Au milieu du XIXe siècle, Victor
Considerant (sans accent sur le E, l’homme y tient), adepte des thèses de
Charles FOURIÉ, planche sur le projet d’ouvrir une communauté d’inspiration fouriériste,
un immense phalanstère libertaire qu’il implantera du côté de Dallas au fin
fond du Texas dans des Etats-Unis encore méconnus en France où il vit. La
gestation va se faire par étapes, la préparation est ardue, mais Considerant
est confiant. Il espère dégoter une quinzaine de compagnons de route pour
concrétiser l’affaire. Le terrain est pensé puis repéré, il devra être idéal.
Le but de l’expédition est de vivre au plus près de l’autosuffisance dans le
respect de chacun et la rotation des tâches, sans hiérarchie, sans dieu ni maître.
La recherche de coopérants sur la base du
volontariat va se dérouler par meetings que Victor tient ici et là. Discours
huilés, bien préparés, genre d’éloges qui vendent du rêve. « Il se racle la gorge, reprend son discours
là où il avait été arrêté, dans la deuxième sous-partie de la deuxième partie,
il faut partir de zéro, de rien pour faire le tout, d’un endroit qui soit
vierge, où personne ne nous dise ‘vous êtes chez moi voilà comment vous allez
faire’, pour que nous puissions construire une société organisée selon une
bonne manière, une société librement organisée dans laquelle chacun pourrait
vivre dans une harmonie heureuse, avec l’accord affectueux de chacun pour
chacun, selon non pas une place mais des places qu’il pourrait occuper au cours
de la même journée, de la même vie selon les préceptes de l’attraction
passionnée ».
D’une quinzaine de consentants, la petite
troupe se voit rapidement lestée d’une trentaine de membres. Considerant aurait
désiré moins - le terrain est petit - mais flatté aux entournures, il accepte
tout individu qui voudra bien se joindre à la Grande Aventure. Parmi ceux-ci
Leroux, usé par le travail à la ferme, déglingué de partout à seulement 26 ans.
Il sera celui tapi dans l’ombre, en retrait, taiseux, mais paradoxalement le
plus obstiné. Quant au nom de la Communauté, après plusieurs tergiversations
Considerant lui choisit Réunion. Avec un accent sur le E ce coup-ci.
Alors que toute cette petite troupe en est
encore à peaufiner son projet sur le papier et sur la terre française, les
premiers mécontentements jaillissent. Certains protagonistes veulent par
exemple avancer la date de départ de plusieurs mois. Même peu enchanté,
Considerant se plie à leur bon vouloir. Sa femme Julie restera à quai, au
Havre, là où les aventuriers embarquent pour une traversée de trois mois durant
laquelle Considerant souffrira d’un solide mal de mer. À l’issue de cet
éprouvant voyage, la concératisation de Réunion peut enfin avoir lieu. Elle va
tourner court.
Thomas GIRAUD semble particulièrement à
l’aise avec les figures de perdants de l’histoire. Après son portrait d’un
musicien oublié dans « La ballade silencieuse de Jackson C. Frank » (https://deslivresrances.blogspot.com/2018/06/thomas-giraud-la-ballade-silencieuse-de.html)
il réitère avec le parcours de cet apprenti communautaire parti de bases
solides pour un projet d’envergure humaine torpillé par l’individualisme, mis
en déroute par la hiérarchie se mettant naturellement en place, un hameau mal
structuré, mal réfléchi sur le positionnement des bâtiments, des autochtones
rugueux voire carrément hostiles (pourtant 1855, date du début du phalanstère,
ça ne fait pas si longtemps que les « Américains » ont piqué la place
aux Indiens) mais aussi le soleil, le froid, la faim, la soif, la sécheresse et
surtout, surtout, une invasion de sauterelles. De criquets pèlerins
rectifierait Considerant qui avait donné trois ans pour évaluer l’avancée du
projet et faire le bilan. Ce dernier n’est pas fameux. Et pourtant, tous autant
qu’il sont, ils y auront cru, même si pour certains les Etats-Unis étaient plus
prosaïquement synonymes de vacances plutôt que de Communauté. « Il aurait fallu plus de tout : de
terres fertiles, d’hommes pour arracher quelque chose d’un peu sérieux de ces
étendues, d’instruments, d’ombres ». Il aurait en effet fallu beaucoup
plus pour éviter le premier mort…
Thomas GIRAUD se fait plaisir, la langue
est poétique, froide ou drôle, toujours au plus près du détail, très rigoriste.
Il avait entamé sa carrière littéraire par la superbe biographie romancée de la
jeunesse d’Élisée RECLUS « Élisée avant les ruisseaux et les
montagnes » en 2016 (https://deslivresrances.blogspot.com/2018/10/thomas-giraud-elisee-avant-les.html),
sa plume a encore évolué depuis, son texte est encore plus beau, il rend
presque glorieuse une épopée désastreuse, comme pour ne pas oublier qu’avant et
depuis, d’autres communautés ont réussi leur pari, ont existé et survécu. Il a
choisi de dépeindre celle qui peut-être accumulait toutes les tares pour justement
ne pas aboutir, les premières erreurs s’installant avant même la mise en œuvre
du projet Réunion qui survivra une poignée d’années, cahin-caha. Le fond est
plein d’aventures palpitantes (et accessoirement des exemples à ne pas suivre),
la forme est ronde et stylée, ciselée avec de longues phrases documentées qui
touchent leur cible. Ce livre est encore un excellent cru de La Contre Allée,
il restera comme un moment fort – y compris le titre fort bien senti - de la
rentrée Littéraire 2019.
(Warren
Bismuth)
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