dimanche 1 septembre 2019

Thomas GIRAUD « Le bruit des tuiles »


Au milieu du XIXe siècle, Victor Considerant (sans accent sur le E, l’homme y tient), adepte des thèses de Charles FOURIÉ, planche sur le projet d’ouvrir une communauté d’inspiration fouriériste, un immense phalanstère libertaire qu’il implantera du côté de Dallas au fin fond du Texas dans des Etats-Unis encore méconnus en France où il vit. La gestation va se faire par étapes, la préparation est ardue, mais Considerant est confiant. Il espère dégoter une quinzaine de compagnons de route pour concrétiser l’affaire. Le terrain est pensé puis repéré, il devra être idéal. Le but de l’expédition est de vivre au plus près de l’autosuffisance dans le respect de chacun et la rotation des tâches, sans hiérarchie, sans dieu ni maître.

La recherche de coopérants sur la base du volontariat va se dérouler par meetings que Victor tient ici et là. Discours huilés, bien préparés, genre d’éloges qui vendent du rêve. « Il se racle la gorge, reprend son discours là où il avait été arrêté, dans la deuxième sous-partie de la deuxième partie, il faut partir de zéro, de rien pour faire le tout, d’un endroit qui soit vierge, où personne ne nous dise ‘vous êtes chez moi voilà comment vous allez faire’, pour que nous puissions construire une société organisée selon une bonne manière, une société librement organisée dans laquelle chacun pourrait vivre dans une harmonie heureuse, avec l’accord affectueux de chacun pour chacun, selon non pas une place mais des places qu’il pourrait occuper au cours de la même journée, de la même vie selon les préceptes de l’attraction passionnée ».

D’une quinzaine de consentants, la petite troupe se voit rapidement lestée d’une trentaine de membres. Considerant aurait désiré moins - le terrain est petit - mais flatté aux entournures, il accepte tout individu qui voudra bien se joindre à la Grande Aventure. Parmi ceux-ci Leroux, usé par le travail à la ferme, déglingué de partout à seulement 26 ans. Il sera celui tapi dans l’ombre, en retrait, taiseux, mais paradoxalement le plus obstiné. Quant au nom de la Communauté, après plusieurs tergiversations Considerant lui choisit Réunion. Avec un accent sur le E ce coup-ci.

Alors que toute cette petite troupe en est encore à peaufiner son projet sur le papier et sur la terre française, les premiers mécontentements jaillissent. Certains protagonistes veulent par exemple avancer la date de départ de plusieurs mois. Même peu enchanté, Considerant se plie à leur bon vouloir. Sa femme Julie restera à quai, au Havre, là où les aventuriers embarquent pour une traversée de trois mois durant laquelle Considerant souffrira d’un solide mal de mer. À l’issue de cet éprouvant voyage, la concératisation de Réunion peut enfin avoir lieu. Elle va tourner court.

Thomas GIRAUD semble particulièrement à l’aise avec les figures de perdants de l’histoire. Après son portrait d’un musicien oublié dans « La ballade silencieuse de Jackson C. Frank » (https://deslivresrances.blogspot.com/2018/06/thomas-giraud-la-ballade-silencieuse-de.html) il réitère avec le parcours de cet apprenti communautaire parti de bases solides pour un projet d’envergure humaine torpillé par l’individualisme, mis en déroute par la hiérarchie se mettant naturellement en place, un hameau mal structuré, mal réfléchi sur le positionnement des bâtiments, des autochtones rugueux voire carrément hostiles (pourtant 1855, date du début du phalanstère, ça ne fait pas si longtemps que les « Américains » ont piqué la place aux Indiens) mais aussi le soleil, le froid, la faim, la soif, la sécheresse et surtout, surtout, une invasion de sauterelles. De criquets pèlerins rectifierait Considerant qui avait donné trois ans pour évaluer l’avancée du projet et faire le bilan. Ce dernier n’est pas fameux. Et pourtant, tous autant qu’il sont, ils y auront cru, même si pour certains les Etats-Unis étaient plus prosaïquement synonymes de vacances plutôt que de Communauté. « Il aurait fallu plus de tout : de terres fertiles, d’hommes pour arracher quelque chose d’un peu sérieux de ces étendues, d’instruments, d’ombres ». Il aurait en effet fallu beaucoup plus pour éviter le premier mort…

Thomas GIRAUD se fait plaisir, la langue est poétique, froide ou drôle, toujours au plus près du détail, très rigoriste. Il avait entamé sa carrière littéraire par la superbe biographie romancée de la jeunesse d’Élisée RECLUS « Élisée avant les ruisseaux et les montagnes » en 2016 (https://deslivresrances.blogspot.com/2018/10/thomas-giraud-elisee-avant-les.html), sa plume a encore évolué depuis, son texte est encore plus beau, il rend presque glorieuse une épopée désastreuse, comme pour ne pas oublier qu’avant et depuis, d’autres communautés ont réussi leur pari, ont existé et survécu. Il a choisi de dépeindre celle qui peut-être accumulait toutes les tares pour justement ne pas aboutir, les premières erreurs s’installant avant même la mise en œuvre du projet Réunion qui survivra une poignée d’années, cahin-caha. Le fond est plein d’aventures palpitantes (et accessoirement des exemples à ne pas suivre), la forme est ronde et stylée, ciselée avec de longues phrases documentées qui touchent leur cible. Ce livre est encore un excellent cru de La Contre Allée, il restera comme un moment fort – y compris le titre fort bien senti - de la rentrée Littéraire 2019.


(Warren Bismuth)

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