Un conte philosophique, mais
bien plus que cela. Une réécriture partielle de la genèse. Et puis
fatalement ça déborde jusqu’aux totalitarismes du XXe siècle,
c’est très érudit et l’écriture vous en bouche un coin. Bon,
assez d’opacité, je vais tenter de débroussailler un peu tout ça.
Conte oui, et même espèce de
fable pour adultes. Les deux personnages centraux sont un héron et
une renarde. Ils s’aiment, quelle idée saugrenue. Seulement, ils
apparaissent parfois assez proches des traits humains (pourquoi ai-je
pensé à « La ferme des animaux » d’ORWELL ?). Le
monde se crée, et juste après ils sont là, tous les deux. Du côté
de la Russie. Mais ceci n’est pas d’une importance capitale. Ce
qui l’est plus, c’est qu’ensemble ils vont traverser les
siècles, en pleine nature. Car ici, le héros du bouquin c’est
elle, dame nature : les arbres, rivières, océans, animaux,
végétaux, minéraux, divinement dépeints, magnifiés de manière
onirique ou allégorique. « Tous
les peuples sortirent de la mer. La forêt sortit de la mer en foule
compacte. La mer était fertile, pleine de savoureux et bénéfiques
métaux, enceinte de cristaux. La mer recouvrait la rotondité de la
terre qui était une boule irrégulière et molle gonflée de feu et
de boue brûlante. La mer remplissait les trous, les plaies de
l’écume figée du grand lait bouilli ».
La majeure partie du temps,
l’action pourrait être intemporelle, mais de petits indices
disséminés çà et là donnent des repères, parfois d’importance.
Tout commence donc par la Création, quand il n’y a rien sur terre.
Puis les océans se déversent, bien plus tard les forêts
jaillissent des eaux, de nombreux végétaux puis des animaux font
leur apparition. La suite on la connaît. Mais pas tant que ça en
fin de compte. Quant à ces poules aux œufs d’or, elles ne pondent
plus, l’humanité court à sa perte, une nouvelle extinction semble
proche.
Parfum de fin du monde après
les superbes pages sur l’insouciance de la nature dans lesquelles
tout ce qui est non humain est roi. Car si l’humain ne prend pas
une grande place dans ce livre, il prend cependant celle du mort,
enfin plutôt celle du pollueur, du meurtrier qui finit par
s’autodétruire. « En
travers des seins coupés de la madone ta mère, on a posé cette
pancarte : viande de sotte, pas chère, bonne à foutre, entrez
par le nombril, le cul est encombré ».
Images violentes, le désastre point le bout de son nez. « Un
certain nombre de petits soldats de l’Ordre Teutonique, déserteurs
radiés de la grande fratrie meurtrière, s’étaient infiltrés
dans les populations païennes qui regardaient avec amusement et
inquiétude les agissements de ces chevaliers fanatiques. Ils
servaient de guides dans les chasses car ils étaient grands veneurs.
Ils savaient chasser l’homme. La plupart s’étaient alliés avec
les Baltes des bords de cette mer si trouble, ces baltes dont les
chevaliers enviaient l’énergie sexuelle suscitée par des nymphes
drapées de peu mais avec élégance, guerrières comme eux au sein
des profondes forêts peuplées d’arbres immenses et vénérés ».
Cette fable n’est pas facile
d’accès, l’écriture très sophistiquée, complexe et diablement
poétique peut décontenancer. Sa plume flirte avec la perfection,
allégorise à tout va, ces animaux sont-ils des humains ? Ce
conte n’est sans doute pas pour les enfants, quoique certaines
pages sorties de leur contexte pourraient les attirer, mais il n’est
pas non plus pour celles et ceux qui souhaiteraient une petite
lecture légère de bord de plage. J’avais numéroté mes abattis
avant d’entrer dans cette fable, je ne suis pas sûr de tous les
avoir retrouver en fin de parcours. Livre sorti chez Minuit tout
récemment, il vous faudra le lire lentement pour bien tout avaler
(je ne parle même pas d’analyser). Il est à la fois fascinant et
frustrant pour un lectorat qui, comme moi, manquerait d’armes pour
parfois décoder ce style si particulier qui pourtant enchante.
(Warren Bismuth)
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