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dimanche 15 septembre 2019

Alexander MANUILOFF « L’État »


Dans la famille Originalité je demande « L’État » ! En effet, comment définir ce court livre ? Mieux vaut laisser la parole au préfacier Tim ETCHELLS : « Décrite non pas comme une pièce de théâtre, mais comme une installation textuelle, l’œuvre à la fois simple et convaincante d’Alexander MANUILOFF, L’État, est composée d’une séquence de soixante-trois déclarations brèves, présentés comme un scénario, que le public lit page après page ; ces déclarations, imprimées séparément et insérées dans une enveloppe individuelle, étant empilées sur une table à laquelle le public a accès. Il n’y a pas d’acteurs en dehors de ceux désignés par le public, en réalité de simples spectateurs qui interprètent spontanément un rôle improvisé dans un drame qu’ils ne connaissent pas à l’avance ».

Vous l’aurez compris, cette pièce de théâtre, pardon, cette installation textuelle requiert une participation active du public qui devient de fait acteur. Une séquence par page, parfois très brève. Et une décision : celle de Plamen GORANOV de s’immoler le 20 février 2013 à Sofia en Bulgarie pour protester contre la corruption et la mafia dans le gouvernement bulgare.

À partir d’un fait divers réel, Alexander MANUILOFF tisse une trame simple avec des mots percutants et précis. Il se met dans la peau de GORANOV la veille de son suicide public. D’un autre côté, il insiste sur les difficultés de présenter la représentation, nombreux étant les facteurs qui peuvent freiner ou même en empêcher la performance. GORANOV donne des pistes sur sa décision tandis que le metteur en scène alerte des barrières sur le spectacle à venir. « La représentation ne peut pas commencer faute d’autorisation officielle. Toute activité en lien avec la représentation doit être immédiatement interrompue », comme un compte à rebours…

Soixante-trois vignettes, soixante-trois séquences pour animer la pièce. Le spectateur doit s’en charger. Seules les première et dernière vignettes doivent rester à leur place initiale, toutes les autres pouvant être lues dans le désordre, un coup de maître de l’auteur offrant tout bonnement une pièce en kit à l’époque du D.I.Y., à reconstituer par le hasard et la main du spectateur, l’idée est lumineuse.

Les monologues imaginés de Plamen GORANOV sont brefs et incisifs : « Je suis Plamen. Et je ne crois pas en la démocratie. Pas en celle qu’on prétend avoir ici, maintenant, en Bulgarie. Ou ailleurs. Quel que soit le candidat pour lequel vous votez, il défendra toujours les intérêts d’une poignée de grandes multinationales et ceux de banques aux origines louches dont les capitaux sont cachés dans des paradis douteux. Je ne me sens pas représenté. Je crois qu’il n’y a personne pour représenter les gens comme moi. Et la plupart des gens qui sont comme moi le savent. Il le savent depuis longtemps et n’ont jamais rien fait pour changer le système ».

Une pièce de théâtre sur la situation en Bulgarie, mais écrite en anglais, que peut bien signifier une pareille décision saugrenue ? Là c’est dans une note de fin de volume qu’il faut se reporter pour obtenir l’éclaircissement : « Depuis 2011, en signe de protestation contre la corruption intellectuelle et la politique culturelle de son pays, Alexander MANUILOFF refuse la publication de ses œuvres en langue bulgare chez un éditeur bulgare ». La langue entre pleinement dans le processus de résistance.

Ici ce sont les éditions L’Espace d’un instant, éditions à but internationaliste, qui viennent de faire paraître cette excellente pièce inclassable, entre monologue d’un condamné par volonté personnelle et l’expression d’un metteur en scène dont le travail pourrait ne jamais voir le jour. L’immolation d’Alexander GORANOV fut le point de départ d’une contestation massive en Bulgarie à partir de 2013, une douzaine d’autres protestataires accompliront par la suite le même geste désespéré. Cette installation textuelle est plutôt intelligente et bien trouvée, sans acteur ni décor, c’est vous qui pilotez et pouvez la mettre en scène comme vous le désirez, n’importe où et à n’importe quelle heure. Et comme le texte est court, le jeu peut se dérouler brièvement. Un bouquin qui fait réfléchir sur les possibilités théâtrales infinies tout en alertant l’opinion publique. Cerise sur le gâteau : il coûte une misère. Vous n’avez désormais aucune excuse. Plus que jamais L’Espace d’un instant est un éditeur de théâtre militant et original, allant chercher les textes plus déroutants pour les proposer au public francophone. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.


(Warren Bismuth)

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