Un incontournable de la littérature du XXe
siècle, un roman colossal par bien des aspects : plus de 1000 pages et
près de 200 chapitres, fresque immense de la seconde guerre mondiale, la
réalité rejoignant la fiction, « Vie et destin » est à coup sûr le
« Guerre et paix » de la bataille de Stalingrad.
Même s’il s’étend
sur une période relativement courte des années 1941 et 1942, il revient sur l’Histoire
ancienne et récente de la Russie puis de l’U.R.S.S., c’est un pays, une nation,
un peuple passés au scanner, sans concession.
Attention, on entre pas dans
« Vie et destin » comme on pénètre dans un confessionnal, il faut
même une certaine préparation psychologique, la trame est complexe, suavement embrouillée,
sautant sans prévenir de l’Histoire à la fiction, du présent (1941/1942) à 1917
en passant par 1937 avec des téléportations dans le futur (années 50), mêlant
les personnages historiques de ceux nés de l’imagination de GROSSMAN.
Aucun
point faible dans cette saga gigantesque puisque les nombreuses anecdotes
historiques accélèrent le rythme de certains passages un peu plus longs voire
légers et rend un tout palpitant. On apprend entre mille choses que le fils de
STALINE, prisonnier de l’armée allemande, lui donnerait des renseignements sur
l’armée russe de son père, que les civils fuient parfois la « liberté »
trop dangereuse pour se réfugier dans des ghettos dans lesquels ils se
considèrent en sécurité. Des petites bluettes de ce genre, le bouquin en
regorge.
La littérature n’est pas en reste, on cause sans masque, notamment
dans les camps de prisonniers, de DOSTOIEVSKI, TOLSTOI (surtout) ou encore
TCHEKHOV, on les compare, on les analyse. Pour les conversations politiques,
les échanges sont longs et minutieux, on croit justement atterrir sur un
chapitre de DOSTOIEVSKI qui savait si bien faire échanger ses personnages
jusqu’à l’épuisement.
L’épuisement psychologique est d’ailleurs au cœur de ce
récit où la fiction avec tous ses humains que nous allons suivre, que nous allons
voir évoluer, principalement autour de la famille Chapochnikov aux nombreuses
ramifications. L’action se déroule en divers lieux : dans un stalag, dans
un camp d’extermination, sur le front ou à l’arrière de la bataille de
Stalingrad, dans les rues de Stalingrad, mais aussi dans celles de Moscou, sans
oublier la fameuse « maison 6bis ». La narration se déplace tantôt
dans le camp soviétique, tantôt (mais beaucoup moins souvent) dans celui de
l’Allemagne nazie.
L’incroyable force de ce roman est de renvoyer
dos à dos les idéologies hitlérienne et stalinienne, émanant d’un citoyen russe
pour lequel le tout semblait à l’époque particulièrement périlleux. L’état
d’esprit d’une population prise entre deux feux est mis à nu : « Je pense souvent au suicide et je ne sais
pas ce qui me retient, est-ce ma faiblesse, ma force ou un espoir
insensé ? », car l’espoir perdure dans ce quotidien où on ne peut
envisager aucun avenir : « Le fascisme
et l’homme ne peuvent coexister. Quand le fascisme est vainqueur, l’homme cesse
d’exister, seuls subsistent des humanoïdes, extérieurement semblables à l’homme
mais complètement modifiés à l’intérieur. Mais quand l’homme doué de raison et
de bonté est vainqueur, le fascisme périt et les êtres qui s’y sont soumis
redeviennent des hommes ». Dans cet affrontement entre deux dictatures,
le peuple ment : « Un homme,
disons, aime une femme. Elle est tout le sens de sa vie, son bonheur, sa joie,
sa passion. Mais il doit le dissimuler : ce sentiment, Dieu sait pourquoi,
n’est pas convenable. Il doit dire qu’il couche avec cette bonne femme parce
qu’elle lui prépare ses repas, lui reprise ses chaussettes et lui lave son
linge ». Tout le monde doit être utile à la cause nationale, devenir opérationnel
pour ce que GROSSMAN appelle le nationalisme étatique de STALINE.
L’auteur
revient largement sur les purges staliniennes de 1937 suite à la
collectivisation forcée, les comparant aux camps de concentration nazis érigés
en système quelques années plus tard. Cette audace téméraire de GROSSMAN lui a
valu les foudres de guerre du gouvernement soviétique aux débuts des années 1960
après qu’il a écrit ce « Vie et destin » : censure, destruction,
interdiction. Le manuscrit sera pourtant caché, et aussi incroyablement
surprenant que cela puisse paraître, miraculeusement envoyé à l’ouest lors d’un
épisode rocambolesque où c’est le physicien Andreï SAKHAROV lui-même qui jouera
le rôle du passeur de microfilm afin que le livre voie le jour en 1980 en
Europe de l’ouest. Entre temps, GROSSMAN sera mort d’un cancer en 1964 et ne
verra jamais son œuvre aboutir.
L’histoire de ce bouquin est déjà un vrai sujet de
roman à elle seule, elle est contée dans le superbe reportage (visible sur le
net) « Le manuscrit sauvé du K.G.B. », où il est entre autres
expliqué que, si pour la plupart des écrivains considérés comme sulfureux ou
anti-révolutionnaires par le pouvoir stalinien, une balle dans la nuque où une
déportation suffisaient, il n’en était pas de même pour un GROSSMAN alors au
faîte de sa gloire, pesant sur l’opinion, avec le risque qu’un assassinat
réveillerait les consciences, et qu’il était de fait plus aisé de condamner un
livre que son auteur.
À noter que ce roman fait suite à « Pour une juste
cause », mais qu’entre temps (« Pour une juste cause » a été
achevé en 1952, « Vie et destin » 10 ans plus tard), l’auteur a
évolué dans ses opinions politiques, il est devenu farouchement anti-stalinien,
dénonciateur infatigable du bolchevisme, et de ce fait les deux œuvres peuvent
se lire distinctement. Inutile de préciser que ce « Vie et destin »
me paraît comme une œuvre majeure, qu’elle est un mal nécessaire et que son
contenu fait encore écho aujourd’hui puisqu’il paraît évident que cette
bataille de Stalingrad fut un tournant définitif dans le dénouement de la
seconde guerre mondiale et même au-delà par un changement des mentalités.
(Warren
Bismuth)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire