dimanche 30 janvier 2022

Mikhaïl BOULGAKOV « Cœur de chien »

 


Ce mois-ci, le challenge « Les classiques c’est fantastique » magistralement orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores s’intéresse aux « Gros dégueulasses », en n’omettant pas ce sous-titre d’importance : « auteurs, autrices, œuvres controversées et/ou censurées ». C’est sur cette dernière idée que Des Livres Rances, emporté par une incontrôlable énergie, a travaillé d’arrache-pied pour vous proposer non pas une, non pas deux, mais bien trois chroniques, un défi dans le défi en somme. De plus, ces trois chroniques ne sont pas orphelines puisqu’elles constituent un triptyque que vous découvrirez cette semaine au fur en à mesure des mises en ligne. Premier volet : Mikhaïl BOULGAKOV, écrivain persécuté et mort dans son pays après plusieurs demandes d’extradition refusées.

Entre Mikhaïl BOULGAKOV et la censure de l’Etat soviétique, il y a comme un arrière goût de jeu du chat et de la souris. Entre l’écrivain russe et le pouvoir bolchevik, c’est même une partie d’échecs qui se met peu à peu en place. En 1921 BOULGAKOV quitte ses fonctions de médecin pour se lancer en littérature, il est immédiatement dans le viseur du pourtant tout jeune Etat bolchevik en tant qu’homme de convictions « blanches » (anti-bolcheviks) et « bourgeoises ». Ce sont surtout ses pièces de théâtre qui sont interdites de publication pour raisons politiques. Plus tard, ses demandes d’exil adressées à STALINE sont toutes refusées. Il est sous ce régime politique l’un des écrivains russes les plus censurés. C’est le cas de la nouvelle « Cœur de chien ».

C’est en 1925, alors qu’il est surveillé par le pouvoir en place, que BOUGAKOV (1891-1940) écrit « Coeur de chien », une longue nouvelle à l’atmosphère satirique. À Moscou, Bouboul (son nom peut varier selon les traductions) est un chien de 2 ans en déshérence, recueilli par un médecin, Transfigouratov (petite précision : selon les traductions, il a été décidé de garder les patronymes originaux ou bien de les franciser pour les rendre proches des significations des noms donnés par BOULGAKOV, c’est le cas ici). Bouboul aboie, demande de la nourriture, observe les humains autour de lui. Toujours dans les pattes de son maître, il va devenir pourtant chien de laboratoire, le docteur épaulé par des confrères, décidant de lui greffer des testicules et un cerveau d’homme, prélevés sur un jeune membre du parti communiste de 28 ans, décédé – assassiné - quatre heures plus tôt. BOULGAKOV connaît son sujet puisqu’il fut lui-même médecin.

Tout paraît engagé pour que Bouboul ne survive pas à la délicate et complexe opération mais, contre tout espoir, il revient des ténèbres. C’est alors qu’il commence à agir en humain, à parler. Le docteur Bormenthal tient un journal personnel, que le narrateur a ici la bonté de partager, journal qui représente sans doute le sommet du récit, puisque que nous y apprenons comment l’opération s’est déroulée, ainsi que les suites immédiates de celle-ci.

Bouboul, humanisé, réclame une identité, demande à s’appeler désormais Bouboulov. Il est devenu un être grossier et provocateur. Parmi ses premières phrases prononcées, celle-ci : « File-moi donc une cibiche, toi qu’as des rayures à ton sac à miches ». Ce récit, par sa structure, pourrait aisément être rapproché de la pièce de théâtre « R.U.R. » du Tchèque Karel ČAPEK écrite cinq ans plus tôt.

L’écriture de ce texte est parfois rugueuse, voire crue ou populaire (on peut penser ici à Nikolaï LESKOV), les songes du narrateur se glissant par moments dans ceux du chien. L’univers y est fantastique, teinté de science-fiction qui, pensait peut-être BOULGAKOV, devrait servir à contourner la censure. Malgré ce stratagème de l’allégorie, l’auteur en profite pour insérer quelques attaques contre l’appareil d’Etat : « Les patients [de la clinique] qui ne lisent pas de journaux se sentent parfaitement bien. Au contraire, ceux que je forçais à lire la Pravda perdaient du poids […]. Ce n’est pas tout. Réflexes rotuliens en baisse, peu d’appétit, état dépressif ».

Des scènes absurdes, typiques du théâtre russe, même si la présente nouvelle n’est en rien du théâtre, malgré les nombreux dialogues, viennent diversifier le texte, lui donnant une légèreté presque incongrue au vu des scènes dramatiques. Il pourrait être lu comme une farce. Il n’en est rien. Et le fond déplaît fortement au pouvoir. En effet, Bouboulov, une fois humain, rêve de devenir influent, devient vulgaire et alcoolique, ambitieux. Schwonder, le responsable du comité que veut rejoindre Bouboulov, est un homme sournois, assez immonde et sans scrupules.

S’il devait y avoir une morale, ce pourrait être la suivante : Bouboul, chien obéissant et sans aucun intérêt, devient vil et excessif dès qu’il se transforme en homme, il réclame alors sa part de pouvoir. « Cœur de chien » est immédiatement jugé contre-révolutionnaire par la censure d’Etat, le récit est interdit en URSS (le manuscrit de « Cœur de chien » est subtilisé dans la propre demeure de l’écrivain par les autorités en 1926). Plusieurs fois, BOULGAKOV tente de le faire publier. En vain. Il ne sera autorisé en URSS qu’en… 1987, en pleine perestroïka, plus de 60 ans après sa rédaction, et près de 50 après la mort de son auteur.

BOULGAKOV fut l’un des écrivains russes les plus persécutés par le régime soviétique. En 1929 il demande l’exil, sans succès. La plupart de ses œuvres sont interdites et ne verront le jour que dans les années 1980 en U.R.S.S. Entre temps, il meurt de maladie, en 1940, à Moscou dans ce pays que jamais il n’aura pu fuir.

 (Warren Bismuth)





mercredi 26 janvier 2022

Ivan DENYS « Lycéen résistant »

 


Pour Ivan DENYS, la lutte politique commence concrètement le 11 novembre 1940, alors qu’il a 14 ans et que les cours du lycée à Paris sont maintenus malgré la date célébrant l’armistice de 1918 et une manifestation dans un Paris pourtant occupé, et à laquelle des élèves se joignent malgré les interdictions.

