jeudi 31 mai 2018

MIKAEL « Giant »


New-York city, 1932, l’extension industrielle et capitaliste bat son plein, l’essor semble inexorable. Nombreux sont les migrants, notamment européens, venus chercher du travail aux Etats-Unis. Parmi eux, Ryan et Giant, deux irlandais trimant sur l’édification de gratte-ciel, boulot ô combien périlleux. Ryan, le rigolo, petit et mince, bavard, tête en l’air. Giant est son exact opposé : immense, costaud, profil d’armoire à glace, triste, tourmenté, taiseux, renfrogné, précis. Ils font équipe sur le chantier et une amitié va même naître, avec en toile de fond la femme de Ryan qui écrit des lettres à son mari, sans réponse, et un Giant qui les intercepte. C’est alors qu’une tragédie se produit.

Si Ryan peut vaguement faire penser au personnage maigrichon de Laurel et Hardy, Giant évoque le Lennie du chef d’œuvre de STEINBECK « Des souris et des hommes ». Frappant. Mais cette BD en deux volumes n’est pas qu’une histoire d’amitié, loin de là. En effet, 1932 c’est la crise, trois ans après le crash boursier ayant entraîné de nombreuses faillites. C’est aussi l’époque de la toute puissance de la firme ROCKFELLER (le bâtiment en construction dans cette BD étant le Rockefeller Center), des ouvriers payés à coups de lance-pierres, surtout s’ils sont étrangers. En Europe c’est aussi la montée du nazisme avec des manifestations jusqu’aux Etats-Unis.

Le fait que les deux héros de ce récit soient irlandais n’est pas anodin, l’I.R.A. va jouer un rôle (je ne peux vous en dévoiler plus).

Cette BD du franco-québécois MIKAEL est une petite merveille : l’atmosphère des années
30 est brillamment restituée, les couleurs ne sont pas agressives, plutôt sur un ton marron passé, le scénario est très convaincant. C’est aussi le processus de construction des gratte-ciel que l’on suit page après page. Bien sûr on pense à STEINBECK (surtout « Les raisins de la colère »), Upton SINCLAIR, Jack LONDON et quelques autres.

L’auteur n’oublie pas le petit clin d’œil à cette photo qui a fait le tour du monde : onze ouvriers assis sur une immense poutre d’acier, en équilibre dans le vide, tout le monde s’en souvient. « Giant », c’est un peu l’épopée de cette photo, tout ce qui s’est passé autour, les accidents, les morts, la misère, la solidarité ouvrière, la faim, mais aussi la bonne humeur entre camarades. C’est enfin l’émergence sans fin de la compétition des buildings touchant le ciel, le début de cette folie de l’homme construisant par empilement pour ne pas trop perdre de place au sol, on ne sait jamais, des fois que les places laissées vacantes puissent être constructibles à leur tour et rapporter d’autant plus. « Giant », c’est un peu l’héritier de la littérature prolétarienne d’avant la deuxième guerre mondiale, c’est tout simplement superbe.

Ne pouvant pas trop entrer dans l’histoire proprement dite (chaque vignette ayant son importance), je vous laisse découvrir ce diptyque social et politique sorti en 2017 et 2018 chez Dargaud.


(Warren BISMUTH)

lundi 28 mai 2018

Franz KAFKA « Un artiste du jeûne »


Recueil de quatre nouvelles de la fin de vie de KAFKA. Écrites entre 1922 et 1924 elles mettent toutes en scène des artistes. « Première souffrance » est de ces courtes nouvelles dont vous vous délectez puis vous souvenez par ses images obsédantes : un trapéziste qui ne vit que pour son trapèze, que SUR son trapèze au sein d’un cirque, qui a la nausée dès qu’il foule le plancher des vaches, et ainsi entre deux villes, lorsque la troupe voyage en train, se suspend dans le filet à bagages du compartiment afin de s’apaiser. Un récit tragico-burlesque détonnant.

Dans « Une petite femme », un personnage public est détesté viscéralement par l’une de ses proches (ils ne forment pas un couple), seulement cette dame a un besoin vital de la haine que lui inspire l’artiste, elle ne peut vivre ni sans cette aversion ni sans cet homme.

« Un artiste du jeûne » est particulièrement frappante, nouvelle amorcée par un hommage au jeûneurs professionnels de jadis que l’on venait voir, applaudir, encourager voire admirer dans des foires, elle dévie vers un homme, sorte de professionnel du jeûne, embauché par une troupe où, si son arrivée est tout d’abord vue d’un bon oeil par le public, va bientôt lasser jusqu’à ce que l’artiste tombe dans l’oubli. Nouvelle poignante et amenant un certain malaise.

Le recueil se termine avec cette « Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris », dernier écrit de KAFKA alors qu’il est fortement atteint de tuberculose, magnifiquement rédigée en mars 1924, éditée du vivant de l’auteur en avril, KAFKA décédant le 3 juin suivant. Cette nouvelle met en scène une cantatrice qui « couine », qui « siffle » et qui pourtant magnétise ce peuple des souris prématurément vieilli et étiolé qui paraît entièrement dévoué à sa cause. C’est pourtant le déclin de cette chanteuse que l’on va suivre, une plongée au fond du gouffre, dans lequel est lui-même plongé KAFKA lorsqu’il l’écrit. Cette nouvelle est d’ailleurs parfaitement dans le style de KAFKA, faisant figurer des animaux au milieu d’humains jusqu’à ce que l’on finisse par se demander qui est l’animal et qui est l’humain.

Un recueil qui permet de mieux cerner la variété de tons d’écriture dans l’œuvre de KAFKA, qui aide à pénétrer dans l’univers unique de cet auteur, et qui est parallèlement un fort moment d’émotion puisque nous avons là une sélection des derniers écrits de l’auteur, avec une dernière nouvelle en forme d’adieu. Bien moins connues que d’autres nouvelles comme « La métamorphose », « La colonie pénitentiaire » ou « Le verdict », elle sont pourtant un élément indissociable de l’univers kafkaïen en même temps qu’un hommage poignant aux artistes, aux saltimbanques de tous poils.

Il vous faudra sans doute piocher ici et là pour lire ces quatre nouvelles, car si je vous les présente ainsi à la suite dans cette chronique, c’est qu’elles clôturent un volumineux recueil de 1500 pages intitulé « Franz KAFKA : Récits, romans, journaux », dont le contenu du sommaire laisse entendre qu’elles ont été publiées ensemble puisque regroupées distinctement et à part dans le sommaire. Cependant, après plusieurs recherches, il m’a été impossible de trouver trace de ce recueil des quatre récits : chacune des nouvelles est bien sûr disponible, mais jamais elles ne paraissent l’être ensemble sans aucune autre nouvelle ni aucun autre récit supplémentaire (elles le sont toutefois dans la collection Folio classique sous le nom « Un artiste de la faim » - merci à notre fidèle lecteur - mais agrémentées d’autres nouvelles), d’où mon hésitation avant d’introduire cette compilation de nouvelles possiblement fantôme. Dans ce cas, rien ne vous empêche de faire votre propre montage et de créer votre propre recueil tiré à un seul exemplaire, ça aurait franchement de la gueule, et je serais rassuré quant à cette publication du jour, mon perfectionnisme m’amenant à me demander si une chronique d’une compilation inexistante n’est pas un acte diabolique qui devrait être sanctionné par la sainte justice.

