mardi 9 octobre 2018

Maria EFSTATHIADI « Hôtel rouge »


Étonnant livre que cet « Hôtel rouge ». Athènes, Grèce, période incertaine mais contemporaine. Structure a priori théâtrale avec Lilette (« La voix ») et son passé lourd qu’adulte elle tente enfin de dévoiler. En écho, sa conscience, sorte d’avocate (« Le souffle ») qui la questionne, l’amène à aller plus loin dans ses souvenirs, ses traumatismes, à développer ses souffrances brutes pour provoquer un début de résilience. Et puis il y a cette voix off, terrée quelque part, assistant à la conversation (« Les oreillyeux ») qui intervient pour décrire le visuel des scènes mais aussi les sentiments de La voix à l’instant T. Sans oublier les « Simulacres », aux apparitions rares et souvent sous une forme différente. Ils représentent en effet les morts, les fantômes, les revenants qui précisent ou contredisent la pensée de La voix.

La voix qui se souvient, mais mal, parfois plus du tout, La voix dont la famille lui était insupportable, qui lui rendait la vie impossible, douloureuse, en forme de calvaire, de pénitence. Retour sur la mort du grand-père à 98 ans (il semblait avoir un faible pour La voix), sur le père de La voix dont elle a vu la dépouille (nouveau traumatisme). La voix cherche à discourir sur des faits, vagues, des situations brumeuses, sa mémoire semble avoir tout effacé.

Tout ? Non pas vraiment, mais si elle parvient à narrer une scène quelconque, elle n’en connaît souvent pas la fin malgré l’aide de Le souffle. La voix : fille unique qui apprend plus tard, bien plus tard, peut-être trop tard, qu’elle a un frère, qu’elle aimerait aimer, lui. La voix, cette Lilette, s’est toujours sentie rejetée par ses proches, ses parents, sa famille. Sans doute sa tendance à être un garçon manqué. Elle préfère les loisirs masculins, la compagnie des hommes, de son âge ou non.

Son enfance : « (La voix) va subitement découvrir quelque chose qu’elle savait, mais qu’en réalité elle n’avait pas comprise : qu’un enfant est obligé de vivre avec les attentes des adultes. Et que le passé ne peut jamais prendre une forme définitive, parce que sa signification, c’est la représentation qu’il en donne à un moment donné, et on le revisite, on le remanie, on le subvertit toujours en fonction d’un présent déterminé. Et même quand on se dévoile, on affabule ».

Ses souvenirs sont confus, sont énumérés dans une souffrance inestimable, un être dynamité, réduit à ne plus vraiment chercher les causes de son mal-être. Une créature incomprise, abandonnée : « Le problème c’est que les gens dont je me sens le plus éloignée sont ceux qui me connaissent « le mieux », et que l’idée qu’ils ont de moi est enracinée, figée, et ils ne font aucun effort pour en changer, c’est pourquoi cela n’a aucun sens, c’est complètement superflu de vouloir leur expliquer avec des mots vu que les mots sont des petits actes, et que j’en ai assez. Quoi que je leur dise, ça leur glisse dessus comme la pluie sur les plumes d’un canard ».

Il y a les intermèdes sonores, bruitistes, pour rajouter une énigme, un mystère. Théâtre ? Pas seulement. Des poèmes en prose viennent s’intercaler ainsi que des dialogues du passé. De quel passé ? Pas de réponse sur ce point, mémoire confuse, encore. Le tête-à-tête avec Rolf, le frère. Quand ? Où ? Comment ? On serait même tentés d’ajouter « pourquoi ? ». Les deux dernières pages : poème puis conte, puis monologue. L’écriture est parfois dure, vindicative peut-être, toujours ronde, voire sensuelle, ciselée. À ce propos, mention spéciale à la superbe traduction de Anne-Laure BRISAC. Cet « Hôtel rouge » vient de sortir chez Quidam éditeur, collection Made In Europe. Son originalité et la souffrance qu’il dégage ne vous laisseront pas de marbre.


(Warren Bismuth)

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