Ivan DENYS décide ensuite de rejoindre la Résistance tout en suivant ses cours à l’école. Son rôle est surtout de distribuer des tracts, brochures, journaux clandestins ou textes interdits. En passant, pour le plaisir, il signe quelques graffitis anti-nazis à la craie sur les murs de Paris. Il ressent une certaine admiration pour de GAULLE qui depuis l’Angleterre appelle la France à résister contre l’occupant nazi. Mais DENYS s’engage pourtant aux côtés des communistes.

S’il a quitté Paris pour rallier la zone libre dès le début de l’occupation, il y revient bien vite après l’armistice de 1940 pour constater les changements opérés, un Paris devenu allemand avec ses soldats postés un peu partout et la croix gammée flottant sans partage dans une pénurie générale engendrant les rationnements, les restrictions.

DENYS revient méthodiquement sur son enfance catholique, son père qu’il n’a pas connu, ses racines en Suisse, l’avènement du Front Populaire, les années 30 et leur avant-goût du nazisme notamment par une montée inexorable de l’antisémitisme.

Pendant la guerre, les cours scolaires sont neutres, peu d’allusions à l’occupation par exemple. La volonté d’implication de DENYS gonfle alors que les alertes, les réquisitions allemandes, les vols, les pillages se multiplient. DENYS oscille entre campagne et Paris et note que toute la ruralité est affectée par la guerre. Tout semble se précipiter administrativement dès 1940 : « Il y a d’abord bien sûr les événements intérieurs à la France, la répression par les allemands et par Vichy de tout ce qui pouvait compromettre la politique de collaboration et l’attitude du gouvernement de Pétain, que les ministres aient été successivement Pierre Laval, Pierre-Étienne Flandin ou l’amiral Darlan : la persécution des juifs – avec la publication du « statut des juifs » le 3 octobre -, des francs-maçons et des communistes, la dissolution des syndicats, puis l’obligation pour les hauts fonctionnaires et les magistrats de prêter serment de fidélité au maréchal Pétain ». Puis il y a la terrible rafle du Vel d’hiv de 1942, publiquement dissimulée en France et même pas évoquée sur les ondes de la BBC par la voix de la Résistance que la famille de DENYS suit avec intérêt.

DENYS, désormais membre du Parti Communiste Français à 17 ans, fait preuve d’un courage exemplaire. Vers la fin de la guerre, sa position se durcit, il entreprend ses premiers sabotages et récupérations d’armes pour la Résistance. Il opère la plupart du temps avec son vélo, un vélo qui lui sauve peut-être la vie juste avant la libération de Paris en 1944, cette  bicyclette d’ailleurs évoquée sur la couverture de ce passionnant ouvrage, celui d’un récit de vie pendant une guerre effroyable, le parcours d’un jeune type un peu tête brûlée qui durant toute l’occupation, et malgré son statut de lycéen, va s’activer pour la Résistance.

Témoignage rare, car venant d’un jeune adolescent, d’autant que l’auteur l’a fait mariner longtemps avant de l’écrire, en 2013, à plus de 85 ans, il est à lire car il est le destin d’un jeune homme singulier qui, loin de s’épancher sur sa propre personne, souffre pour les autres, ses camarades, son peuple. Et 70 ans plus tard se souvient de certaines scènes dans les moindres détails. Il y a quelques mois, Ivan DENYS nous quittait, en 2021, à près de 95 ans. Il laisse cette trace indélébile à lire et à relire. Le récit est paru en 2013 aux éditions Signes et Balises, et s’il est une confession essentielle car originale sur la seconde guerre mondiale en France, c’est aussi le premier livre sorti par cette maison d’édition. Près de dix ans plus tard, l’aventure continue, et elle est splendide.

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

mardi 25 janvier 2022

Sergueï GUINDILIS « Les voisins »

 


Le 9 août 2020, le dictateur biélorusse Alexandre LOUKACHENKO est réélu frauduleusement à la tête de la Biélorussie pour la sixième fois consécutive (il en est le président depuis 1994). S’ensuivent des manifestations massives d’opposants à ce simulacre d’élection. Dans les rues de la capitale Minsk notamment, la foule déterminée en conteste le résultat.

Onze acteurs de ce mouvement populaire (joués par sept comédiens) se succèdent ici pour témoigner de l’intérieur des manifestations vite réprimées avec une violence inouïe. Ils sont issus de couches sociales ou de nationalités variées : juge d’instruction, physiologue, touriste israélien, étudiant, médecin, etc. Ce dernier soigne les blessés dans l’urgence, dans la rue, il aperçoit des morts. Les grenades assourdissantes pleuvent, les flics chargent, blessent, mutilent, tuent. Les médias d’Etat ne relaient aucune image, difficile dans ces conditions de s’informer. Pourtant, le chaos est omniprésent dans la ville. Le chaos et la panique. Des scènes de guerre sont visibles, les forces de l’ordre s’en prennent à des femmes puis à des enfants, garçons comme filles, frappent et intimident, violent parfois, les morts commencent à s’entasser à même le bitume.

Puis viennent les premières arrestations, musclées, disproportionnées. Le médecin témoigne : « Quand ils ont arrêté de m’enfoncer la tête dans la cuvette des WC, ils m’ont saisi, ils se mis à me frapper les jambes, ils m’ont demandé si l’endroit où j’étais me disait quelque chose, ils m’ont demandé si je comprenais où j’étais, et j’ai répondu « Chez les flics ». Après ils m’ont conduit dans le couloir, à ce moment-là j’avais les mains liées dans le dos, ils m’ont allongé sur le sol, mis une cagoule sur la tête et alors le passage à tabac a commencé. Quand ils m’ont fait allonger sur le sol, ils se sont mis à me tabasser, alors j’ai compris que c’était une forme de torture et que cette nuit j’allais déguster… ».