Si vous décidez d’investir dans ce « Récits, romans, journaux », sachez que l’on y retrouve les trois romans de l’auteur (aucun ne fut terminé) ainsi que ses premiers textes publiés, le recueil de nouvelles « Contemplations », le recueil de récits « Un médecin de campagne » et pas mal de nouvelles de diverses périodes. Un ouvrage absolument essentiel pour tout fondu de KAFKA qui se respecte.

(Warren Bismuth)

jeudi 24 mai 2018

Christian DE METTER & Pierre LEMAÎTRE « Au revoir là-haut »


Je dois être l’un des rares individus résidant en France qui, à ce jour, n’a ni lu « Au revoir là-haut » de Pierre LEMAÎTRE ni vu l’adaptation cinématographique d’Albert DUPONTEL. On va donc appeler la chronique de cette BD « petite séance de rattrapage sous forme de pénitence pour oublieux et autres archaïques de la culture nationale ».

La version originale de Pierre LEMAÎTRE vous a déjà été chroniquée assez récemment en ces pages (ainsi que la suite « Couleurs de l’incendie »), donc inutile de revenir en détail sur le scénario. Sachez seulement qu’en pleine première guerre mondiale sur le territoire français, le soldat Péricourt sauve la vie de son ami Maillard dans un trou d’obus. C’est ensuite une espèce d’immense arnaque à la mémoire collective qui va voir le jour, avec ses intérêts, ses risques et les pieds essuyés sur des milliers de soldats tombés au front en guise de paillasson. Mon Péricourt, gueule cassée (dessins effroyables à l’appui) recueillie chez Maillard, qui change d’identité afin de se faire passer pour mort et se lance dans un trafic a priori juteux de monuments aux morts commandés par les mairies mais non réalisés. Bref, une manière de ruiner des municipalités déjà exsangues. « Au revoir là-haut » c’est aussi une histoire de famille, d’honneur (important ça, l’honneur, le lendemain de la guerre, tellement les humains ont eu le sentiment de l’avoir perdu pendant quatre ans) et d’amitié entre deux soldats traumatisés.

Quoi qu’il en soit, pour ceusses qui n’auraient pas le temps ou le courage de lire le pavé de LEMAÎTRE, cet exercice sous forme de roman graphique comblera certaines lacunes. Sans doute pas toutes, loin de là, car je suis parfaitement conscient que l’on ne résume un bouquin de 600 pages dans une BD de 170 pages, ni ne pouvons pleinement en projeter le style littéraire. Et je persiste à dire que, malgré des tonnes d’adaptations fort bien exécutées de romans, qu’elles soient sous toute forme artistique, elles restent des adaptations, et qu’il faut absolument lire ou se documenter sur les versions originales sans lesquelles, et Lapalisse ne me contredira pas sur ce point, aucune adaptation n’existerait. Néanmoins, si vous connaissez DE METTER, vous avez conscience de son talent pour peindre des situations tragiques de manière expressive, colorées, force détails au second plan, il a le chic pour nous guider dans l’imagination, sa version des images.



C’est une très belle BD que nous tenons, et la préface de Philippe TORRETON est elle-même plutôt bien fichue. Album sorti en 2013 chez les éditions Rue de Sèvres, et m’est avis que cette BD a dû récemment voir ses ventes grimper tellement « Au revoir là-haut » est devenu en 2017 une curiosité culturelle, d’une part bien entendu par le film au succès non démenti de DUPONTEL, mais aussi par la sortie simultanée de la suite de cette grande fresque par « Couleurs de l’incendie » également cité plus haut. Les retardataires dans mon cas trouveront ici une béquille de choix


(Warren Bismuth)

lundi 21 mai 2018

Daniel PENNAC « Mon frère »


C’est toujours avec une grande émotion que je retrouve PENNAC, un auteur qui résonne singulièrement à mon cœur. Ici c’est une séance d’exorcisme à laquelle il se livre devant nous. Son frère. Décédé. Pendant longtemps, PENNAC n’a pas pu en écrire une seule ligne. Maintenant, 2018, il se lance, il tente le saut sans filet. Comme les mots ont du mal à sortir, il va les distiller : un bref chapitre consacré à son frère, un bref chapitre en italique consacré à un autre de ses héros : le Bartleby d’Herman MELVILLE, merveilleux personnage écrasant une nouvelle de 1853, héros que PENNAC a fait revivre au théâtre, un PENNAC littéralement fasciné par ce Bartleby qui est pour lui la plus grande réussite de la littérature, un Bartleby pour lequel il ne va pas tarder à oser un parallèle avec son propre frère Bernard, mort donc.

Bernard avait 5 ans de plus que Daniel au cœur d’une fratrie de quatre frangins. Ce Bernard a toujours servi d’exemple pour le petit puis le plus grand Daniel, dès l’enfance. Mais comme la plume de Daniel a du mal à faire partager les souvenirs, il digresse avec Bartleby, le texte de MELVILLE, il laisse place à ce qui a déjà été écrit par MELVILLE lui-même. Quand il reprend les commandes, c’est pour conter une anecdote savoureuse, à la façon PENNAC, pour dédramatiser le thème du récit tout en revenant in extenso sur Bartleby et la pièce de théâtre qu’il a jouée : « Je jouais à vingt et une heures, les spectateurs avaient dîné, ils venaient en famille. La digestion parfois endormait les plus âgés. Je prenais garde à ne pas les réveiller tout en veillant à ne pas endormir les autres ».

Retour sur le frère, cet exemple de lenteur. Petit détour par un autre frère, mort lui aussi. Alzheimer. Et encore cet humour noir si particulier pour exorciser une visite qu’il lui rendit : « Dès que je me trouvais en sa présence je me sentais tout à fait empêché. Me reconnaissait-il ? En réalité, c’était moi qui ne le reconnaissais pas, et j’en étais paralysé ».

PENNAC est un auteur qui se raconte rarement, il préfère parler des autres. Ici il se livre comme jamais, ce récit est à coup sûr le plus intime, le plus personnel, et sans doute celui pour lequel il a le plus souffert. Malgré tout il ouvre son cœur pudiquement, avec délicatesse et tendresse. Et puis ces extraits de Bartleby, quel bonheur de le retrouver, celui-ci ! Et une question se pose ici : Bartleby ne serait-il pas le premier personnage littéraire kafkaïen ? Quelques décennies avant KAFKA ?

