dimanche 25 août 2019

Gilles ROZIER « Mikado d’enfance »


Mikado d’enfance de Gilles ROZIER s’ouvre sur cette citation de Jean GENET, issue du « Journal du voleur » : « Qu’on sache donc que les faits furent ce que je les dis, mais l’interprétation que j’en tire c’est ce que je suis – devenu. » En début de roman, on s’interroge sur cette phrase chargée de sens, et, dotée d’une impression en .pdf (car j’ai accès à cet ouvrage avant publication officielle), je n’ai aucune quatrième de couverture qui pourrait assouvir ma curiosité à ce sujet, pour cerner les enjeux des 186 pages à venir.

Je me lance dans cette lecture sans avoir pris connaissance de l’auteur, Gilles ROZIER. Ce dernier n’est pas n’importe qui car il est spécialiste du yiddish et de l’hébreu, ce qui est chose peu commune. Intéressant aussi (au moins pour moi), il est isérois et les premières pages du roman me renseignent aussi un peu sur la Résistance organisée dans le Vercors durant la Seconde Guerre Mondiale. Les quelques indices que je vous donne ci-dessus sont importants : il va être question de déportation, d’histoire familiale, de famille juive.

Nous sommes en face d’une autofiction, Gilles ROZIER est à la fois auteur et narrateur. Il nous faudra quelques pages pour en avoir la certitude. L’ouvrage débute sur l’histoire d’un jeune garçon aux yeux bleus, qui préfère jouer à la poupée et à l’élastique avec les filles plutôt que de s’adonner au rugby comme son frère plus âgé a choisi de le faire. Plus discret, plus effacé, il entre au collège et commence à jalouser les amitiés masculines qui se créées. Le fossé se creuse avec ses pairs d’autant plus que son père est à la tête d’une entreprise qui emploie une majorité des parents des camarades qu’il côtoie. Et à la faveur d’une grève dans l’usine qui finit par mourir dans l’œuf, il n’en faut pas davantage pour que Gilles soit un peu plus mis de côté. Il compte une seule amie, Pascale, enfant d’ingénieurs travaillant avec son père, avec laquelle il passe de longs moments à traquer sur l’annuaire (nous sommes en 1975) ses profs, afin de trouver leurs coordonnées, de leur téléphoner et leur servir le fameux « allo allo, y’a d’la merde dans les tuyaux ».

L’annuaire, le fait d’être un filliste, néologisme inventé par son frère pour signifier que Gilles préfère la compagnie de filles et leurs jeux, ce dernier s’engage innocemment dans un jeu qui va déraper. Un jeu malheureux qui cible un enseignant, le prof d’anglais, Monsieur Guez, pas spécialement à l’aise ni avec la matière qu’il enseigne, ni avec sa classe. En fournissant son adresse afin de lui faire parvenir un mystérieux billet dont il ne connaîtra que trop tard le contenu, voilà Gilles convoqué en conseil de discipline avec Pascale et Vincent et Pierre, les deux inséparables que Gilles jalouse secrètement, auteurs du mot qui mettra le feu aux poudres.

L’incident fait remonter un passé douloureux, celui des grands-parents maternels du narrateur, notamment son grand-père « mortendeportation » comme il le dit.

Gilles termine son collège à Vizille (38) avec le poids de son erreur et des jugements des adultes, dans les années 70 la Seconde Guerre Mondiale et ses atrocités étaient encore fraîches dans les mémoires. Après 2 ans de lycée, à la faveur d’une mutation de son père, il part dans le Nord-Pas-De-Calais et choisit de taire sa honte. Puis ce sera Paris, les études supérieures. Et l’orientation professionnelle que je vous décrivais en début de chronique.

C’est au hasard d’un mail que son passé ressurgit brutalement, l’auteur parle d’un trauma passé, un terme lourd et l’on en prend toute la mesure à la lecture de l’ouvrage. Sans prétention aucune mais d’une justesse remarquable, Gilles ROZIER nous livre l’événement le plus marquant de son existence, celui qui a sans doute façonné sa vie et conditionné ses choix futurs. Ce printemps 1975 marque un tournant bien différent de ceux relatés d’ordinaire dans ces romans autofictionnels, autour des premiers émois amoureux ou autres découvertes qui sabordent l’innocence à tout jamais. Là il s’agit véritablement d’un tournant cognitif, si je puis m’exprimer ainsi. C’est toute une histoire familiale qui va construire l’auteur/narrateur et « lévénement » comme il le nomme, permettra à Gilles de prendre toute la mesure du poids de l’héritage familial.

Sans en dire davantage, je retiens la dernière longue phrase du roman avant le point final (que je ne vous citerai donc pas) qui transpire l’honnêteté, voire la rédemption.

A lire en priorité selon moi (vous l’avez compris) en cette rentrée littéraire 2019 marquée, j’insiste, par une très forte hétérogénéité. Aux éditions de l’Antilope, que je ne connaissais pas mais sur lesquelles je vais me pencher de plus près.


(Emilia Sancti)

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