Tous les témoignages concordent sur la violence extrême de la police, sur son acharnement aveugle envers les manifestants. Les récits, brefs, guère plus de deux pages pour chaque intervention, s’entrelacent, chaque témoin apparaît plusieurs fois, sans ordre établi. Une fois arrêtés, certains ont dû signer un faux acte d’accusation sous la torture lors de leur garde à vue. Les manifestants interpellées sont déclarés « disparus » par les autorités, les familles ne reçoivent aucune nouvelle. Des femmes incarcérées ensemble réalisent qu’elles ont toutes leurs règles au même moment. De ces gardes à vues, plusieurs bilans sont à dresser : exécutions pour les uns, tortures et/ou exil pour les autres.

Ce théâtre contemporain ne se lit pas comme tel : il est une suite de monologues, de témoignages poignants et saisissants sur la férocité des autorités dès le 9 août, où l’arbitraire règne en maître. La force, l’intelligence de ce texte sont multiples. Penchons-nous sur la superbe préface du journaliste Benoît VITKINE sur le travail de mise en scène de ce spectacle : « Ici, les comédiens ne lisent pas ni ne récitent des témoignages appris par cœur – ils répètent le texte qu’ils entendent simultanément dans leurs oreillettes […]. Guindilis a poussé l’idée jusqu’à choisir des comédiens presque tous non professionnels, biélorusses, et à leur demander de recueillir eux-mêmes les témoignages. La puissance de l’incarnation est troublante jusqu’au malaise ». Malaise, maître mot à l’issue de cette lecture dérangeante.

Tous les témoignages furent récoltés en 2021, comme dans une urgence à caractère informatif. La pièce de théâtre fut montée par le très engagé Teatr.doc… et la première représentation, en mai 2021, fut immédiatement stoppée par les autorités prétextant – comme souvent – une alerte à la bombe. Sergueï GUINDILIS, 27 ans seulement, est à la mise en scène et à la disposition des monologues, épaulé sur ce second point par Ksenia TERCHTCHENKO et Daria DEMOURA (toutes deux ainsi que Ekaterina FINEVITCH collectrices des témoignages), Daria DEMOURA en assurant également la réalisation. La brillante traduction de ce texte en forme de coup de massue est signée Boris CZERNY.

Document rare et puissant sur l’immédiateté de la réaction d’un peuple, conçu comme un micro-trottoir au cœur d’une révolte, comme un reportage en direct avec ces témoignages recueillis sur le vif ou presque, ce petit livre d’à peine 60 pages est peut-être l’un des plus prenants jamais sortis par les toujours originales éditions L’espace d’un Instant. Politique et social, il est nécessaire pour mieux comprendre comment sont traitées les manifestations de masse dans un pays dictatorial comme la Biélorussie. Il vient de paraître, il ne laissera pas son lectorat indifférent.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 23 janvier 2022

Jeanne BERNAME « Dure mère »

 


Dans ce premier roman pudique et sensitif, Jeanne BERNAME nous embarque dans le monde des grossesses gériatriques (survenant aux femmes de plus de 35 ans). Natalie (sans « H ») semble être dépossédée de sa liberté lorsqu’elle apprend, à 44 ans, qu’elle est enceinte et qu’une césarienne sera nécessaire pour libérer son futur enfant. Cet enfant, elle l’a conçu avec son compagnon du moment, Khalil, 37 ans.

Ce texte est un va-et-vient incessant entre présent à assumer et passé parfois regretté. Natalie fut l’une de ses enfants perturbées, se trouvant laide, et qui s’est tournée rapidement vers la « mode » gothique. Père autoritaire, charmeur, sachant se faire violent et omnipotent, collectionnant les conquêtes avec lesquelles le courant ne passait pas toujours avec Natalie qui a préféré opter pour la rupture familiale, évoluant dans un environnement fait de familles recomposées plus ou moins bringuebalantes. Et cette évidence révélée par le test de grossesse : « La languette était bleue, il exultait, j’étais sonnée. Soit je venais de trouver un sens à ma vie, soit elle était terminée. Quelque chose en moi avait flanché. Peut-être qu’au fond je le voulais, il paraît que ça n’existe pas vraiment, les grossesses non désirées ». Le doute vient s’installer, suivi des angoisses.

Entre une vie prochainement offerte (l’accouchement) et une existence perdue (retour vers les souvenirs les plus marquants), Natalie a du mal à se positionner dans la société, elle qui fut jadis dépucelée dans un coin perdu d’une campagne blafarde. Aujourd’hui elle vit les souffrances physiques comme psychologiques du don de la vie à venir, avec un enfant mal positionné dans le ventre.

Natalie a beaucoup entendu dire que les enfants rapprochent les couples, comme si le ciment d’une relation devait impérativement passer par l’intervention d’une tierce personne. Elle se souvient de ses propres tentatives de création de couple, toutes conduisant à l’échec. Oui, elle a offert son corps à des hommes, croyant que l’amour naîtrait naturellement, oui elle a pratiqué le libertinage et les relations de domination / soumission. Où en est-elle désormais ?

Les chapitres sur le présent sont brefs mais précis sur l’opération de césarienne en cours. Ceux axés le son passé plus ou moins récent sont plus étoffés mais loin d’être plus joyeux. Car le spleen, la précarité, le sentiment de ne pas appartenir au monde réel ont eu raison de la bonne volonté de la narratrice. Et puis vient pointer l’obsession de la mort, alors que Natalie va donner la vie. Dilemme insolvable.

« C’était arrivé alors que je n’avais même pas de désir d’enfant, pourquoi. Comment je pouvais laisser la vie, dans sa manie de se multiplier, passer à travers moi. La moche était revenue, et elle avait pris un sacré coup de vieux. J’étais un sac, une loque, une baleine échouée. Des vêtements informes cachaient le corps dont j’avais profité une décennie à peine, pour finir par laisser un fœtus se développer sur mes ressources vitales. À mon âge, bien sûr que les dégradations seraient irréversibles. La délivrance allait être une torture, mais ça ne serait que le début, pas la fin. Maintenant était le purgatoire, l’enfer, plus très loin ».