En fin d’ouvrage, cette petite réflexion de PENNAC sur l’utilité des morts : « Aujourd’hui le destin des morts est d’occuper les fonds d’écran », ainsi Daniel peut dire bonjour à son Bernard dès qu’il allume son ordinateur. Et nous disons merci à PENNAC. Pour l’ensemble de son œuvre. Et pour son sourire. L’un des plus radieux qui existent et qui donnent l’énergie nécessaire pour aller plus loin.

(Warren Bismuth)

dimanche 20 mai 2018

Pierre BOISSERIE & Éric STALNER « Saint-Barthélemy »


Les auteurs n’ont pas choisi le sujet le plus léger de l’Histoire de France pour concocter une BD historique sous forme de trilogie. Comme son nom l’indique, il s’agit du massacre de la Saint-Barthélemy en août 1572, saga racontée en 3 tomes d’égale qualité.

     01-   « Sauveterre »

Mise en bouche avec les jours et les heures précédant la boucherie : l’attentat catholique contre le seigneur Gaspard de COLIGNY, noble influent chez les huguenots. La blessure puis la mort de COLIGNY précipiteront les évènements qui donneront lieu à l’un des plus sanglants massacres intérieurs de France. Parallèlement, une fiction est mise en place avec la famille Sauveterre, où deux frères  vont voir leur destin bousculé par leur appartenance à deux religions alors en guerre ouverte. Dans le déroulement des faits, le duc de GUISE est à la manœuvre, manipulant une Catherine de MEDICIS débordée sur sa droite et un roi CHARLES IX dans le déni.

02-   « Tuez-les tous ! »


L’épisode même de la Saint-Barthélemy intervient dans ce deuxième tome, avec la folie collective, les meurtres sans fin, la Seine qui coule rouge du sang des huguenots, les frictions sans fin de la famille Sauveterre, le poids de la royauté pourtant en totale déshérence, la haine inextinguible entre deux peuples au sein du même royaume.

03-   « Ainsi se fera l’histoire »L’après bain de sang, l’incompréhension après une telle extermination collective. Côté fiction, les mystères de la famille Sauveterre sont peu à peu éclaircis tandis que côté Histoire le roi CHARLES IX perd la raison et se réfugie dans sa chambre, reniant le fait qu’il a commandité une pareille horreur. Dénouement classique mais très crédible.


Sans entrer dans les détails, les auteurs restituent pleinement cette ambiance surchauffée de 1572 dans les rues de Paris où les portes de la capitale seront fermées afin de tendre un piège aux protestants sans aucune chance de s’échapper. La partie fictionnelle est somme toute assez banale avec cette famille tiraillée entre deux religions et deux frères devenus ennemis. On n’échappe pas à l’histoire d’amour qui rend le récit plus dilué, moins sanguinaire. Mais le plus intéressant me semble bien sûr le rappel de ce massacre franco-français avec un état royal complètement exsangue et usé, abusé par les intérêts religieux de familles puissantes. Et pendant ce temps-là, les corbeaux ne cessent de voleter sur un Paris ensanglanté.

Côté dessins c’est tout simplement somptueux : visages expressifs, couleurs peu vives, architectures de Paris d’une immense précision, paysages soignés, le tout sans agressivité, avec une maîtrise parfaite des couleurs et de l’environnement. On pourra regretter certaines planches pourtant magnifiques surchargées de dialogues masquant l’œuvre du dessinateur, mais ne crachons pas dans la soupe, car, d’une part cela n’est pas poli, et d’autre part cette trilogie se lit aisément avec une irrémédiable envie de parvenir à sa conclusion. C’est sorti en 2016 et 2017 aux Arènes BD, maison qui publie pas mal de romans graphiques historiques de qualité.


(Warren BISMUTH)

Vassili GROSSMAN « Vie et destin »


Un incontournable de la littérature du XXe siècle, un roman colossal par bien des aspects : plus de 1000 pages et près de 200 chapitres, fresque immense de la seconde guerre mondiale, la réalité rejoignant la fiction, « Vie et destin » est à coup sûr le « Guerre et paix » de la bataille de Stalingrad. 

Même s’il s’étend sur une période relativement courte des années 1941 et 1942, il revient sur l’Histoire ancienne et récente de la Russie puis de l’U.R.S.S., c’est un pays, une nation, un peuple passés au scanner, sans concession. 

Attention, on entre pas dans « Vie et destin » comme on pénètre dans un confessionnal, il faut même une certaine préparation psychologique, la trame est complexe, suavement embrouillée, sautant sans prévenir de l’Histoire à la fiction, du présent (1941/1942) à 1917 en passant par 1937 avec des téléportations dans le futur (années 50), mêlant les personnages historiques de ceux nés de l’imagination de GROSSMAN. 

Aucun point faible dans cette saga gigantesque puisque les nombreuses anecdotes historiques accélèrent le rythme de certains passages un peu plus longs voire légers et rend un tout palpitant. On apprend entre mille choses que le fils de STALINE, prisonnier de l’armée allemande, lui donnerait des renseignements sur l’armée russe de son père, que les civils fuient parfois la « liberté » trop dangereuse pour se réfugier dans des ghettos dans lesquels ils se considèrent en sécurité. Des petites bluettes de ce genre, le bouquin en regorge. 

La littérature n’est pas en reste, on cause sans masque, notamment dans les camps de prisonniers, de DOSTOIEVSKI, TOLSTOI (surtout) ou encore TCHEKHOV, on les compare, on les analyse. Pour les conversations politiques, les échanges sont longs et minutieux, on croit justement atterrir sur un chapitre de DOSTOIEVSKI qui savait si bien faire échanger ses personnages jusqu’à l’épuisement. 

L’épuisement psychologique est d’ailleurs au cœur de ce récit où la fiction avec tous ses humains que nous allons suivre, que nous allons voir évoluer, principalement autour de la famille Chapochnikov aux nombreuses ramifications. L’action se déroule en divers lieux : dans un stalag, dans un camp d’extermination, sur le front ou à l’arrière de la bataille de Stalingrad, dans les rues de Stalingrad, mais aussi dans celles de Moscou, sans oublier la fameuse « maison 6bis ». La narration se déplace tantôt dans le camp soviétique, tantôt (mais beaucoup moins souvent) dans celui de l’Allemagne nazie.

