dimanche 20 mai 2018

Vassili GROSSMAN « Vie et destin »


Un incontournable de la littérature du XXe siècle, un roman colossal par bien des aspects : plus de 1000 pages et près de 200 chapitres, fresque immense de la seconde guerre mondiale, la réalité rejoignant la fiction, « Vie et destin » est à coup sûr le « Guerre et paix » de la bataille de Stalingrad. 

Même s’il s’étend sur une période relativement courte des années 1941 et 1942, il revient sur l’Histoire ancienne et récente de la Russie puis de l’U.R.S.S., c’est un pays, une nation, un peuple passés au scanner, sans concession. 

Attention, on entre pas dans « Vie et destin » comme on pénètre dans un confessionnal, il faut même une certaine préparation psychologique, la trame est complexe, suavement embrouillée, sautant sans prévenir de l’Histoire à la fiction, du présent (1941/1942) à 1917 en passant par 1937 avec des téléportations dans le futur (années 50), mêlant les personnages historiques de ceux nés de l’imagination de GROSSMAN. 

Aucun point faible dans cette saga gigantesque puisque les nombreuses anecdotes historiques accélèrent le rythme de certains passages un peu plus longs voire légers et rend un tout palpitant. On apprend entre mille choses que le fils de STALINE, prisonnier de l’armée allemande, lui donnerait des renseignements sur l’armée russe de son père, que les civils fuient parfois la « liberté » trop dangereuse pour se réfugier dans des ghettos dans lesquels ils se considèrent en sécurité. Des petites bluettes de ce genre, le bouquin en regorge. 

La littérature n’est pas en reste, on cause sans masque, notamment dans les camps de prisonniers, de DOSTOIEVSKI, TOLSTOI (surtout) ou encore TCHEKHOV, on les compare, on les analyse. Pour les conversations politiques, les échanges sont longs et minutieux, on croit justement atterrir sur un chapitre de DOSTOIEVSKI qui savait si bien faire échanger ses personnages jusqu’à l’épuisement. 

L’épuisement psychologique est d’ailleurs au cœur de ce récit où la fiction avec tous ses humains que nous allons suivre, que nous allons voir évoluer, principalement autour de la famille Chapochnikov aux nombreuses ramifications. L’action se déroule en divers lieux : dans un stalag, dans un camp d’extermination, sur le front ou à l’arrière de la bataille de Stalingrad, dans les rues de Stalingrad, mais aussi dans celles de Moscou, sans oublier la fameuse « maison 6bis ». La narration se déplace tantôt dans le camp soviétique, tantôt (mais beaucoup moins souvent) dans celui de l’Allemagne nazie.

L’incroyable force de ce roman est de renvoyer dos à dos les idéologies hitlérienne et stalinienne, émanant d’un citoyen russe pour lequel le tout semblait à l’époque particulièrement périlleux. L’état d’esprit d’une population prise entre deux feux est mis à nu : « Je pense souvent au suicide et je ne sais pas ce qui me retient, est-ce ma faiblesse, ma force ou un espoir insensé ? », car l’espoir perdure dans ce quotidien où on ne peut envisager aucun avenir : « Le fascisme et l’homme ne peuvent coexister. Quand le fascisme est vainqueur, l’homme cesse d’exister, seuls subsistent des humanoïdes, extérieurement semblables à l’homme mais complètement modifiés à l’intérieur. Mais quand l’homme doué de raison et de bonté est vainqueur, le fascisme périt et les êtres qui s’y sont soumis redeviennent des hommes ». Dans cet affrontement entre deux dictatures, le peuple ment : « Un homme, disons, aime une femme. Elle est tout le sens de sa vie, son bonheur, sa joie, sa passion. Mais il doit le dissimuler : ce sentiment, Dieu sait pourquoi, n’est pas convenable. Il doit dire qu’il couche avec cette bonne femme parce qu’elle lui prépare ses repas, lui reprise ses chaussettes et lui lave son linge ». Tout le monde doit être utile à la cause nationale, devenir opérationnel pour ce que GROSSMAN appelle le nationalisme étatique de STALINE. 

L’auteur revient largement sur les purges staliniennes de 1937 suite à la collectivisation forcée, les comparant aux camps de concentration nazis érigés en système quelques années plus tard. Cette audace téméraire de GROSSMAN lui a valu les foudres de guerre du gouvernement soviétique aux débuts des années 1960 après qu’il a écrit ce « Vie et destin » : censure, destruction, interdiction. Le manuscrit sera pourtant caché, et aussi incroyablement surprenant que cela puisse paraître, miraculeusement envoyé à l’ouest lors d’un épisode rocambolesque où c’est le physicien Andreï SAKHAROV lui-même qui jouera le rôle du passeur de microfilm afin que le livre voie le jour en 1980 en Europe de l’ouest. Entre temps, GROSSMAN sera mort d’un cancer en 1964 et ne verra jamais son œuvre aboutir. 

L’histoire de ce bouquin est déjà un vrai sujet de roman à elle seule, elle est contée dans le superbe reportage (visible sur le net) « Le manuscrit sauvé du K.G.B. », où il est entre autres expliqué que, si pour la plupart des écrivains considérés comme sulfureux ou anti-révolutionnaires par le pouvoir stalinien, une balle dans la nuque où une déportation suffisaient, il n’en était pas de même pour un GROSSMAN alors au faîte de sa gloire, pesant sur l’opinion, avec le risque qu’un assassinat réveillerait les consciences, et qu’il était de fait plus aisé de condamner un livre que son auteur. 

À noter que ce roman fait suite à « Pour une juste cause », mais qu’entre temps (« Pour une juste cause » a été achevé en 1952, « Vie et destin » 10 ans plus tard), l’auteur a évolué dans ses opinions politiques, il est devenu farouchement anti-stalinien, dénonciateur infatigable du bolchevisme, et de ce fait les deux œuvres peuvent se lire distinctement. Inutile de préciser que ce « Vie et destin » me paraît comme une œuvre majeure, qu’elle est un mal nécessaire et que son contenu fait encore écho aujourd’hui puisqu’il paraît évident que cette bataille de Stalingrad fut un tournant définitif dans le dénouement de la seconde guerre mondiale et même au-delà par un changement des mentalités.

(Warren Bismuth)

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