Jeanne BERNAME semble poser des questions, mais l’absence de points d’interrogation démontre non pas qu’elle doute mais bien qu’elle affirme par la voix d’une Natalie résignée. En parlant de détails dans l’écriture, dès l’amorce, et par ce titre, Jeanne BERNAME revendique l’état de son héroïne. La dure-mère constitue anatomiquement une membrane qui entoure le cerveau et la moelle épinière. Mais ici, dans le titre, pas de trait d’union. Tout le récit semble jouer en faveur d’une désunion généralisée. Avec soi-même, avec les autres, avec l’existence. Donner la vie est se faire prendre la sienne, qui pourrait de fait devenir toute tracée, sans aucun moyen de s’en sortir, à moins que…

Ce premier roman vient de sortir aux éditions Lunatique, il interroge avec finesse la maternité, la liberté ou plutôt son absence, en tout cas les multiples barrières la repoussant. Entre roman intimiste et récit de vie, il questionne par des pensées féministes le rôle préétabli d’une mère. Il remet en cause la société patriarcale et le rôle dévolu aux femmes, avec lucidité et lenteur, il est un journal intime dévoilé, celui d’une future mère à son corps défendant. Et il est bien sûr à découvrir.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 19 janvier 2022

Raymond PENBLANC « L’éternel figurant »

 


Pour son nouveau livre, Raymond PENBLANC a opté pour des nouvelles, format dans lequel il est souvent particulièrement à l’aise. Douze courtes histoires sont ici au menu, parfois rassemblées dans un thème commun et pouvant posséder des passerelles entre elles.

Les habitants d’un village se regroupent dans une église devant des assaillants armés, un lecteur voit les pages qu’il vient de lire disparaître, des arbres sont plantés dans une allée de la Paix, avant que nous suivions l’opération chirurgicale d’un chien (pages quasi insoutenables). Un homme témoin d’une crucifixion puis en partie lapidé, scène préfigurant une autre nouvelle où il sera question d’un prélude à une décapitation, l’univers de Raymond PENBLANC est riche et varié dans ce recueil. D’une écriture souple, sombre et froide parfois distanciée, l’auteur sait faire preuve d’humour, notamment dans cette représentation pathétique d’une troupe théâtrale à la dérive, avant de narrer une sortie nature tournant au drame dans un style revenu subitement tragique.

Si « L’éternel figurant » est le titre choisi pour ce recueil, il est aussi celui d’une nouvelle, peut-être la plus belle. Car dans celle-ci, Raymond PENBLANC déroule en quelques pages tout son talent d’écriture, alliant parfaitement humour caustique et dramaturgie. Ce figurant de cinéma, acteur multitâches jamais reconnu, évolue au gré de ses rôles en sympathique « loser ». « On m’appelle pour jouer n’importe quoi. Je deviens le figurant bouche-trous. C’est facile, j’ai une gueule passe-partout. Je suis mobile, adaptable, vite disponible. Aussi serviable et généreux qu’un donneur de sang universel. On me réclame pour des bouche-à-bouche délicats, des sauvetages désespérés, et tout de suite j’accours. Je suis la lumière ». Nouvelle à la fois drôle et désenchantée, elle met en scène un clown pathétique, ambitieux mais pas trop, se contentant de miettes et de rôles largement subalternes.

Cette galerie de portraits plus ou moins sympathiques est l’occasion pour l’auteur de s’emparer du corps humain, dans un ouvrage en partie anatomique, thème récurrent reliant presque chaque nouvelle, y compris dans des évocations érotiques quoique profondément pudiques. La précision des scènes sait capter chaque détail de ces tranches de vies, dans un souci chirurgical (ce qui fait sens avec l’aspect anatomique général). La plume est maîtrisée, elle sait parfaitement où elle va et nous embarque avec elle dans ces peintures fluctuantes et ses décors toujours reconstruits, ses paysages jamais répétés.

Raymond PENBLANC est ici sur son terrain de prédilection, entre écriture au cordeau, peintures d’âmes de notre temps, scènes d’amour ou/et de désir, empathie, humour pétillant et chutes soignées (n’y voyez aucune volonté de trait d’esprit évoquant la fin de la nouvelle « Le saut de l’ange », vous en comprendrez ma réflexion à sa lecture), l’univers de l’auteur est ici représenté dans son intégralité, faisant de ce recueil une suite cohérente et opportune de portraits plus ou moins gracieux présents dans toute son oeuvre.

Ce livre à la fois plaisant et dérangeant par certaines de ses scènes vient de sortir aux éditions le Réalgar, l’une des « maisons » attitrées de l’auteur. Le tout se lit d’une traite, lentement, avec une certaine délectation.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 16 janvier 2022

Gueorgui DEMIDOV « Doubar et autres récits du goulag »

 


Dans la famille Littérature concentrationnaire, je demande Gueorgui DEMIDOV ! Physicien de grand talent arrêté en 1938 pour activité politique, DEMIDOV est envoyé dans un des camps de la tristement célèbre Kolyma. Ces récits, rédigés entre 1966 et 1974, représentent un témoignage d’envergure sur ce que fut le destin des prisonniers de la Kolyma.

Gueorgui DEMIDOV (1908-1987) fut déporté durant 18 ans. Dans ces textes, il se souvient de l’atmosphère des camps de la Kolyma, avec notamment ces prisonniers creusant eux-mêmes les tombes des nombreux morts dans un sol gelé, morts recouverts de deux sacs (car les planches pourtant pourries paraissaient trop luxueuses pour leur confectionner des cercueils). Si le camp situé à un kilomètre de la mer et dans lequel survit tant bien que mal DEMIDOV est mixte, les relations physiques avec les femmes sont interdites. Il raconte entre autres comment il a dû transporter puis enterrer un jeune enfant mort en camp (séquence horreur).

DEMIDOV dresse le portrait d’un peintre bègue délinquant respecté par les truands du camp, artiste n’ayant jamais connu la liberté. Un dur à cuire réalisant ses œuvres sur des bouts de contre-plaqué. Puis c’est le tour de la présentation d’un garde qui va péter les plombs après avoir lui aussi connu l’enfer : « Le camp avait été conçu pour cinq ou six mille hommes, mais ils étaient parfois quarante mille à s’entasser là. On manquait de bateaux, mais les convois amenaient presque chaque jour leur cargaison vivante. La dysenterie faisait des ravages. À l’extrémité du camp le plus éloigné, le long du dôme protecteur, s’étendait le cimetière de ceux qui n’avaient pas pu attendre le bateau. Des dizaines de cadavres, que l’on jetait là chaque jour, étaient entassés dans les petites tombes remplies d’eau marécageuses ; les fossoyeurs, choisis parmi les détenus, s’affairaient de l’aube au soir, trempés jusqu’aux os et gardés par les hommes munis de fusils ».

