dimanche 31 mars 2019

John STEINBECK « Tortilla Flat »


Retour aux fondamentaux ! Il est parfois salutaire de s’enquiller tranquillement un bon vieux classique. De plus je note la mort dans l’âme que je n’ai encore jamais présenté STEINBECK dans nos pages alors qu’il a été une influence majeure dans mon parcours (ce dont vous vous foutez, et sur ce point je ne peux pas vous donner entièrement tort). Le choix de « Tortilla Flat » n’est pas le fruit du hasard, mais bien des souvenirs épars lors de la première lecture il y a une quinzaine d’années, une mémoire qui avait enregistré avec tendresse cette bande de clochards célestes trônant littéralement dans le bled de Tortilla Flat, dans le comté du Monterey, proche de Salinas (où était né STEINBECK en 1902).

Ils sont tout d’abord deux : Danny et Pilon, les deux meilleurs amis du monde, inséparables, oisifs et buveurs, prenant le soleil et les cuites  sans rémission. Danny est propriétaire d’une petite bicoque, dans laquelle Pilon ne va pas tarder à cohabiter. Au fil du roman, entre deux gallons de vin rouge descendus à rythme toujours soutenu, d’autres personnages du même acabit vont venir se greffer : Pablo, Jesus-Maria, le pirate (qui vivait jusqu’alors dans un poulailler), Big Joe (qui sort de prison), le Caporal (et son bébé qui ne va malheureusement pas s’éterniser sur terre). Tous vont venir vivre, les uns après les autres, au gré de chapitres picaresques et jubilatoires, dans cette maison du bonheur, de la picole à bon marché et des farces de potaches. L’humour est parfois noir « Eh bien, je vais me tuer et on verra bien si les gens ne sont pas tristes. Ils seront désolés d’avoir ri. Mais je serai mort. Je ne verrai donc pas leur confusion ».

Cette baraque, c’est une sorte de refuge des bons à rien, des fainéants et des ivrognes, qui aiment la vie pour ce qu’elle est, qui ne veulent pas perdre leur temps à la gagner, qui préfèrent mendier s’il le faut plutôt que de contracter la maladie du salariat. Une bande de joyeux fondus pour qui rien n’est important, à part avoir le gosier bien humecté en permanence. Tous sont nés avec cette singularité : la dalle en pente, la soif pour étendard. La provocation quotidienne, les idées lumineuses pour trouver de quoi bouffer : « Aujourd’hui, je pense que nous pourrions descendre des pierres sur le quai. Quand les bateaux approcheront, nous crierons des jurons et nous jetterons nos pierres. Comment ces pêcheurs répondront-ils ? Peuvent-ils jeter des filets ou des rames ? Non. Ils ne peuvent nous jeter que des maquereaux ».

Dans cette ville où les tenanciers coupent le gin à l’eau et le whisky au poivre, il ne faut plus s’étonner de rien, le feu d’artifice de farces est en route, il va éclairer des vies. Bien sûr, quelques sales bricoles vont venir ternir la nonchalance collective, le bébé mort du Caporal, un incendie, etc., mais hauts les cœurs, nos lascars ne perdent en rien de leur joyeuseté.

Ces potes-là sont un peu l’antithèse de l’ennui et, ce qui ne gâche rien, possèdent un cœur gros comme ça, qui vibre d’émotions, c’est d’ailleurs pourquoi de deux, la maison s’est vite retrouvée croulante sous les habitants, il faut bien aider son prochain. Bon, pour Le Pirate c’est un peu différent : on le soupçonne de planquer un douillet magot, alors bon d’accord, on a du cœur, mais ce serait de bon aloi qu’il pense à partager avec ses nouveaux amis. Il va être traqué, en finesse, il finira bien par donner un indice.

Ce roman de 1935 (l’année de la mort du père de l’auteur, sa mère étant décédée l’année précédente, au moment où STEINBEK l’écrivait)) est un peu à part dans l’œuvre de STEINBECK puisqu’il est drôle et léger presque de bout en bout. Presque oui, car STEINBECK restant STEINBECK, la fin sera tragique et vous passera le goût du pain. Loin des grandes fresques comme « Les raisins de la colère » ou « À l’est d’Eden », des drames comme « Des souris et des hommes », il se range en revanche tout à côté de « Rue de la sardine » par son intimisme, ses personnages drôles, sales, attachants, buveurs mais rêveurs, c’est toute la tendresse de STEINBECK qui l’on sent à chaque page. Ce « Tortilla Flat » est jouissif, et sa relecture l’a démontré. Troisième roman de l’auteur après « La coupe d’or » (1929) et « Au dieu inconnu » (1933, pour chacun je n’ai gardé aucun souvenir même vague, mauvais signe…), « Tortilla Flat » le propulse au rang des conteurs de choix. Il le restera jusqu’en 1968, date de son décès, et même bien au-delà. STEINBECK a été régulièrement imité depuis, mais quant à savoir s’il a été égalé, c’est une question qui, en ce qui me concerne, restera en suspens.

(Warren Bismuth)

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