lundi 1 avril 2019

Charlotte DELBO « Une scène jouée dans la mémoire suivi de Qui rapportera ces paroles ? »


Deux pièces de théâtre au menu du jour. Passons rapidement sur la première qui est un extrait de la pièce « Ceux qui avaient choisi » déjà chroniquée dans nos pages :


Ici seul le face-à-face entre Françoise (le double de Charlotte) et Paul (double de Georges DUDACH, son mari, qui sera fusillé juste après une dernière entrevue du couple en 1942 à la prison de la Santé) est présenté. Les adieux d’un couple dont les deux membres savent que l’homme va mourir dans les prochaines heures. Déchirant. La pièce s’ouvre sur un poème, en forme d’exorcisme, de cynisme envers la mort :

« Je lui ai dit
Que tu es beau.
Il était beau de sa mort à chaque seconde plus visible.
C’est vrai que cela rend beau
La mort.
Avez-vous remarqué
Comme ils sont
Les morts, ces temps-ci
Comme ils sont jeunes et musclés
Les cadavres de cette année ?
Elle rajeunit tous les jours
La mort
Cette année »

Quelques phrases très fortes qui restent ancrées dans la mémoire : « Ce n’est pas l’âge de la mort qui compte, c’est le temps de la vie ».

« Qui rapportera ces paroles » est en quelque sorte une version théâtrale de « Aucun de nous ne reviendra » (premier tome de la trilogie « Auschwitz et après » présentée également dans nos colonnes).


Le camp d’Auschwitz, des femmes prisonnières discutent, monologuent parfois. Tout l’univers de Charlotte DELBO est comprimé en quelques dizaines de pages : la déportation, la vie en camps, la mort, l’odeur (incessante, obsessionnelle), la faim, la soif, la folie. Elles sont 15 000 en tout dont 200 françaises, mais ici seules 23 femmes vont prendre la parole, elles représentent les 230 du convoi pour Auschwitz du 24 janvier 1943, ce convoi dont Charlotte DELBO a fait un livre, déjà chroniqué chez nous :


Il ne restera que deux prisonnières vivantes en fin de pièce. Pour témoigner, expliquer l’horreur. Comme dans « Mesure de nos jours » (dernier volet de la trilogie « Auschwitz et après »), elles se demandent ce qu’elles vont devenir une fois libérées, si toutefois elles le sont un jour. Comment revivront-elles ? Comment pourront-elles reprendre goût à la vie, dialoguer avec celles et ceux et qui n’ont pas connu l’enfer ? « Il faut qu’il y en ait une qui revienne, toi ou une autre, n’importe. Chacune s’attend à mourir ici. Elle y est prête. Elle sait que sa vie ne compte plus. Pourtant, elle s’en remet aux autres. Il faut qu’il y en ait une qui revienne pour dire. Voudrais-tu qu’on ait détruit ici des millions d’êtres et que tous ces cadavres soient muets pour toujours, que toutes ces vies soient sacrifiées pour rien ? ». Il faudra bien raconter l’indicible, se souvenir malgré la nausée, pour témoigner contre l’horreur : « Ils ont trouvé cela pour faire plus de place dans les chambres à gaz. Ils mettent les enfants à part et ils les brûlent vivants. Les enfants, cela ne se débat pas ». Il faudra raconter pourquoi les autres ne sont jamais revenues, en quelles circonstances : « Il y a celles qui sont mortes du typhus. C’est la plus belle mort, ici. On délire presque tout de suite puis on tombe dans le coma ».

« J’écris à voix haute » disait-elle. Charlotte DELBO sera inlassablement, infatigablement, la porte-parole de ces femmes mortes en déportation ou meurtries à vie pour les rescapées. Elle se sacrifiera en quelque sorte pour la cause, la mémoire. Son œuvre est en ce point remarquable, possédant de nombreux ponts entre les ouvrages, qu’ils soient récit, poésie ou théâtre (dans ces deux pièces, le pont s’appelle Paul, avec l’évocation dans la deuxième pièce de la dernière rencontre avec l’être aimé, en fait la première pièce du volume). C’est une œuvre unique, dense et décharnée à la fois, où chaque mot sonne avec une puissance révélatrice. Ce présent recueil est sorti en 2001 chez HB Éditions, il montre toute la solidité, la lucidité du théâtre de Charlotte DELBO. La préface ainsi que la postface sont truffées d’éléments sur le personnage même de Charlotte, ce qui rend le tout encore plus homogène et intimiste. Quand le théâtre est de telle qualité, il se rend indispensable pour comprendre le passé.

Je tiens à dédier cette chronique à un être qui m’est particulièrement cher et qui travaille actuellement entre autres sur l’œuvre de Charlotte DELBO. Bon courage, toute ma sincère gratitude, ma profonde amitié et mon respect éternel et vibrant.


(Warren Bismuth)

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