La Kolyma renferment de nombreuses mines d’or près du cercle polaire. C’est là que les prisonniers creusent lorsqu’ils ne réalisent pas de trous dans la terre pour enterrer leurs congénères. Ils abattent également des arbres pour le bois de chauffage. L’auteur, comme bon nombre de ses co-détenus, tente de s’oublier par le sommeil. Les bagarres sont nombreuses et violentes, l’atmosphère irrespirable avec une surpopulation s’entassant par parfois moins 60 degrés. Un détenu, qui va devenir le héros de l’un des textes, écrit une lettre avec son propre sang. DEMIDOV va suivre sa destinée. Elle est bouleversante.

L’auteur sait utiliser l’argot pour faire parler les prisonniers. La force de ce recueil réside dans le fait que certains des textes sont rédigés comme de longues nouvelles littéraires, comme pour les rendre émotionnellement plus accessibles. DEMIDOV sait aussi manipuler l’humour, sans doute pour les mêmes raisons. Prisonnier reconnu pour sa dextérité et son innovation en ingénierie, il se révèle possesseur d’une plume s’alliant parfaitement à ce qu’il veut partager. Il sait enrober son style pour faire passer la pilule, sur les atroces conditions de détention, mais aussi sur les connivences, les traîtrises, les abus de pouvoir.

Ce récit est dense et peut difficilement être résumé en seulement quelques paragraphes. Il ne se contente pas de décrire le quotidien des prisonniers, il glisse intelligemment son objectif vers les gardiens de camp, vers la condition des femmes détenues, ou encore du côté de la hiérarchie se bâtissant presque naturellement au sein du camp. Il insiste dans un dernier et long chapitre sur le travail et le sort des procureurs. Il n’omet pas les détails, d’allures détachées voire inoffensives, qui pourtant sont empreints d’une image forte faisant froid dans le dos : « Au plafond, une ampoule luisait faiblement, sans doute allumée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle était couverte d’un épais plafonnier, coiffé d’un abat-jour en gros fil de fer, dans le but évident d’empêcher les suicides : même en supposant que le prisonnier parvienne à atteindre le plafond, il ne pourrait pas saisir les fils électriques. La prison faisait des efforts louables pour conserver la vie de ses habitants ». Peu avant la fin de ce témoignage saisissant, DEMIDOV parle de nécrophagie au sein des camps, l’horreur semble absolue. Il la rend néanmoins supportable par son style d’écriture.

Il est impossible de ne pas relier ces récits du goulag au copieux « Récits de la Kolyma » de Varlam CHALAMOV (livre déjà présenté ici) et ses 1500 pages vertigineuses. Ici, fort de « seulement » 270 pages, le témoignage est pourtant dense, riche, et relate dans le détail l’enfer de la Kolyma. DEMIDOV et CHALAMOV se sont connus, ils furent même détenus ensemble dans les camps de la Kolyma et entreprirent ensuite une correspondance qui tourna court : démarrée en 1965, CHALAMOV reproche en 1967 à DEMIDOV de trop appuyer ses récits par un choix littéraire qu’il condamne. La brouille est immédiate. Pourtant, CHALAMOV, toujours dans son recueil, avait rendu hommage à DEMIDOV dans deux textes où il le mettait en scène.

La préface en forme de biographie rapide de DEMIDOV est signée Luba JURGENSON. Quant à la postface, elle est l’œuvre de la propre fille de DEMIDOV, Valentina DEMIDOVA. En quelques pages seulement, elle fait revivre son père avec brio et nous apprend entre autres dans un hommage poignant comment elle a vécu l’absence de père jusqu’à l’aube de ses 20 ans.

Ce « Doubar » fut déjà édité en 1991, mais ici nous avons droit à une récente réédition qui tient toutes ses promesses, parue en 2021 aux éditions des Syrtes, spécialisées en littérature russe, éditions qui ambitionnent par ailleurs d’éditer l’intégrale des textes de Gueorgui DEMIDOV. Pour ce premier volet traduit du russe par Antonio GARCIA, Alexandra GAILLARD et Colette STOÏANOV, le voyage vaut largement le détour et s’inscrit comme l’un de ces indispensables témoignages de littérature concentrationnaire.

« La vérité ne triomphera jamais chez nous, en Russie ».

https://editions-syrtes.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 12 janvier 2022

Quentin MARGNE « La Célébration du lézard »

 


Lors d’une rave party campée dans les bois, Hector, jeune homme en mal de sensations, quitte la fête pour un instant afin de se lover contre un arbre, puis grimpe en son sommet sous une pluie battante. C’est alors qu’un éclair surgit, qu’un océan emplit la forêt et qu’Hector dégringole du hêtre (de son être ?). Trou noir…

Dans un état second, Hector voit des animaux marins jouer de la musique. Brève apparition de son ami Ulysse. Est-elle vraie ou hallucinée ? D’autant qu’Hector va nouer une conversation avec Saison, le lézard qui lui conseille « Pars à la recherche de la phrase qui sauve la vie », tandis qu’Hector ne parvient pas à identifier si c’est lui qui est en train de mourir, ou bien au contraire si chaque humain se délite, le laissant seul rescapé amené à témoigner ultérieurement. Dans ce technival, « Têtes fendues, pirates, free, autogérés, autodégénérés. Un exutoire, un espace de liberté, entre l’extrême pénombre et une lumière, où on disparaît apparaît entre ses amis le temps d’une fugue loin de nos habitudes, on pousse à bout chaque limite ».

Dans ce premier et bref roman aux accents cyber punk, aussi poétique que labyrinthique, kaléidoscopique qu’apocalyptique, Quentin MARGNE (né en 1990, c’est dire si l’avenir lui tend les bras) fait preuve de culot et de dextérité. Langue maîtrisée et frappante, pure et épurée, dans une atmosphère glaciale et futuriste, mais aussi paradoxalement tendant vers un retour ancestral à une sorte d’obscurantisme de masse qui semble faire écho à notre actualité brûlante. Hector craint « Les contrôleurs », ces êtres sans visage qui veillent sur l’obéissance de ses citoyens en voulant « régner seuls sur le royaume des morts », qui pourraient bien être tout droit échappés de pages choisies de « 1984 » d’ORWELL et revisités à la sauce contemporaine.

