Il y a toujours un véritable danger à écrire
sur la Shoah, la déportation juive durant la Seconde Guerre Mondiale :
celui de tomber dans le pathos, qui parfois pousse jusqu’au sensationnalisme le
morbide et qui rivalise de stratagèmes souvent pas très fins pour exacerber ce
qui est déjà innommable.
Laurent SAGALOVITSCH se lance le défi, un
défi peu commun car le point de vue adopté est original. Daniel, jeune rabbin
américain, choisit de son plein gré, de s’engager dans l’armée, pour aider les
soldats, bénir leur sépulture, les aider, les conseiller : comment faire
si les rations ne sont pas casher ? Peut-on les consommer et respecter le
judaïsme ? Daniel est là pour libérer les âmes, afin que les combattants
se concentrent sur leur grande tâche : la libération de la France puis de
l’Allemagne.
Daniel laisse derrière lui sa femme, Ethel,
et son nouveau-né, Ruthie, bébé surprise née lorsqu’il arrive à Paris, après le
Débarquement. D’ailleurs le récit s’articule autour de deux voix
distinctes : les lettres d’Ethel à son mari et le vécu de Daniel, au
front. Grande est la naïveté des soldats américains et donc de notre
rabbin : les allemands se défendent alors que le IIIè Reich est en pleine
débandade, l’armée allemande n’est plus que l’ombre d’elle-même et pourtant,
les combats continuent de faire rage et les Alliés subissent des pertes. Mais
Daniel est toujours là pour bénir, rassurer, accompagner.
Les américains arrivent en Allemagne.
Première étape, la ville d’Ohrdruf. L’odeur saisit la troupe à la gorge, le
rabbin n’est pas épargné : « D’écœurement,
je fus pris d’une violente quinte de toux ».
Je m’interroge, quelle est cette ville
allemande, et surtout quel fut son rôle durant la Seconde Guerre
Mondiale ? Internet fut prompt à me répondre : elle accueillit une
annexe du camp de Buchenwald, lui-même localisé à Weimar.
Dans cette annexe, la violence des images
est déjà insoutenable : des fantômes autour desquelles les infirmières de
La Croix Rouge s’affairent. Daniel ne chôme pas : il n’a pas le temps de
bénir une tombe que d’autres morts juifs succombent et il récite les psaumes à
la chaîne.
Un petit fantôme fait son apparition, un
petit garçon famélique, à la respiration sifflante. Sa description n’est pas
sans rappeler toutes les images d’archives que nous avons pu voir :
« Il devait avoir quatre ans,
peut-être cinq ; Il ne pleurait pas (…) un visage pâle et silencieux (…) un tronc rachitique, les pieds à demi nus (…) les jambes fins et tendues comme des cordes d’arbalète… » Ce
petit garçon frappe Daniel qui ne peut se résoudre à l’abandonner, conscient
qu’il est abandonné. Il lui promet de retrouver ses parents, et pour cela, il
faut s’aventurer à Buchenwald. Je vous passe les détails mais aucun des
soldats, ni Daniel ne pourront trouver le sommeil après avoir vu l’ampleur de
l’horreur, ce qui vient ébranler la foi du rabbin : « Si de tels hommes hantaient le monde, s’ils
parvenaient à entraîner derrière eux tout un pays, tout un peuple et à le
conduire dans les fosses putrides de la déréliction la plus absolue, à quoi
pouvait donc servir ce dieu que j’avais fait le serment d’aimer et de
servir ? A quoi ? ».
A la fois témoin, garant des siens (des
juifs), lui-même est mis à mal et malgré les promesses d’un futur meilleur
accompagné par sa femme et sa fille, tout vacille autour de lui : c’est
l’enfant et sa petite menotte qui se glisse dans sa main qui lui donne la force
de poursuivre son but, la raison pour laquelle il a choisi volontairement de
s’engager : « C’est l’enfant
qui, ce jour-là, m’a donné la force d’avancer ».
« À
CHACUN SON DÛ », voilà ce qui figure à l’entrée du camp de Buchenwald, JEDEM
DAS SEINE en allemand, cette triste devise est répétée de nombreuses fois
et vient ponctuer les allers-retours de Daniel dans le camp.
Le syndrome de stress post-traumatique est
décrit dans l’ouvrage, même si c’est assez bref : l’auteur parle un peu de
l’après, du retour des soldats et donc de Daniel, qui sera réveillé par des
cauchemars et qui pleurera tous ces morts, ces suppliciés qu’il a vus. Cet
indicible qui le hantera jusqu’à la fin de sa vie.
Notons un passage à la fin de l’ouvrage de
la célèbre Lee MILLER, la photographe de Vogue qui couvre l’avancée des
troupes et qui est chargée de photographier tout ce qu’elle peut constater.
Cette femme, tellement forte, décrite comme ayant de l’aplomb et de l’audace,
de ces femmes de caractère qui veulent en découdre avec la vie, quoi qu’il
arrive.
Un roman qui n’est pas gagné d’avance pour
les raisons énoncées en début de chronique, je note quand même qu’à chaque fois
que l’on se saisit de la déportation et de l’extermination des juifs, quand
cela touche au fictionnel, les mots utilisés sont toujours plus raides que dans
des témoignages des concerné-es. Laurent SAGALOVITSCH frôle cette limite mais
ne la dépasse pas : on perçoit suffisamment de pudeur dans les mots pour
éviter ce biais auxquels ont eu recours de nombreux auteur-es qui ont trop joué
avec les codes de l’indicible et qui se sont perdus dans la fange. Ici, ce
n’est pas le cas, pas du tout.
Le roman ne s’achève pas, tout reste en
suspens et pourtant, pas de frustration pour le lecteur tant le dernier
événement est parlant, révélateur. « NEIN
NEIN NEIN ».
Chez Buchet-Chastel, sorti le 15 août 2019.
A lire car change des fictions habituelles sur le sujet (sujet qui a pourtant
été plus qu’essoré).
(Emilia Sancti)
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