L’incroyable force de ce roman est de renvoyer dos à dos les idéologies hitlérienne et stalinienne, émanant d’un citoyen russe pour lequel le tout semblait à l’époque particulièrement périlleux. L’état d’esprit d’une population prise entre deux feux est mis à nu : « Je pense souvent au suicide et je ne sais pas ce qui me retient, est-ce ma faiblesse, ma force ou un espoir insensé ? », car l’espoir perdure dans ce quotidien où on ne peut envisager aucun avenir : « Le fascisme et l’homme ne peuvent coexister. Quand le fascisme est vainqueur, l’homme cesse d’exister, seuls subsistent des humanoïdes, extérieurement semblables à l’homme mais complètement modifiés à l’intérieur. Mais quand l’homme doué de raison et de bonté est vainqueur, le fascisme périt et les êtres qui s’y sont soumis redeviennent des hommes ». Dans cet affrontement entre deux dictatures, le peuple ment : « Un homme, disons, aime une femme. Elle est tout le sens de sa vie, son bonheur, sa joie, sa passion. Mais il doit le dissimuler : ce sentiment, Dieu sait pourquoi, n’est pas convenable. Il doit dire qu’il couche avec cette bonne femme parce qu’elle lui prépare ses repas, lui reprise ses chaussettes et lui lave son linge ». Tout le monde doit être utile à la cause nationale, devenir opérationnel pour ce que GROSSMAN appelle le nationalisme étatique de STALINE. 

L’auteur revient largement sur les purges staliniennes de 1937 suite à la collectivisation forcée, les comparant aux camps de concentration nazis érigés en système quelques années plus tard. Cette audace téméraire de GROSSMAN lui a valu les foudres de guerre du gouvernement soviétique aux débuts des années 1960 après qu’il a écrit ce « Vie et destin » : censure, destruction, interdiction. Le manuscrit sera pourtant caché, et aussi incroyablement surprenant que cela puisse paraître, miraculeusement envoyé à l’ouest lors d’un épisode rocambolesque où c’est le physicien Andreï SAKHAROV lui-même qui jouera le rôle du passeur de microfilm afin que le livre voie le jour en 1980 en Europe de l’ouest. Entre temps, GROSSMAN sera mort d’un cancer en 1964 et ne verra jamais son œuvre aboutir. 

L’histoire de ce bouquin est déjà un vrai sujet de roman à elle seule, elle est contée dans le superbe reportage (visible sur le net) « Le manuscrit sauvé du K.G.B. », où il est entre autres expliqué que, si pour la plupart des écrivains considérés comme sulfureux ou anti-révolutionnaires par le pouvoir stalinien, une balle dans la nuque où une déportation suffisaient, il n’en était pas de même pour un GROSSMAN alors au faîte de sa gloire, pesant sur l’opinion, avec le risque qu’un assassinat réveillerait les consciences, et qu’il était de fait plus aisé de condamner un livre que son auteur. 

À noter que ce roman fait suite à « Pour une juste cause », mais qu’entre temps (« Pour une juste cause » a été achevé en 1952, « Vie et destin » 10 ans plus tard), l’auteur a évolué dans ses opinions politiques, il est devenu farouchement anti-stalinien, dénonciateur infatigable du bolchevisme, et de ce fait les deux œuvres peuvent se lire distinctement. Inutile de préciser que ce « Vie et destin » me paraît comme une œuvre majeure, qu’elle est un mal nécessaire et que son contenu fait encore écho aujourd’hui puisqu’il paraît évident que cette bataille de Stalingrad fut un tournant définitif dans le dénouement de la seconde guerre mondiale et même au-delà par un changement des mentalités.

(Warren Bismuth)

samedi 19 mai 2018

Hélène ZIMMER « Fairy tale »


Pour son premier roman, « Fairy Tale », Hélène ZIMMER tape fort, et bien. Il s'agit de ma première (et pas la dernière) incursion du côté de chez Swann, euh, P.O.L, et ce fut 285 pages de vrai plaisir.

Entrons dans le vif du sujet. Coralie est le personnage sur lequel se focalise le récit et elle prend place au sein d'une famille au premier abord classique. Il y a donc Coralie, la mère, Loïc, le père et les enfants, Popo l'aînée de 11 ans, puis Titi, 7 ans et enfin Lulu, 4 ans. On perçoit déjà dans les prénoms choisis par l'auteure que la famille n'est pas aussi normative qu'il n'y paraît.

Coralie, c'est une bosseuse, et elle n'a pas le choix : Loïc son compagnon (pas question de mariage entre eux) est au chômage depuis le rachat et la fermeture de la cartonnerie. D'ailleurs, il arrive en fin de droits et Coralie est très angoissée de cet état de fait, elle qui supporte des conditions de travail assez pénibles (harcèlement) dans le grand magasin où elle gère les stocks, remplit ses rayons et conseille les clients. Son nouveau chef, Mouret, lui mène la vie dure, soutenu par d'autres employés ayant des griefs contre l'infortunée Coralie.

Au fil des pages, la situation familiale se précise : Coralie et Loïc se sont connus jeunes, ils ont eu leur première fille très tôt, leur fils a suivi et une petite fille surprise s'est ajoutée à la tribu. Ainsi, pour loger cette famille nombreuse, ils emménagent dans un pavillon et côtoient d'autres voisins, eux propriétaires, pas trop prolétaires et assez peu concernés par la crise qui s'est installée dans cette famille.

Coralie et Loïc communiquent peu : schéma classique, elle se demande pourquoi il ne trouve pas de travail, s'y prend-il correctement ? Et lui, rabaissé dans sa capacité à assurer la subsistance de sa famille, il préfère boire des bières avec ses potes et se faire un peu de thunes en remplissant des pochons de beuh, que Titi doit peser :

·         « Tu peux repeser les sachets si tu veux. Ça doit faire 5 grammes.
·         Cinq grammes en tout ou 5 grammes chacun ?
·         Chacun, Titi, sois pas con putain. »
p. 70

Ça donne le ton.

Coralie est prête à craquer, le conflit est aussi ouvert avec sa fille aînée, Popo, pour qui son père est un dieu vivant et qui ne loupe pas une occasion de prendre la tête à sa mère, les yeux rivés sur son téléphone portable. Titi se bagarre et Lulu n'est pas en reste, avec sa console de jeux qui la suit partout. On mange beaucoup de pâtes, des nuggets dans lesquels parfois on tombe sur un bout de tendon.

Au milieu de tout cela, Coralie tente un coup de poker, elle inscrit Loïc à une émission TV, Fairy Tale, qui se charge de faire un portrait du chômeur et de sa famille et de proposer à l'infortuné inactif trois entretiens d'embauche en vue d'un avenir meilleur.