Roman polyphonique, psychédélique, son titre est d’ailleurs puisé d’une chanson des DOORS, groupe dont l’abus de certaines substances n’est plus à démontrer. Il est aussi un hommage à la beat generation littéraire États-unienne de KEROUAC et consort.

Mais c’est aussi le roman de la perte de repères, d’identité. Hector, on l’aura compris, a abusé de drogues. Voit-il, perçoit-il ce qu’il décrit ? Tout ne se passe-t-il pas dans son seul délire ? La réapparition d’Ulysse permet au récit de répondre à nos questions, le voile se lève sur l’une des images de début de roman qui pourrait peut-être le résumer jusqu’à ce que les digues cèdent : « Une vitesse jamais atteinte explose le sol, ne laisse derrière elle rien que fracas, cratères, remplis d’eau boueuse, paysage de fin ou de début du monde. Des filaments phosphorescents d’effilochent dans le ciel. La foudre s’abat sur le sol et décharge sa puissance accumulée depuis des millénaires. Je m’envole un soir de pluie, une nuit d’orage. Dans ma tête c’est le chaos, la tornade ».

Texte dans lequel la lumière se dispute à l’obscurantisme, où les couleurs se mirent dans une boule à facette déformée, où au prix de la liberté le corps est mis en danger, où la réalité paraît un enfer et la fuite en avant par des paradis artificiels une chimère pouvant s’avérer fatale. « La Célébration du lézard » est un grand premier roman qui trifouille sans ménagement dans notre espace de confort, qui le chatouille avec une lame de rasoir pour mieux le perforer. Il met mal à l’aise, nous perdant dans une lecture moderniste avant de nous remettre sur les rails d’une réalité éclairante. Il bouscule par son atmosphère nébuleuse, sombre et cataclysmique, mais sa force est qu’il propose une lueur éclatante en fin de récit.

L’excellente postface est signée Emmanuelle MOYSAN, par ailleurs responsable des éditions Le Soupirail dont ce titre est extrait. Le Soupirail est aussi membre du collectif d’éditrices indépendantes Les Enlivrantes aux côtés des éditions Signes et Balises, Le Ver à Soie et Le Laboratoire existentiel. Brochette de qualité, tout comme ce roman perturbant et diablement accrocheur sorti en 2021.

https://www.editionslesoupirail.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 9 janvier 2022

Jocelyn LAGARRIGUE « La nuit recomposée »

 


Antoine Lepage est un acteur de théâtre parisien de 41 ans qui vient de frôler la mort par overdose, c’est ce que nous apprenons dès le prologue de ce premier roman de Jocelyn LAGARRIGUE, qui va revenir sur les circonstances de cette admission à l’hôpital, mais aussi en tirer les conséquences.

L’action se déroule en 2012, à la période charnière entre le quinquennat SARKOZY et celui de HOLLANDE. Antoine Lepage est pressenti dans la troupe Les Vilains Bonhommes pour jouer le rôle de Don Juan dans « Le convive de pierre » (titre qui sera par ailleurs débaptisé plus tard) de POUCHKINE. Mais suite à son séjour à l’hôpital, il devient Don Carlos, dans un rôle secondaire et tellement moins prestigieux, le metteur en scène désirant le ménager. Celui de Don Juan est proposé à l’un de ses ennemis du métier, Thomas. Le coup est sévère. Cependant, l’appât d’un contrat plus juteux pour Thomas provoque le départ de ce dernier.

Le héros de ce roman est un homme assez mégalo, adorateur de la gente féminine, ce qui entraîne quelques remous. Sa vision de la femme est assez binaire, misogyne et machiste. Il ne déclenche aucune empathie ni compassion, même dans ses moments de doutes et de souffrance. Les scènes érotiques parsèment le récit comme concluant les pensées parfois libidineuses d’un Antoine peu attendrissant dans son narcissisme.

Antoine entrevoit déjà sa fin de carrière, à son âge il est aisé d’être supplanté dans des rôles dynamiques. Il a certes su faire illusion, mais son avenir semble désormais professionnellement bouché. « Disons que depuis dix mois, ma vie est un champ de bataille qui aligne les échecs et les déconvenues. Je ne vois pas mes fils ou très peu, les projets de théâtre se sont annulés les uns après les autres, j’ai perdu mes droits Assedic, je suis passé au RSA et j’ai touché petit à petit ce que je pensais être le fond, mais qui n’était qu’une étape supplémentaire vers ma lente descente aux enfers ». Antoine amorce une reconversion en tant que serveur.

Parallèlement l’auteur nous entretient des amours d’Antoine, l’ex-femme avec laquelle il a eu deux enfants, puis vient le portrait de l’actuelle élue, une actrice, dont le caractère ne lui correspond pas. Antoine est axé sur l’introspection, et même lorsqu’il essaie de s’intéresser au monde extérieur, aux informations, le sujet revient rapidement sur sa personne, il pourrait par ailleurs être estampillé comme séducteur intempestif et compulsif.

L’hôpital : si le narrateur l’a trop connu lors de son admission, il va devoir y retourner, mais cette fois ce sera dans un service psychiatrique avant un retour impossible à la dure réalité. Les voix intérieures se font omniprésentes, dérangeantes…

Ce premier roman nous plonge au coeur des coulisses du théâtre guidées par un protagoniste principal encombrant et antipathique, intéressé par bribes à l’actualité sociale sombre mais revenant à son mal être comme par réflexe ou désespoir. Ce roman vient de sortir chez Quidam.re mais revenant à son mal être comme par réflexe. Ce roman vient de sortir chez Quidam.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

jeudi 6 janvier 2022

Isabelle FLATEN « Triste boomer »

 


John Coleman porte la soixantaine impulsive. Ancien entrepreneur conseil en développement durable, il vit mal sa mise à la retraire et s’ennuie. « Il hésite à sortir. Il semble tellement abattu qu’il doit penser que dehors, ce n’est sans doute pas mieux ! La rue appartient à ceux qui savent où ils vont, il n’en fait plus partie ». Il tue le temps sur son ordinateur. C’est d’ailleurs ce dernier qui, dans un jeu original de narration, dissèque le quotidien de John. Pas seulement sa vie actuelle, mais aussi son passé. Car l’ordinateur possède en sa mémoire de nombreux dossiers parfois sensibles concernant son propriétaire. Toute la vie du type depuis les années 70 est consignée sur disque dur, notamment par le biais de vieilles photographies. Ainsi le « cerveau » de John, son ordinateur donc, remonte le temps et s’arrête sur les amours passées. Et ce qu’il découvre n’est guère reluisant. Sa machine le dévoile aussi au quotidien, possédant une caméra braquée sur lui.

