Dans
la famille Originalité je demande « L’État » ! En effet, comment
définir ce court livre ? Mieux vaut laisser la parole au préfacier Tim
ETCHELLS : « Décrite non pas
comme une pièce de théâtre, mais comme une installation textuelle, l’œuvre à la
fois simple et convaincante d’Alexander MANUILOFF, L’État, est composée d’une
séquence de soixante-trois déclarations brèves, présentés comme un scénario,
que le public lit page après page ; ces déclarations, imprimées séparément
et insérées dans une enveloppe individuelle, étant empilées sur une table à
laquelle le public a accès. Il n’y a pas d’acteurs en dehors de ceux désignés
par le public, en réalité de simples spectateurs qui interprètent spontanément
un rôle improvisé dans un drame qu’ils ne connaissent pas à l’avance ».
Vous
l’aurez compris, cette pièce de théâtre, pardon, cette installation textuelle
requiert une participation active du public qui devient de fait acteur. Une
séquence par page, parfois très brève. Et une décision : celle de Plamen
GORANOV de s’immoler le 20 février 2013 à Sofia en Bulgarie pour protester
contre la corruption et la mafia dans le gouvernement bulgare.
À
partir d’un fait divers réel, Alexander MANUILOFF tisse une trame simple avec
des mots percutants et précis. Il se met dans la peau de GORANOV la veille de
son suicide public. D’un autre côté, il insiste sur les difficultés de
présenter la représentation, nombreux étant les facteurs qui peuvent freiner ou
même en empêcher la performance. GORANOV donne des pistes sur sa décision
tandis que le metteur en scène alerte des barrières sur le spectacle à venir.
« La représentation ne peut pas
commencer faute d’autorisation officielle. Toute activité en lien avec la représentation
doit être immédiatement interrompue », comme un compte à rebours…
Soixante-trois
vignettes, soixante-trois séquences pour animer la pièce. Le spectateur doit
s’en charger. Seules les première et dernière vignettes doivent rester à leur
place initiale, toutes les autres pouvant être lues dans le désordre, un coup
de maître de l’auteur offrant tout bonnement une pièce en kit à l’époque du
D.I.Y., à reconstituer par le hasard et la main du spectateur, l’idée est
lumineuse.
Les
monologues imaginés de Plamen GORANOV sont brefs et incisifs : « Je suis Plamen. Et je ne crois pas en la
démocratie. Pas en celle qu’on prétend avoir ici, maintenant, en Bulgarie. Ou
ailleurs. Quel que soit le candidat pour lequel vous votez, il défendra
toujours les intérêts d’une poignée de grandes multinationales et ceux de
banques aux origines louches dont les capitaux sont cachés dans des paradis
douteux. Je ne me sens pas représenté. Je crois qu’il n’y a personne pour
représenter les gens comme moi. Et la plupart des gens qui sont comme moi le
savent. Il le savent depuis longtemps et n’ont jamais rien fait pour changer le
système ».
Une
pièce de théâtre sur la situation en Bulgarie, mais écrite en anglais, que peut
bien signifier une pareille décision saugrenue ? Là c’est dans une note de
fin de volume qu’il faut se reporter pour obtenir l’éclaircissement :
« Depuis 2011, en signe de
protestation contre la corruption intellectuelle et la politique culturelle de
son pays, Alexander MANUILOFF refuse la publication de ses œuvres en langue
bulgare chez un éditeur bulgare ». La langue entre pleinement dans le
processus de résistance.
Ici
ce sont les éditions L’Espace d’un instant, éditions à but internationaliste,
qui viennent de faire paraître cette excellente pièce inclassable, entre
monologue d’un condamné par volonté personnelle et l’expression d’un metteur en
scène dont le travail pourrait ne jamais voir le jour. L’immolation d’Alexander
GORANOV fut le point de départ d’une contestation massive en Bulgarie à partir
de 2013, une douzaine d’autres protestataires accompliront par la suite le même
geste désespéré. Cette installation textuelle est plutôt intelligente et bien
trouvée, sans acteur ni décor, c’est vous qui pilotez et pouvez la mettre en
scène comme vous le désirez, n’importe où et à n’importe quelle heure. Et comme
le texte est court, le jeu peut se dérouler brièvement. Un bouquin qui fait
réfléchir sur les possibilités théâtrales infinies tout en alertant l’opinion
publique. Cerise sur le gâteau : il coûte une misère. Vous n’avez
désormais aucune excuse. Plus que jamais L’Espace d’un instant est un éditeur
de théâtre militant et original, allant chercher les textes plus déroutants
pour les proposer au public francophone. Qu’il en soit ici chaleureusement
remercié.
(Warren Bismuth)
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