Grosso modo, on suit cette famille pendant une durée de 3, 4 mois peut-être. On voit les angoisses, la recherche désespérée de solutions, au milieu de tout cela il y a trois gosses qui poussent, un peu de travers, mais que l'on protège. Il y a les vacances en camping, les toiles de tente surchauffées, les barbecues pris d'assaut par les touristes pour faire griller des saucisses que l'on mangera avec des chips, le tout arrosé d'une bière un peu tiède. Ou alors on ira chercher des panini, pour les gosses.

Coralie, elle tient tout à bout de bras, on assiste à une descente lente mais inexorable de la condition qu'elle s'impose : élever ses gosses, faire son travail qu'elle arrive à détester, soutenir malgré tout le père de ses enfants dans sa quête du sésame social, mais elle, tiendra-t-elle le choc ? Le combat est bien inégal. Celle qui tente à de nombreuses reprises de faire preuve d'optimisme, n'aura d'autre choix que de lâcher l'affaire, épuisée et résignée.

Je n'en dirai pas plus de l'intrigue, en revanche je vous recommande la lecture de ce livre. De prime abord, ça fleure le cliché et puis finalement non, ça fleure surtout une triste réalité qui n'est pas très loin de chacun d'entre nous. Les inégalités et les injustices sociales touchent surtout celles et ceux qui n'ont pas les moyens d'aller chercher les bonnes informations au bon moment, c'est comme ça que le système en profite pour essorer des familles entières sous le regard bienveillant et complice des institutions qui enfoncent alors qu'elles devraient relever. Les meRdia ne sont pas en reste, tout est bon pour nourrir la curiosité malsaine des téléspectateurs en quête d'émissions riches en montages artificiels où chacun-e pourra alors assister à la déchéance de son voisin.

C'est vitriolé, très juste et pour un premier roman, Hélène ZIMMER, chapeau bas.

http://www.pol-editeur.com/

 (Emilia Sancti)


mercredi 16 mai 2018

Jacques JOSSE & Georges LE BAYON « Journal d'absence »


Bon, ce sera celui-ci. Mais sachez que l'on aurait pu présenter n'importe quel ouvrage de Jacques JOSSE, qu'on y taperait à peu près les mêmes mots, les mêmes superlatifs avec les mêmes émotions, tant JOSSE est chaque fois égal à lui-même, à chaque livre édité (et il en existe un sacré paquet !). Il ressasse les mêmes histoires, avec les mêmes démons, les mêmes rites, la même atmosphère. Rien que pour cela JOSSE est génial.

C'est toujours très court (là moins de 30 pages), tranchant, poétique, l'écriture est d'une extraordinaire beauté, d'une rare pureté, JOSSE se lit doucement, comme en retrait.

Ici une petite vieille a disparu, on la recherche, la rumeur fait grand bruit : partie pour une vie meilleure, morte (suicidée ? Accident ?), on tire des plans sur la comète. L'ambiance est à la fois banale et unique : Bretagne, crachin, brume, bruine ou brouillard, bars sans âge, piliers de comptoirs taiseux, clope au bec, ballon de pinard vissé sur le zinc. Les cimetières prennent de la place. Beaucoup. Puis les morts, hantant les vivants. Parmi les morts les suicidés trônent sur une place de choix. Ambiance unique car les mots de JOSSE se tissent magistralement entre eux.

C'est BRASSENS qui prend un verre ou deux de l'amitié avec Jacques CHESSEX dans un bar peuplé de marins qui fument comme des centrales et torchent comme des outres. Les mots sont justes, posés là car ils n'auraient pas pu être posés ailleurs. Ils sont un tout, une toile humide expliquée avec soin, poésie, sans détresse, sans sortir les violons.

Au milieu de ce tableau figé, une image moins obsolète : l'éternel punk breton avec sa bouteille d'alcool et son chien fidèle. Et puis brusque rappel : nous sommes en 2004, Madrid vient d'être touché par des attentats.

JOSSE c'est tout ça à la fois, l'intime, le climat des bistrots de quartiers d'après-guerres, le temps qui passe doucement mais sûrement, notamment sur la tronche du pinardier en chef, la tragédie entière dans son nez couperosé, c'est tout simplement magique, on ne lit pas JOSSE comme on lit n'importe quel autre auteur, on le savoure à la vitesse de l'escargot afin de bien peser chaque mot, de fermer les yeux et de se dessiner le décor dans la tête.

JOSSE n'est publié que par des petits éditeurs qui tous mettent un point d'honneur à sortir de beaux livres avec un papier de grande qualité et une vraie identité. C'est encore ici le cas avec les dessins abrupts en noir et blanc de Georges LE BAYON intercalés dans le récit que JOSSE semble avoir écrit pour exorciser la mort d'une proche. Son âme à elle est sans doute encore en train de lui murmurer à son oreille à lui que tout va bien et qu'elle reprendrait bien un peu de chouchen de derrière les fagots.

Récit écrit en 2004 mais sorti qu'en 2010 aux Éditions Apogée (de Rennes). Si vous avez un peu de temps, je vous conseille vivement d'aller faire un tour sur le blog de Jacques JOSSE, sa patte est unique pour chroniquer des bouquins, la plupart sortis chez des micro-éditeurs. Son tout nouveau livre, une biographie de son père intitulée « Débarqué », passera sous les feux de la critique dans les colonnes de DES LIVRES RANCES, alors guettez, et d'ici là prenez du bon temps avec Jacques JOSSE, c'est tout le mal que je vous souhaite.


(Warren Bismuth)

mardi 15 mai 2018

Marion GUILLOT « Changer d’air »


En refermant « Changer d'air » de Marion GUILLOT, je me disais que le chroniquer n'allait pas être chose facile. C'est son premier roman, il a donc forcément une saveur particulière et le récit l'est tout autant.

Le titre nous aiguille bien, changer d'air c'est la possibilité de tout quitter, de partir. C'est le moment du bilan, de l'introspection. Et c'est Paul qui s'y colle, comme ça, sur un coup de tête. Ou presque.

Paul est enseignant de lettres en lycée. Après des vacances a priori agréables en compagnie de sa jolie femme, Aude, et de leurs enfants, Brice et Antoine, Paul reprend le chemin de la rentrée tout en méditant sur les dernières semaines et avec sa paire d'espadrilles aux pieds. Chaussures estivales, symbole de farniente, qui commencent à s'user, jusqu'à ce que les cordelettes de la semelle s'échappent une à une. Prémonitoire ?

Paul reprend ses habitudes, il vit non loin de Lorient, sur une sorte de presqu'île depuis 2 ans, après avoir quitté le tumulte de la vie parisienne. Rituel matinal, il attend son bateau (pour 10 minutes de traversée) tout en lisant son journal, sirotant son café et tirant sur sa cigarette. Tableau anodin en apparence mais la scène qui va se dérouler devant lui va totalement remettre en question sa propre vie. Arrivé devant son établissement, après s'être remémoré ses premières années avec Aude, il décide tout bonnement de foutre le camp.