 

Salomé, ancienne petite amie de John. Ils se sont un peu loupés lors de leur ancienne relation. La vie de Salomé, c’est le marquis Gustave Honoré de Mercueil qui la raconte, enfin plutôt le portrait du monsieur d’un autre siècle, encadré dans un tableau et trônant sur le mur d’un château où la brave Salomé est devenue une dame du monde, une aristo un brin étiolée qui va de questions en jugements sur son bilan personnel. John repense soudainement à elle, Salomé, et se promet de la retrouver au plus vite.

 

Avec une imagination débordante, un rythme pétillant et trépidant, Isabelle FLATEN nous guide vers deux vies parallèles, non par le prisme de l’humain, mais bien celui d’objets-témoins les entourant, l’un moderne, l’autre des temps anciens. Et ainsi le récit navigue entre plusieurs climats d’époques. Entre les regrets d’un parcours que les protagonistes auraient souhaité différent, les prémices de l’inexorable vieillesse, l’ennui, les envies pour égayer le futur, le patrimoine national qui tombe en miette, l’autrice s’empare de son joker le plus désarmant : l’humour. Car ce roman jubilatoire en est truffé. Malgré ses personnages suscitant peu d’empathie (ou peut-être grâce à cela), Isabelle FLATEN sort la sulfateuse à gaz hilarant, à la fois cruelle et bienveillante, avec laquelle Isabelle FLATEN lance un regard amusé sur notre monde à la dérive. Et l’on se gondole franchement !

 

La collision, voire parfois la collusion entre passéisme et modernité est totale et mordante. Dans une écriture sachant se faire directe et interpellante, Isabelle FLATEN scrute ses contemporains avec ses yeux ouvertement féministes, les hommes ne sont pas épargnés, et nous les mecs, devons non seulement admettre mais acquiescer à ce tableau sans langue de bois et judicieux, vrai. John, cet « archétype du mâle dominant », est capricieux, autoritaire, opportuniste, imbu de sa personne. Bref, une vraie tête à claques. John est l’un des « boomers », un enfant du baby-boom largué dans le monde actuel mais voulant désespérément y appartenir pleinement.

 

Amplifiant son récit, Isabelle FLATEN égratigne avec grand talent les collectifs de bien-être, ceux de la santé mentale « zénifiée », les coachs de vie empreinte d’un spiritisme encombrant, vente par mensualisations d’une illusion du bonheur par le groupe servie sur un plateau trop doré avec ce brin de croyance mystique pour parachever le travail, ces sectes qui poussent comme des champignons dans un monde en déshérence et qui semblent avoir trouvé un bon filon, du moins financièrement. Pour ce qui est de la liberté individuelle, c’est bien sûr tout autre chose. D’ailleurs, concernant les spécialistes en vie meilleure, John ne va sans doute pas tarder à nous dégoter un projet de son chapeau magique pour se faire reluire l’ego.

 

La romancière prend le risque d’incorporer les dialogues dans la narration, et force est de constater que le tout fonctionne parfaitement. Seules deux voisines de John vont discourir en face à face à propos de cet homme mystérieux qui semble faire faux bond de plus en plus souvent à son quartier. Et puis il y a le début du récit avec ses termes anglo-saxons documentés désignant le numérique (n’oublions pas que le Computer est ici co-narrateur).

 

Roman mené à tambour battant, il est le premier coup de cœur de cette année 2022. Difficile à lâcher, il est pourtant bien plus qu’un « page turner » (mais avec ce terme, ne serais-je pas moi-même déjà contaminé par l’écriture d’Isabelle FLATEN ?), il développe des sujets sociétaux actuels sans sombrer dans le cliché ni la facilité. Ce roman vient de sortir aux éditions Le nouvel Attila, m’est avis qu’il sera fort remarqué sur notre planète littéraire. Un grand merci à Isabelle FLATEN pour son œuvre, dont ce « Triste boomer » en est l’une des plus jolies facettes, qu’elle ne change rien surtout !

http://www.lenouvelattila.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 5 janvier 2022

Eugene MARTEN « Ordure »

 


Avant même la plongée en ces pages « sablemouvantes », nous savons grâce ou plutôt à cause de la couverture et du titre du présent ouvrage que l’on se dirige vers du noir. Et nous ne sommes pas trompés sur la marchandise ! « Ordure » est de ces romans qui suintent par leurs pores, qui sentent les miasmes et la pourriture, hanté par des bestioles faisandées, la crasse et les effluves frelatés.

Sloper est un agent d’entretien quelque part aux États-Unis, dans un quartier possiblement populeux, qui en tout cas ne semble pas être une invitation au tourisme. Il vit dans un immeuble chez sa mère. À la cave plus précisément. La mère réside au-dessus, en propriétaire avare et de santé chancelante (ses jambes douloureuses l’empêchent de se déplacer), qui loue à des personnes dont nous ne saurons rien, si ce n’est qu’entre elle et eux c’est loin d’être l’ambiance de fête. Sloper ne croise jamais sa mère ou presque. Il lui paie le loyer de la cave, de manière quasi bestiale : « Une fois par mois, il glissait une épaisse enveloppe sous sa porte au rez-de-chaussée. Espèces uniquement. Il n’était pas autorisé à utiliser la cuisine et devait faire les lessives. Qu’elle lui envoyait par un sac plastique par le vide-ordures ». Ce vide-ordures qui est un peu leur seul lien de communication à elle et lui, leur seul relais d’échanges vocaux, c’est dire. Et la mère, Sloper ne l’aperçoit que de loin, de la haute fenêtre de la cave, alors que la vieille se meut difficilement dans son fauteuil roulant poussé par une aide-soignante.

