samedi 1 février 2020

Isabelle FLATEN « Adelphe »


Un livre qui existe grâce à un autre, étonnant destin ! En effet, au début des années 1920, peu de temps après l’armistice et dans une France encore en morceaux, Gabrielle, paroissienne, offre à « son » pasteur Adelphe, la quarantaine, un exemplaire du prix Goncourt 1920, le roman « Nêne » d’Ernest PÉROCHON (quasi unanimement oublié par la mémoire collective), ajoutant que tout est dans ce bouquin. Alors Adelphe va le lire, n’y trouvant pas franchement ce que Gabrielle voudrait lui faire deviner. Ce « Nêne » va circuler de mains en mains entre les ouailles, même la servante illettrée Blanche aimerait en connaître les pages, alors Adelphe va le lui lire, puis il va apprendre à lire à Blanche. Qui va devenir sa femme. Pour le meilleur et pour le pire.

« Nêne » va délier les langues, chaque lectrice, chaque lecteur n’y voyant que ce qu’il/elle a envie de comprendre, pas toujours dans le sens de la personne qui le lui a transmis ni du roman, y cherchant sa propre vie, son propre parcours. Nêne, la servante soumise, trop soumise, qui va donner pourtant des idées à ses lectrices Gabrielle et Blanche.

Peu de personnages jalonnent cette histoire d’un temps ancien. Nous avons donc tout le temps de faire connaissance avec eux, et même de nous y attacher. Car ils sont beaux ces personnages, touchants, émouvants, complexes. Mais en trame de fond, outre le Goncourt 1920, c’est bien la condition de la femme qui est mise en exergue, cette femme qui a fait fonctionner la nation de l’intérieur en 14/18 lorsque l’homme allait se faire zigouiller du côté de l’est du pays par exemple, c’est grâce à la gente féminine que le pays peut repartir fin 1918. Alors elle décide qu’elle a désormais son mot à dire. « Elle juge inadmissible qu’un groupe de vieux croûtons fasse pression pour durcir la loi contre l’avortement, en quoi cela les concerne-t-il ? Qu’ils laissent les femmes disposer de leur corps. Est-ce qu’Adelphe imagine ce qu’il adviendrait de lui si l’on décrétait que la semence appartenait à l’État, que toute éjaculation non vouée à la procréation relevait d’un tribunal correctionnel ? Elle en a assez de vivre dans un monde indigne où seuls les hommes ont le choix d’être ce qu’ils veulent, tandis que les femmes sont domestiquées pour leur bon vouloir. Ça suffit ».

Adelphe est l’un de ces pasteurs ancrés dans le passé, avec ses certitudes et ses clichés, notamment sur les femmes. Or il est entouré par des dames. Gabrielle la féministe, bien sûr, pour laquelle il en pince et qui tombera enceinte (l’un des grands mystères de ce roman), Blanche la servante qui deviendra sa femme puis la mère de Jacques. Il n’y a guère que Marcel, le curé, qui représente le sexe « fort ». Et encore, curé moderne, pas vraiment convaincu par sa position et qui finit par déteindre sur Adelphe : « Pourtant s’il osait, il leur dirait que Dieu n’est pas un ami, inutile de le tutoyer, qu’il n’est pas un esprit non plus, pas la peine de le prier, Dieu n’est qu’un repère, une balise pour la route, rien de plus. Il est le phare vers lequel les hommes doivent tourner leur regard, une exhortation à se hisser au-delà du médiocre, à ambitionner la noblesse du geste. Et le pasteur leur sert seulement de guide ».

Vous l’aurez compris, ce roman est féministe, avec un Dieu caché mais définitivement absent. L’écriture est tassée mais pas suffocante, pour tout dire elle est même un enchantement de par sa précision, sa sonorité, des lignes dans lesquelles sont soigneusement distillées des pointes d’humour. La période pendant laquelle s’étend l’histoire est de 1920 à 1960 environ, sur deux générations. Il ne sera fait quasiment aucune allusion à la deuxième guerre mondiale. En revanche, le rôle des femmes sera débattu, sera imposé à un Adelphe un peu trop avare de ses privilèges de mâle. C’est le roman de l’émancipation, des femmes qui s’affirment, décident, mais aussi celui des secrets de famille. C’est pour finir un roman sur la transmission, la force et la magie des mots, sur la passation de la littérature pour qu’elle demeure vive et reste une source d’inspiration et de décisions.

Beaucoup de morts vont émailler le récit, comme si le roman devait se terminer en peau de chagrin. Pourtant l’espoir est bien au bout. Un livre magnifique, un style impeccable, des personnages charpentés, une histoire maîtrisée, qu’attendre de mieux d’un roman ? Sorti fin 2019 aux éditions Le nouvel Attila, il m’a échappé à sa sortie, mais le rappel valait le coup, à vous de jouer ! D’ailleurs nous reviendrons vers cette auteure, notamment grâce à des publications dues aux excellentes éditions du Réalgar.


(Warren Bismuth)

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