Paul n'est pas très clair avec ses propres sentiments, il ne désire plus sa femme mais il n'est pas en désamour de manière évidente. Ses enfants le laissent assez froid, il choisit de partir sans s'en inquiéter, déléguant à sa femme le soin de s'en occuper. Aude, il ne lui exprime pas son désir de partir, tout est dans l'implicite, p. 36-37 « Sans doute n'avait-elle pas compris que je ne retournerai plus dans ce lycée. Qu'aussi, selon une coïncidence que je n'étais pas en mesure de bien saisir, encore moins de lui expliquer, j'allais partir, je n'avais pas le choix, que je l'aimais beaucoup mais que je n'avais plus envie que nous nous touchions (…) ou pour lui demander, suivant la pente de ma lâcheté (…) quelque chose comme l'autorisation de m'en aller et de la laisser là, avec nos fils, que je serais soulagé de ne revoir qu'une fois par mois. »

Ce roman s'annonce donc comme étant celui d'une fuite. Mais que Paul cherche t-il à fuir ? A priori rien dans son quotidien ne semble être véritablement problématique. Les pages qui suivent nous apprendront qu'il ne s'agit pas tant d'une fuite que d'une mise en tension d'un individu qui rêve de tranquillité. Lecteur acharné de Platon, le narrateur fantasme un retour à cet état de grâce où il avait tout loisir de lire ce qui lui tenait à cœur. Ces ouvrages, l'intégralité des Dialogues, achetés au fur et à mesure de sa vie qui passe, se retrouveront ainsi dans des boîtes à chaussures, le tout chargé en voiture.

Paul va retrouver son meilleur ami Rodolphe (vraiment son meilleur ami ?), va tenter de se lier à Simon, la rencontre presqu'improbable dont Paul va forcer l'amitié, va craquer devant le décès d'Henri (je vous laisse découvrir ce fameux Henri, sur lequel va se concentrer une grande partie du nœud du roman) et va se livrer à des excentricités diverses (Black Moor et sa « poussette ») qui l'amèneront inexorablement au bord du gouffre.

De l'hôtel à l'ami charitable, jusqu'au petit T2 du centre ville de Nantes, tout neuf dans un quartier d'affaires, nous assisterons à cette recherche d'une homéostasie brisée, où Paul devient complètement passif face à ce qui se joue, devant lui et dans son dos. Impossible, jusqu'au bout, pour lui, d'expliciter ses sentiments quant à la situation mais tout est bancal, c'est une certitude.

J'ai eu envie de rire, à de nombreuses reprises, et pourtant, ce récit n'a rien de drôle. À trop chercher son idéal, Paul se perd, jusqu'au délire. C'est truculent, les détails auxquels il s'accroche, la place des meubles dans son nouveau petit logement, ce bar qu'il faudrait démonter pour installer le lavabo tant attendu, jusqu'au bocal à poisson rempli d'eau saumâtre, c'est presqu'un ressort comique. L'acmé est cristallisée dans cette scène de vaudeville où il réunit (dernier quart du roman) les rares personnes à graviter encore autour de lui.

J'ai trouvé ce récit très intéressant, très juste aussi, à de nombreux égards, et sans doute que la difficulté à raconter ma lecture vient du fait que je me sens quelque part touchée plus profondément qu'il n'y paraît, comme un écho, parfois à un quotidien routinier. J'avoue aussi jalouser profondément le talent de Marion GUILLOT, à savoir poser le mot juste dans une phrase simple et néanmoins élégante. Je ne manquerai donc pas de lire son deuxième roman, « C'est moi » pour confronter mon ressenti à la chronique publiée ici même par mon compère début février 2018.

À chaque fois, aux magnifiques Éditions de Minuit.


(Emilia Sancti)

dimanche 13 mai 2018

MATZ & Miles HYMAN « Le dahlia noir »


BD de 2013 qui n'est autre qu'une adaptation du célèbre roman de James ELLROY paru en 1987. Cela tombe bien, je n'ai jamais lu ELLROY. L'adaptation se veut fidèle, les bédéistes ont repris les dialogues d'ELLROY, le tout visiblement validé et encouragé par l'auteur.

À partir d'une histoire vraie survenue en 1947, le scénario se replace exactement à cette époque. La trame de fond est le meurtre d'une certaine Elizabeth Short, plus connu sous le sobriquet « Le dahlia noir » (ça c'est pour le côté historique et « faitdiversier »). Deux flics, Bucky Bleichert (le narrateur) et Lee Blanchard, tous deux anciens boxeurs (ils ont même combattu jadis l'un contre l'autre), se lancent sur cette enquête sans fond. Là on touche à la fiction.

Durant l'action, on va croiser beaucoup de personnages, des fripouilles surtout, la méfia locale avec des histoires de cul, de règlements de compte, escapades au Mexique, ses intimidations, ses chantages. C'est un véritable écheveau relativement complexe que l'on tente de délier, une affaire à nombreuses ramifications que l'on essaie de suivre. Il y a de la pute, de l'alcool, de la trahison, beaucoup de mots crus, une écriture qui claque comme une gifle pour un polar très noir.

Ambiance très proche d'auteurs comme Dashiell HAMMETT ou Raymond CHANDLER, c'est le polar type que l'on imagine pour les États-Unis de la décennie 50. On a parfois beaucoup de mal à s'y retrouver donc le scénario peut rapidement nous échapper.

Pour les dessins, là aussi ils rendent hommage aux années 1950, couleurs passées, sombres, visages aux traits durs, anguleux, moyennement expressifs (pas assez à mon goût), beaucoup de rouge mais pas vif, travail au fusain, peu de détails de décors, visuel axé sur l'action proprement dite.

Quant aux personnages ils sont tout sauf attachants ou sympathiques par leur psychologie assez linéaire, peu de profondeur dans les caractères, pas mal de brutes féroces. Peut-être un bon moyen de découvrir l'univers tordu d'ELLROY, mais peut-être aussi une manière d'en devenir méfiant, certes bêtement, car cette BD est loin d'être mauvaise, mais m'a paru comme un réchauffé d'ambiance polar noir États-unien avec testostérones et flingues incorporés. Le projet de créer une BD à partir d'une affaire très complexe m'a semblé très ambitieux, laissant le lecteur un peu sur le bord du chemin.

(Warren Bismuth)

Agnès DESARTHE « Une partie de chasse »


Avec « Une partie de chasse », Agnès DESARTHE nous donne à lire un livre peu commun.

Le récit s'ouvre sur le point de vue du lièvre, lièvre qui est le fil rouge de ce court roman. Il sort de son terrier et se prend une balle près de l'oeil, mais qui l'érafle seulement. Le chasseur qui récupère l'infortuné, c'est Tristan. Tristan n'est pas un chasseur, c'est une pièce rapportée, complètement inadapté à la situation, le jeune n'a jamais tué et ne le souhaite pas. Il a bien du mal à comprendre le jeu social d'une bande de potes munis d'un thermos de café fort qui tirent sur tout ce qui bouge, volatile ou animal à poils.