Les pages de ce livre sont imprégnées d’odeurs nauséabondes, de climat malsain voire carrément répugnant qui décrit un quotidien au milieu des ordures au sens propre (?) ainsi que dans un cadre professionnel, mais aussi au-delà avec cette cave dégueulasse, jusqu’aux idées malséantes de la plupart des protagonistes de ce texte bref et dérangeant. L’écriture d’une profonde oralité, sorte de langage de la rue, accompagne cette peinture dégradée d’une race humaine dégénérée.

Et puis ce « tu », cassant la narration à la troisième personne du singulier, tout à coup. Même si nous n’avons rien demandé, MARTEN nous colle la truffe dans la merde et la boue, nous décrivant une scène odorante, et nous y impliquant aux côtés de son Sloper, comme pour tenter de nous le faire apprivoiser. Car le boulot, excusez mais c’est du costaud : détritus, poubelles dégueulantes de déchets produits par des salariés, et les conditions de travail, dégradantes, sans contrats, tout à l’impro, sans sécurité ni rien. Oui, mais voilà, Sloper, comme si nous étions trop optimistes ou insouciants à son égard, trouve un corps de femme. Dans une benne à ordures. Ce n’est pas tout. Il va le ramener chez lui. Le bichonner. Le dorloter. Le faire patienter dans le frigo. S’exciter à ses côtés...

« Ordure » ne pourrait pas s’appeler autrement tant cette image est persistante tout au fil des pages. MARTEN nous fait pénétrer dans un tourbillon d’odeurs fétides sans aucune chance de salut. La marge de manœuvre est nulle. La prise d’air doit être correctement calculée, elle se situe vers le milieu du livre, au moment d’un souvenir de pêche. Pour le reste, apnée. Ah, si, une autre soupape, mince (car peu visible) : l’humour. « L’ambulance leur livra le perdant d’une rixe au YMCA. Le dernier mot avait été un tournevis dans l’oreille, planté jusqu’à la garde. La victime bandait. Ç’a dû toucher le nerf. Y’avait p’têt une vis à resserrer là-dedans. Je parie ce que tu veux que c’est un cruciforme ».

« Ordure » nous plonge sans masque ni espoir au cœur du quotidien d’un prolétaire vicié états-unien. Sensation de malaise, empuanti par des scènes crues assez insoutenables. Eugene MARTEN, pourtant auteur de plusieurs livres aux États-Unis, semblait n’avoir jamais été traduit en France, c’est désormais chose faite. Ce roman fut d’abord auto édité en 1999 avant de trouver son public. Il paraît aujourd’hui en français chez Quidam, c’est Stéphane VANDERHAEGHE qui en assure la traduction. Un conseil : ouvrez les fenêtres avant d’inaugurer les pages, il ne sera fait aucun prisonnier.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 2 janvier 2022

Jurij BRĚZAN « Krabat ou la métamorphose du monde »

 


Il semblerait que nous soyons au paradis, Lucifer et Krabat (jeune apprenti sorcier) discutent. Lucifer vient d’être évincé de son poste de premier ministre par le Seigneur. Il s’est reconverti dans le free-lance. Smjala, une femme, fait irruption, elle va rapidement envoûter Krabat. Arrive sur scène un certain Jan Serbin, la cinquantaine, récent prix Nobel de science, il est devenu étrangement renfrogné...

Dans ce texte énigmatique, vous croiserez des objets qui se métamorphosent et acquièrent des pouvoirs, des personnages mystérieux qui ne sont peut-être pas ceux que vous croyez, dans un « Faust » revisité et transporté de nos jours pour un théâtre contemporain empli de questionnements. Ce conte philosophique évoque avec subtilité le contrôle du pouvoir sur la masse.

« Je pense pour ma part que le fait de ne rien penser est le frère du fait de ne pas penser grand-chose. Et que l’un et l’autre deviennent peu à peu aveugles. Et que le cerveau rétrécit. Une sorte d’Alzheimer, à quoi est d’ailleurs donnée la promotion ». L’ambiance et le décor peuvent être aisément rapprochées d’un conte mythologique où les humains sont frappés d’une empreinte de loup pour valider leur appartenance commune dans cet espace restreint mené autoritairement par le mystérieux Reissenberg. « L’homme sera sauvé à l’instant où son être deviendra manipulable par nous comme un jouet d’enfant ». Certains lorgnent du côté d’une colline vers laquelle se réfugier.

Cette dictature de la pensée, sans échappatoire, revêt cependant une once d’espérance lors de sa chute, même si elle peut se lire de deux façons. Mais avant cela, les protagonistes de cette pièce auront souffert, notamment devant l’emprise de ce diable de Reissenberg : « Vous refusez de me donner ce qui m’appartient. Votre cerveau exceptionnel a manifestement une fêlure. Vous vous imaginez devoir sauver l’humanité en vous sacrifiant, comme une sorte de Jésus. Sans parler du blasphème : cela ne vaut pas le coup ».

Les différentes scènes semblent sauter du XVIIe siècle à notre monde actuel selon les dialogues et les intervenants de cette fable dans laquelle la science prend une grande part, avec ces questions existentielles : la création scientifique ne peut-elle pas fournir en même temps le bien et le mal ? Où est la frontière entre intérêt et destruction ?

Jurij  BRĚZAN (1916-2006) possèdait un parcours riche historiquement puisqu’il a connu quasiment tout le XXe siècle, de surcroît dans l’Allemagne des minorités. En effet, il faisait partie de ce peuple slave nommé Sorabe, vous pouvez d’ailleurs consulter dès le début de ce livre une petite biographie très éclairante de l’auteur par Dietrich SCHOLZE. La traduction est ici assurée par Jean KUDELA, d’après l’allemand, détail nécessaire puisque l’auteur a également écrit des textes de son œuvre en sorabe (proche de plusieurs langues de l’est européen).

L’auteur a écrit dans tous les registres une œuvre considérable, a même donné une suite à son « Krabat » en 1994. Cette pièce pouvant s’avérer difficile d’accès fut écrite en six ans. Elle fut achevée en 1976 et est enfin disponible en version française, nous devons la parution aux éditions l’Espace d’un Instant.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)