'un tract (dans le ton), d'un poème surréaliste en prose, d'un dessin agressif et un tantinet surréaliste aussi, mais surtout d’un manifeste violent et désespéré contre la société du spectacle. Le dernier communiqué, le plus long, est une pièce de théâtre mettant en scène neuf personnages monologuant tour à tour, le contenu restant très sombre, très virulent, véhément et contre tout artifice, la décroissance brandie comme un étendard de ce Léon VOITUR dont le pseudonyme serait bien une fusion entre la « Leon » d’une marque espagnole connue et la voiture qu’elle représente. Vous aurez bien entendu noter l’allusion dans le titre au sigle R.M.I., l’ancêtre du R.S.A. Le contenu de ce tout fut mis en scène au théâtre en 1996 en deux fois (la première pièce pour les 50 premiers communiqués sous le même nom que le présent recueil, la seconde pour le dernier communiqué sous le nom « Sous l’écaille du dragon : le meeting idéal »), c’est-à-dire un peu après la parution du bouquin (édité en 1995), et possède un ton foutrement situationniste, l'ombre de Guy DEBORD voire de Raoul VANEIGEM semble planer lourdement sur chaque page, un DEBORD comme omniprésent. Une très forte pincée de nihilisme englobe le tout, une mauvaise et agonisante digestion post-soixante-huitarde, celle de la déception, de la désillusion, comme celle qui hanta Léo FERRÉ. Il y a d'ailleurs du FERRÉ dans ces textes violents, un brin moralistes, toujours individualistes, qui peuvent rappeler le mouvement PROVO hollandais des années 1960. On y décèle aussi l'empreinte (volontaire ?) d'UNABOMBER. C'est violent, excessif, sans concession ni fioriture ni franchement de recul, c’est anarcho-dévastateur, plutôt bien écrit et tout à fait dans la lignée des groupuscules révolutionnaires d’extrême gauche des années 70, ça fleure bon la fin du monde par son pessimisme sans retenues, encore que certains communiqués laissent place à une proposition pour l’avenir. Cette « révolution » en marche épingle sans filet les révolutions passées pour ne pas recommettre les erreurs passées. C’est aiguisé au possible, et le mot qui ressort de ces 120 pages coups de poings est sans l’ombre d’un doute Nihilisme. Difficile de trouver un coin d’optimisme dans ce recueil.


(Warren Bismuth)

vendredi 2 février 2018

Marion GUILLOT « C’est moi »


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Un roman qui commence par la fin, lorsque la narratrice et son compagnon Tristan se rendent à l’enterrement d’un ami proche, très proche, trop proche, Charles-Valentin, dit Charlin. Comment est-il mort ? Retour sur une tranche de vie particulière, une sorte de ménage à trois platonique et non désiré pour au moins une partie des protagonistes. Le fameux Charlin, genre de binôme de Tristan, leur rend visite, souvent, pour ne pas dire toujours. Il vit presque avec eux, chez eux, est envahissant, intrusif. Un jour Tristan veut faire une surprise à sa petite amie, lui bande les yeux, la guide dans son obscurité à elle jusqu’à leur domicile conjugal : en son absence il a recouvert un pan de mur entier d’une photographie de la narratrice dans l’appartement, photo agrandie jusqu’à l’obscène et prise au Portugal pendant des vacances. Photo immense, comme un trompe l’œil gigantesque. Problème : sur le cliché la femme est à poil (« C’est moi »). Enfin, pas tout à fait, elle porte un stetson sur la tête. La situation se corse lorsqu’elle apprend que c’est Charlin qui a aidé Tristan à transporter l’encombrant présent. Mieux, il s’est fait payer pour ce travail. Une irrémédiable envie de meurtre s’empare de la narratrice, touchée dans son intimité, et par ailleurs salariée dans l’industrie pharmaceutique, alors que Tristan, licencié, passe ses journées à traînailler sur le canapé quand ce n’est pas dans le lit. Seulement, un meurtre, c’est beaucoup plus facile à envisager, à fantasmer, qu’à réaliser. Deuxième roman de Marion GUILLOT, le premier « Changer d’air » de 2015 m’avait fait l’effet d’une bouée voire d’un tuba (le thème de l’eau y étant omniprésent), original, enlevé, inquiétant tout en restant léger dans le style. Ici l’eau est encore de rigueur (la photo prise au bord de la mer par exemple), mais bien moins, les bases narratrices sont similaires. L’écriture y est minutieuse, recherchée. En préambule une phrase de Samuel BECKETT tirée de « En attendant Godot ». Il y a en effet du BECKETT chez Marion GUILLOT, une once d’absurdité, une fausse naïveté, mais le fond (de la mer ?) est tragique. D’accord, dès le début on connaît l’épilogue, mais on est impatient de savoir comment le trio infernal a bien pu en arriver là. Le mystère sera rapidement éclairci, le roman ne s’étalant que sur 110 pages, avec des dialogues inclus dans la narration, mis en exergue par des italiques. Deuxième essai brillamment transformé pour Marion GUILLOT qui signe un roman à la fois psychologique, métaphysique avec une écriture toute particulière qui sied à merveille aux ÉDITIONS DE MINUIT qui ont sorti en cette année 2018 cette petite perle. M’est avis qu’il faudra suivre madame GUILLOT de très près les prochaines années, une auteure que l’on peut d’ores et déjà qualifier d’aquatique.

(Warren Bismuth)