Mais alors pourquoi s'est-il joint à cette sortie ? La faute d'Emma sa compagne, qui souhaite qu'il s'intègre aux autres hommes du village. Tristan n'est vraiment pas motivé.
Le groupe qu'il rejoint se compose de trois trublions : Dumestre, Farnèse et Peretti. Tristan n'a de cesse de cacher le lièvre dans sa gibecière afin de le préserver, dans l'idée de le relâcher plus tard quand il sera tranquille. Pendant ce temps, ça tire des perdrix. Jusqu'au drame : Dumestre tombe dans un trou, et ne peut plus bouger. D'un commun accord, Farnèse et Peretti se taillent pour aller chercher des secours, là où ils sont, aucun réseau téléphonique. Tristan veille le blessé tout en cherchant à le mettre à l'abri car au loin, la tempête gronde et elle s'annonce dévastatrice.

C'est la tempête à tous les niveaux : dans la « relation » Dumestre/Tristan, au petit village, dévasté par des trombes d'eau, dans la tête d'Emma qui pressent qu'elle a fait une grosse boulette, dans l'équipée du retour vers le village pour trouver du secours.

Tristan tue le temps en racontant une histoire à Dumestre qui lui réclame (comme il lui réclame de le faire pisser, passage très malsain quand on connaît l'intégralité du tableau). Tristan parle de lui, de sa mère dysfonctionnelle, de son premier émoi amoureux, Astre, une cousine. De sa rencontre avec Emma et de leur vie, contre vents et marées, dans une bicoque qui prend l'eau de toute part (un peu à l'image de leur relation). Dumestre racontera aussi, et ça, Tristan s'en serait bien passé.

Tristan est le seul du groupe à être désigné par son prénom, et pas par son nom de famille, signe explicite du clivage qui existe entre lui, jeune homme presque niais, inadapté, lunaire même et les chasseurs, virils et terre-à-terre. Ce sentiment est renforcé par le dialogue continu qu'il entretient avec le lièvre tout au long du récit, qui lui sert presque de confident et de conseiller, à la Jiminy Cricket.

Le récit est court (153 pages) et assez violent, il aboutit à un final qui l'on ne pouvait deviner au départ avec cette partie de chasse sibylline. L'enjeu est conséquent, il s'agit presque d'un rituel initiatique pour Tristan. Un roman d'apprentissage finalement :

« Qu'est-ce que c'est, cette chose qui file, qui nous échappe et qui s'en va ? Se demande-t-elle ?
Disons que c'est votre jeunesse, fait le lapin avant de disparaître. »

Une belle découverte d'Agnès DESARTHES, que je n'avais jamais lue, aux éditions de l'Olivier dont j'apprécie généralement la ligne éditoriale depuis bien longtemps (avec des réserves néanmoins sur leurs choix plus récents – mais c'est une autre histoire).
Ça se laisse lire rapidement, alors pourquoi ne pas se laisser tenter ?

 (Emilia Sancti)

Patrick ROTMAN & Sébastien VASSANT « La veille du grand soir – mai 68 »


Après un roman graphique « octobre 17 » célébrant à sa façon le centenaire de la révolution russe, ROTMAN donne le sentiment d'apprécier les commémorations avec, pour le cinquantenaire de mai 68, cette nouvelle BD au coeur des événements historiques. Cette fois-ci, c'est Sébastien VASSANT qui se colle aux pinceaux deux ans après sa superbe « Histoire dessinée de la guerre d'Algérie » en tandem avec Benjamin STORA. La légitimité de ROTMAN pour ce dossier semble évidente puisqu'il a vécu mai 68 en direct.

Ici, la BD se découpe en plusieurs parties : côté manifestants les revendications, les barricades érigées, les nuits d'émeutes, la contestation qui se radicalise, s’essouffle au moment même où déboulent les ouvriers enfin grévistes. Côté pouvoir, premières réactions de l’État (anecdote : lorsque de GAULLE apprend les premières manifestations, il est dans son bureau de l’Élysée avec un certain FERNANDEL !), premières mesures, divorce violent entre de GAULLE et POMPIDOU son pourtant premier ministre depuis 1962, dissension née à la suite de la demande de réouverture de la Sorbonne par POMPIDOU pour calmer les esprits, entraînant une radicalisation du gouvernement gaulliste.

Le récit s'articule également sur une fiction représentée par un couple de jeunes étudiants manifestants, une fiction qui par ailleurs n'apporte pas grand-chose à un documentaire déjà très bien fourni et précis. N'oublions pas que ROTMAN a dans son escarcelle la réalisation d'un remarquable reportage sur mai 68 (« 68 » en 2008 - déjà pour un anniversaire !).

Le déroulé jour par jour est très bien rendu, les événements marquants de ce mois de folie furieuse, les doutes au sommet de l’État, la panique généralisée. Et puis il y a les futurs ouvriers grévistes, pourtant hostiles au départ au mouvement étudiant, les syndicats et le Parti Communiste qui freinent des quatre fers, mais rapidement débordés par les manifestations spontanées, impuissants, sans aucun poids, alors que politiquement les alliés MITTERRAND et MENDES-FRANCE se tirent dans les pattes pour la direction et le prestige de la gauche.

La paralysie touche la province et, si une partie des manifestants et grévistes croit à la révolution, la majorité n'est là que pour faire avancer les réformes, il ne faudra pas compter sur tout le monde en cas de coup d’État. D'ailleurs la gauche radicale n'en veut pas de cet État, préfère rester du côté de la contestation (de « la chienlit » a dit de GAULLE).

Côté dessins, assez expurgés, couleurs passées, costards d'époque, pavés itou, bâtiments parisiens très soignés, visages beaucoup plus caricaturés.

Cet album, sans pourtant entrer dans les détails (manque de place), est un excellent support pour comprendre mai 68, et pour les plus jeunes de constater que tout a failli basculer ce mois-là, enfin « failli » est un bien grand mot, puisque cette BD montre aussi que le peuple, les syndicats, les partis de gauche n'étaient pas prêts pour récupérer un gouvernement pourtant en miettes, que la spontanéité du mouvement étudiant a pris de court les apparatchiks, les professionnels de la protestation qui s'avèrent vite inorganisés et revêches lorsque s'entrouvre une porte. On ne va pas refaire l'Histoire, c'est inutile et non constructif, mais en revanche il n'est pas inutile de se repencher dans ce que furent ces moments uniques de la France d’après guerre, mai 68 en fait diablement partie, et ROTMAN et VASSANT le font divinement vibrer.

