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lundi 5 août 2019

« De Tchernobyl à la Crimée – Panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine », sous la direction de Dominique DOLMIEU et Neda NEJDANA


La palme de la fouille la plus littérairement spéléologique de la décennie sera sans conteste attribuée à ce véritable pavé de quelque 520 pages. En un seul volume sont ici regroupées pas moins de neuf pièces de théâtre ukrainiennes contemporaines écrites entre 1995 et 2014, pas toutes en ukrainien dans la langue originale d’ailleurs. Nous y reviendrons. En tout cas, c’est bien l’Ukraine qui est l’héroïne de ses pièces. Sans revenir en détail sur chacune d’elle, nous allons en sortir les éléments principaux, puisque certains se recoupent d’une pièce à l’autre. Pour ceux dont nous disposons, les pièces furent traduites en français entre 2014 et 2018, donc sont nouvellement implantées en France, certaines y ayant par ailleurs déjà été jouées.

Nous tenons un nid d’informations foisonnantes sur la culture et l’histoire ukrainiennes, un fourmillement de renseignements. Car le théâtre peut aussi se rendre utile à cela : une manière détournée d’alerter le lectorat. En effet l’Histoire de l’Ukraine est d’une rare complexité, d’une rare violence. Ici la direction de l’ouvrage a choisi une valse à quatre temps très judicieuse, voyons-en le contenu :

- La catastrophe du siècle

Ce chapitre comporte deux pièces : « Au début et à la fin des temps » de Pavlo ARIE et « Les fugitifs égarés » de Neda NEJDANA (par ailleurs codirectrice du présent recueil). On peut aisément rapprocher ces deux pièces puisqu’elles traitent chacune à sa façon de la même tragédie, l’une des plus grandes catastrophes civiles du XXe siècle : l’accident nucléaire de la centrale de Tchernobyl (prononcer Tchornobyl en Ukrainien) en avril 1986, qui a marqué les mémoires et les façons de vivre pour les populations les plus exposées, entre quitter sa terre natale pour toujours en laissant tout sur place, ou rester dans une zone hautement radioactive et interdite, au péril quotidien de sa vie, et malgré l’interdiction des autorités. Deux pièces qui entrent dans cette zone interdite, qui évoquent les liquidateurs (le personnel appelé sur les lieux du drame juste après l’accident), irradiés, comme la terre, les sols, la nature dans son entier et bien sûr les habitants. On enterre les morts ? Cercueil de zinc (le cadavre est trop radioactif). Quant aux enfants : Mort-nés, malades, handicapés à vie. La radioactivité s’engouffre partout, comme une contagion, par ses rayons inéluctables. L’isolement, le refus des popes, l’humour noir comme dernière bouffée d’air avant le désespoir total. Les suicides ne se comptent plus. La seconde pièce est plus onirique, certes, mais pas moins sombre que la première sur le fond. Les deux sont une parfaite réussite.

- Au temps des changements

Trois pièces dans ce chapitre : « Hymne de la jeunesse démocratique » de Serhiy JADAN, « Miel sauvage » d’Oleh MYKOLAÏTCHOUK et « En direct » d’Oleksandr IRVANETS. L’Ukraine d’aujourd’hui. Dans la première pièce : le business, la corruption, le pognon facilement et salement gagné, le projet d’ouverture d’un club gay avec en prétexte brandi la liberté pour tous. Pour les sentiments on repassera : « La tendresse, c’est comme le pétrole russe : il y en aura pour tout le monde, mais pas pour longtemps ». Une farce tragique. « On sent qu’on est un pays européen. Et pas un camp stalinien où on persécute un homme parce qu’il a l’outrecuidance d’être lui-même, différent de la matière grise ». À voir… De nombreux personnages sont mis en scène dans cette pièce complexe et politique.

La deuxième pièce est présentée comme le monologue agonisant d’une femme enceinte qui en profite pour dénoncer les conditions d’avortement en Ukraine, les lois, les médias qui appuient le choix des autorités en relayant de fausses informations qui poussent à la culpabilisation. Et puis il y a l’envie subite de miel sauvage, celui qui rappelle la grand-mère en des temps lointains, comme pour se persuader que c’était mieux avant. Là aussi à voir…

La troisième est une pièce télévisuelle, une télé-réalité où plusieurs intervenants (chacun représentant une frange du peuple ukrainien) vont débattre à propos du « multiplundisme » (rien que ça !). La plus absurde de toutes les pièces, presque burlesque, mais un fond très critique, très social. Mais d’abord, qu’est-ce que le multiplundisme ? Patience, vous l’apprendrez à la toute dernière ligne.

- Maïdan, une révolution

Chapitre présenté par deux pièces sur fond de révolution ukrainienne dite du Maïdan en 2014 suite au refus de l’Ukraine de passer un accord avec l’Union européenne, entraînant de violents heurts dans le pays. « Le labyrinthe » d’Oleksandr VITER, ou la rencontre inopportune dans un fourgon de police entre divers personnages représentant, chacun à sa façon, le peuple ukrainien de souche ou pas (un ancien enseignant, un journaliste – français -, un étudiant, une pute, un flic). Les discussions sur les forces de l’ordre sont acérées et animées, mais en fait ces cris, ces tirs, ces tremblements, que se passe-t-il à l’extérieur ?

« En détail » de Dmytro TERNOVYI n’est pas traduite de l’ukrainien mais du russe. Elle met en scène des autochtones confrontés à des migrants, à l’administration ukrainienne. Que représente le visa de groupe ? Est-il plus ou moins liberticide que le visa individuel ? La place et la force de la répression. Autant de questions et bien plus que le lectorat devra se poser dans cette pièce assez complexe où les personnages semblent jaillir de nulle part.

