Mikado
d’enfance de Gilles ROZIER s’ouvre sur cette citation de Jean GENET, issue du « Journal
du voleur » : « Qu’on sache donc que les faits furent ce que
je les dis, mais l’interprétation que j’en tire c’est ce que je suis – devenu. »
En début de roman, on s’interroge sur cette phrase chargée de sens, et, dotée
d’une impression en .pdf (car j’ai accès à cet ouvrage avant publication
officielle), je n’ai aucune quatrième de couverture qui pourrait assouvir ma
curiosité à ce sujet, pour cerner les enjeux des 186 pages à venir.
Je
me lance dans cette lecture sans avoir pris connaissance de l’auteur, Gilles
ROZIER. Ce dernier n’est pas n’importe qui car il est spécialiste du yiddish et
de l’hébreu, ce qui est chose peu commune. Intéressant aussi (au moins pour
moi), il est isérois et les premières pages du roman me renseignent aussi un
peu sur la Résistance organisée dans le Vercors durant la Seconde Guerre
Mondiale. Les quelques indices que je vous donne ci-dessus sont importants :
il va être question de déportation, d’histoire familiale, de famille juive.
Nous
sommes en face d’une autofiction, Gilles ROZIER est à la fois auteur et
narrateur. Il nous faudra quelques pages pour en avoir la certitude. L’ouvrage
débute sur l’histoire d’un jeune garçon aux yeux bleus, qui préfère jouer à la
poupée et à l’élastique avec les filles plutôt que de s’adonner au rugby comme
son frère plus âgé a choisi de le faire. Plus discret, plus effacé, il entre au
collège et commence à jalouser les amitiés masculines qui se créées. Le fossé
se creuse avec ses pairs d’autant plus que son père est à la tête d’une
entreprise qui emploie une majorité des parents des camarades qu’il côtoie. Et
à la faveur d’une grève dans l’usine qui finit par mourir dans l’œuf, il n’en
faut pas davantage pour que Gilles soit un peu plus mis de côté. Il compte une
seule amie, Pascale, enfant d’ingénieurs travaillant avec son père, avec
laquelle il passe de longs moments à traquer sur l’annuaire (nous sommes en
1975) ses profs, afin de trouver leurs coordonnées, de leur téléphoner et leur
servir le fameux « allo allo, y’a
d’la merde dans les tuyaux ».
L’annuaire,
le fait d’être un filliste, néologisme inventé par son frère pour
signifier que Gilles préfère la compagnie de filles et leurs jeux, ce dernier
s’engage innocemment dans un jeu qui va déraper. Un jeu malheureux qui cible un
enseignant, le prof d’anglais, Monsieur Guez, pas spécialement à l’aise ni avec
la matière qu’il enseigne, ni avec sa classe. En fournissant son adresse afin
de lui faire parvenir un mystérieux billet dont il ne connaîtra que trop tard
le contenu, voilà Gilles convoqué en conseil de discipline avec Pascale et
Vincent et Pierre, les deux inséparables que Gilles jalouse secrètement,
auteurs du mot qui mettra le feu aux poudres.
L’incident
fait remonter un passé douloureux, celui des grands-parents maternels du
narrateur, notamment son grand-père « mortendeportation »
comme il le dit.
Gilles
termine son collège à Vizille (38) avec le poids de son erreur et des jugements
des adultes, dans les années 70 la Seconde Guerre Mondiale et ses atrocités
étaient encore fraîches dans les mémoires. Après 2 ans de lycée, à la faveur
d’une mutation de son père, il part dans le Nord-Pas-De-Calais et choisit de taire
sa honte. Puis ce sera Paris, les études supérieures. Et l’orientation
professionnelle que je vous décrivais en début de chronique.
C’est
au hasard d’un mail que son passé ressurgit brutalement, l’auteur parle d’un
trauma passé, un terme lourd et l’on en prend toute la mesure à la lecture de
l’ouvrage. Sans prétention aucune mais d’une justesse remarquable, Gilles
ROZIER nous livre l’événement le plus marquant de son existence, celui qui a
sans doute façonné sa vie et conditionné ses choix futurs. Ce printemps 1975
marque un tournant bien différent de ceux relatés d’ordinaire dans ces romans
autofictionnels, autour des premiers émois amoureux ou autres découvertes qui
sabordent l’innocence à tout jamais. Là il s’agit véritablement d’un tournant
cognitif, si je puis m’exprimer ainsi. C’est toute une histoire familiale qui
va construire l’auteur/narrateur et « lévénement »
comme il le nomme, permettra à Gilles de prendre toute la mesure du poids de
l’héritage familial.
Sans
en dire davantage, je retiens la dernière longue phrase du roman avant le point
final (que je ne vous citerai donc pas) qui transpire l’honnêteté, voire la
rédemption.
A lire en priorité selon moi (vous l’avez
compris) en cette rentrée littéraire 2019 marquée, j’insiste, par une très forte
hétérogénéité. Aux éditions de l’Antilope, que je ne connaissais pas mais sur
lesquelles je vais me pencher de plus près.
(Emilia Sancti)
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