(Warren Bismuth)

samedi 5 mai 2018

Mahir GUVEN « Grand frère »


Cette chronique existe grâce à un SMS, un samedi matin d'avril.

« Et des 4 finalistes du Goncourt premier roman, j'en connais aucun. C'est généralement un très bon livre qui gagne. »

Et comme, moi non plus je n'en connaissais aucun, je me suis connectée et j'ai cherché. Enthousiaste, sur quatre auteur-es nominé-es, trois sont des femmes. Chouette. Je fouine, je cherche, je me dis que je les lirais bien tous, histoire de me faire une idée de la sélection pour ce prix. Un seul est disponible sur le bassin de bib que je fréquente, c'est « Grand frère », de Mahir GUVEN. Ça tombe bien, c'est celui qui me disait le plus. Je réserve, je suis deuxième sur liste d'attente. Nous sommes le 7 avril. Le sésame arrive entre mes mains le 26 avril. Je patiente encore un peu, je dois terminer mon ouvrage en cours. Le 4 mai la nouvelle tombe, le Goncourt du premier roman est attribué à Mahir GUVEN, je suis en pleine lecture, à 30 pages de la fin. Autant dire que je suis JOIE, car ce bouquin est à la fois un coup de cœur et un coup de poing, un peu sec, dans ma face. C'est pour ce genre de rencontre que j'écume les gazettes littéraires et les sites Internet, et que je parcours les allées des bibliothèques iséroises.

Un grand frère présuppose un petit frère. Une fratrie, un daron et une daronne. Au dessus de tout ça il y a encore les vieilles, la bretonne et la syrienne. La famille est mixte, franco-syrienne, le daron est syrien, il fait tout comme une mère, la cuisine, pour ses fils qu'il réunit chaque vendredi. Il se dit communiste, est chauffeur de taxi et critique ouvertement les choix de l'aîné qui préfère tafer avec l'ennemi et qui reçoit ses courses directement sur son smartphone. La maman est décédée trop tôt en laissant un trou béant dans le cœur et dans la vie des trois hommes. La vieille du bled a fini en maison de retraite, un secret que l'on garde soigneusement : ça le fait pas trop que d'autres s'occupent des anciens, en général, la fin de vie, c'est une affaire de famille.

Le narrateur, c'est le grand frère, le rhey, qui fait de la maille en faisant le chauflard, pour une plateforme célèbre. Il aime les zouz, le gazon bien que ce soit haram. Du chichon il en a fait passer, avant de se faire serrer par les h'nouch. Depuis il joue ponctuellement les balances auprès du keuf, Le Gwen, histoire de pouvoir continuer à arpenter tranquillement le tiéquar, sans passer par la case zonz.

Le petit frère, il est parti, il n'a jamais fait les mêmes choix que les autres. Ça a commencé avec le foot, inséparables avec le grand frère. Mais il a été attiré par la mosquée, par le discours de la mamie syrienne, arrivée en France pour échapper à la guerre, et qui l'initie à la religion musulmane. Le grand frère, il s'en balek, il va pas à la squem. Le petit frère finit par abandonner le foot et se met à lire. Le Coran. Quand le grand fricote avec la teuteuh, le petit choisit de faire des études, il devient infirmier. Deux parcours différents et pourtant un lien qui jamais ne s'efface.

Le petit il veut servir, il veut aider, il veut sauver. Sa décision est prise, il retournera au Cham, par le biais d'une association. Il va rejoindre un hôpital de fortune pour être formé sur le tas. D'infirmier il devient médecin et s'improvise chirurgien. Seul, il gère la clinique, et se confronte nécessairement de près à la guerre, aux armes, aux grenades traficotées qui sont transportées dans une glacière parce qu'au dessus de 35 degrés, elles explosent. Aux drone bricolés qui transportent des charges explosives. Aux bombes. Humaines.

Dans sa banlieue le grand frère ne pipe mot mais n'en pense pas moins : le petit frère, en Syrie, il fait n'importe quoi. Le père est triste, les tablées ont disparu. 3 ans qu'il est parti faire l'infirmier, jouer à la guerre, finalement personne ne sait.

Un jour il revient. Sauf que quand on revient du Cham, c'est pas par hasard.

À couper le souffle. Les chapitres alternent entre le point de vue du grand frère, qui parle de sa vie quotidienne, de sa famille, ses amours et ses galères. Et qui gère le retour du petit, sans savoir vraiment comment ni pourquoi il est revenu. C'est qu'il est mutique sur la question le gamin. L'aîné n'a qu'une seule obsession, sauver son frère. Aux lendemains des attentas du 13 novembre, la France est en guerre contre les Taqqiyah, ceux qui rentrent du bled, formés à se faire sauter à n'importe quel moment et qui se dissimulent derrière l'apparence de citoyens lambda. La prison lui pend au nez, pour complicité, quel que soit l'engagement du cadet d'ailleurs. Même l'étiquette humanitaire ne le sauvera pas : il est allé en Syrie, il a mis un pied en enfer, ça ne peut pas être anodin.

Les chapitres consacrés au petit frère sont plus rares. Il nous parle de son retour en Syrie, sur la terre de ses ancêtres paternels, de son émotion. De la guerre et des horreurs qui vont de pair. De son engagement, de sa mission même, à sauver les autres. Et puis la glissade, lente mais inexorable, avant, enfin, son retour en France.

La fin du roman lèvera toutes les ambiguïtés possibles, c'est une histoire à la fois belle et dure d'un amour fraternel qui ne faiblira pas, même compte tenu des circonstances. C'est un autre regard sur les motivations, les projets de vie de ces gamins qui grandissent dans les cités, contrôlés par les flics, et qui sont souvent tirés vers le haut par des parents inquiets, prêts à vendre leur chemise pour qu'ils sortent d'un engrenage, voire qu'ils n'y entrent pas. Le dernier chapitre, l'épilogue, nous donne un aperçu du pourquoi et du comment de ce livre.

Je sors de cette oeuvre profondément émue tant on ressent l'implication de l'auteur, à travers les mots, les sentiments du grand frère. Concernant le vocabulaire d'ailleurs, grand bravo à l'auteur qui a utilisé le jargon bien particulier des gamins des cités, mélange de verlan et emprunts fréquents à des langues telles que l'arabe et le gitan. Tout au long de cette chronique je fais d'ailleurs exprès d'en utiliser le plus possible (en italique) : pour savoir de quoi je parle précisément, il faut aller regarder le glossaire à la fin du livre. Achetez-le, empruntez-le, peu importe mais surtout lisez-le. C'est aux Éditions Philippe Rey. Et encore un immense bravo à Mahir GUVEN : ce Goncourt, il est amplement mérité.
(Émilia Sancti)