- À l’intérieur et au-delà du monde

Deux pièces illustrent ce chapitre. La première, « Arzy, l’étrange tatare » de Rinat BEKTASHEV, est à elle seule une pièce de collection (et sans aucun jeu de mots à déplorer s’il vous plaît !). En effet, c’est le tout premier texte du tatar de Crimée jamais traduit en français, une grande première historique. Nous y croiserons Ali-Baba au beau milieu d’une histoire d’amour intense mais impossible, le ton est très poétique, onirique, proche de contes orientaux. Ali-Baba et sa bande enlèvent une magnifique femme juste avant son mariage. C’est sans doute la plus intemporelle de toutes les pièces de ce recueil.

« L’évangile selon Lucifer » d’Anna BAGRIANA regarde du côté de la mythologie avec un ton également biblique, et parcourt une partie du XXe siècle ukrainien, de la destination vers le goulag de Vorkouta sur ordres de STALINE en 1943, en passant par quelques esprits malins et la révolte antiautoritaire, toute l’Ukraine est peut-être là : « Et même lorsque le destin m’a poussé contre un Ukrainien qui s’était retrouvé dans le camp des rouges, je ne suis pas allé contre mon frère. Je ne l’ai pas touché, je ne l’ai pas tué, car chaque Ukrainien est mon frère. J’ai marché seulement contre l’ennemi, l’envahisseur étranger, qui cherchait à imposer sa domination sur moi, sur toi, sur mes frères ukrainiens, et sur tout notre peuple, qui voulait tous nous détruire, faire de nous un troupeau inconscient et stupide, nous empoisonner par l’indifférence et nous éclabousser du sang des héros, en jetant dans la boue leurs noms sacrés. C’est seulement contre un tel ennemi que j’ai marché. Et je suis devenu plus féroce qu’une bête, j’étais brutal et impitoyable. Mais même alors, maman, ne crois pas que je devenais le diable ».

Pour la codirectrice Neda NEJDANA en préface (très instructive !), ce puissant recueil est une anthologie, la première dans sa catégorie. Dominique DOLMIEU, co-directeur, préfère le terme de panorama. Tous deux éclairent de manière intelligente et accessible l’histoire de l’Ukraine, ce proche pays inconnu. Tout comme ces neuf pièces historico-politiques qui mouillent la chemise pour parler du Holodomor (famine des ukrainiens orchestrée par STALINE en 1932/1933), de ce pays multiethnique et polyglotte de moins de 30 ans (indépendant depuis 1991) malgré pourtant une culture de plus de 7000 ans, qui a beaucoup souffert, entre archaïsme et modernité forcée, dont le peuple s’est battu dans les années 1940 à la fois contre HITLER et STALINE.

Bien sûr, dans ces pièces l’héritage de l’Ukrainien Nikolaï GOGOL se fait sentir, devient palpable, mais modernisé, politisé, historisé, l’absurde toujours en arrière-plan, parfois sur un léger fond de ce mysticisme cher à GOGOL. Un théâtre qui n’oublie pas ses racines mais qui est parvenu à les digérer au plus près, au plus fin, pour en recracher une originalité, emplie de poésie, d’onirisme, de croyances, de mystique, mais aussi de révolte, l’histoire d’un pays meurtri, d’un peuple déboussolé. Chaque pièce fait ressentir cette espèce d’urgence à sortir d’une impasse malgré l’absence de solutions. Toute cette découverte pour nous occidentaux n’aurait pu voir le jour sans l’alliance internationale de structures comme Eurodram (réseau européen de traduction théâtrale), la Maison d’Europe et d’Orient (spécialiste et soutien des cultures d’Europe de l’est en particulier mais aussi d’Asie) et les formidables éditions L’espace d’un instant que nous avons l’habitude de vous présenter en ces pages pour leur travail solide, original et sérieux. Ici comme toujours, peut-être encore plus que d’habitude, la ligne est splendide, politique, internationaliste, les minorités silencieuses ou oubliées s’invitent à table, et cela permet de déguster dans le même repas fromage ET dessert.

Ce volume est imposant en tous sens, de par son poids, son nombre de pages, le contenu aussi captivant que méconnu par nos contrées occidentales, la qualité des textes, des mises en scène, la variété des sujets. Mais ce projet est aussi un magistral travail collectif. Outre les organisations et protagonistes déjà cités, il ne faudrait pas oublier les indispensables traducteurices (Iulia NOSAR, Aleksi NORTYL, Estelle DELAVENNAT, Iryna DMYTRYCHYN,Tatiana SIROTCHOUK, Bleuenn ISAMBARD, Shirin MELIKOFF, Ömer ÖZEL, Maxime DESCHANET), mais aussi toutes celles et tous ceux qui ont traduit en d’autres langues ces textes originaux, les ont mis en scène un peu partout dans le monde afin de permettre le partage de cette culture, de cette histoire singulière, comme pour ouvrir une première porte qui forcément en entraînera d’autres sur lesquelles il faudra faire pivoter la poignée afin d’y découvrir d’autres trésors. L’investissement financier de la présente anthologie pour le lectorat semble bien mince au vu de la somme des informations, de la qualité du style. Un livre soigné à tous égards, à conserver bien au chaud (ou au frais, ça dépendra des saisons), mais surtout, à ne pas oublier de faire tourner quand vous entendrez le mot « Ukraine ». Sorti en 2019 aux excellentes éditions L’espace d’un instant. Vous pouvez d’ores et déjà préparer vos cadeaux de noël, d’autant que la délégation générale à la langue française et aux langues de France du ministère de la culture vient de sucrer les subsides qu’elle versait à la Maison d’Europe et d’Orient, sale coup…

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

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