mercredi 30 mars 2022

Jovan NIKOLIĆ & Ruždija Russo SEJDOVIĆ « Carrousel pour les tsiganes »

 


Prizren, grande ville du Kosovo. Yashar y tient un café dans lequel surgit tout à coup son frère Outcha qui vient de perdre son travail d’enseignant. Vit également ici leur sœur sourde et muette. Au Kosovo, à la fin de ces années 1990, la situation politique est explosive entre les serbes et les albanais, dans un improbable conflit interethnique. Sur cette terre yougoslave, la loi du sol est régie par la violence, la peur et la corruption.

Yashar et Outcho sont tiraillés. En effet, ils n’appartiennent à aucune de ces ethnies puisqu’ils sont rroms, en quelque sorte apatrides, et qu’il leur est demandé de choisir leur camp. Des disputes éclatent dans le bistrot. Tout ce que veut Yashar, c’est la paix. « Ecoute, ne me mets pas dans cette histoire de combat. Ça, ce n’est pas mon combat, mon frère. Moi je n’ai besoin d’aucune république. Nous les Rroms, on n’est pas intéressés par les républiques. On se volerait juste les uns les autres. Et personne ne nous donnerait un endroit pour notre république. Alors laisse-moi loin du combat et du courage, laisse-moi travailler comme un humain. Excuse-moi, mon frère, moi je n’ai pas ton courage. Je ne peux pas, j’ai peur, il faut que je  soutienne ma famille ».

Les tensions se font palpables, la haine gagne du terrain. Dans cette pièce de théâtre kosovare de 1999 écrite en rromani, le bistrot représente cette terre déchirée que plusieurs peuples veulent s’accaparer. Son propriétaire est la personnification du pacifisme, de celui qui pense que toute terre est bonne, quel que soit son nom ou sa dénomination. Vingt-six scènes brèves viennent mettre en exergue ce conflit complexe, la peur prend peu à peu le dessus, engendre la haine, l’incompréhension, les velléités de domination. Un vol va subitement tout faire basculer.

Ici sont parlées de nombreuses langues, faites des différentes ethnies, mais aussi celle des signes grâce à cette Souada, la sœur sourde et muette, un superbe personnage plein d’empathie et d’abnégation, rendant un équilibre certes précaire par son calme et sa joie de vivre, au milieu d’une guerre.

« Je n’ai jamais eu honte, mais j’ai eu peur quand j’étais jeune, jusqu’à ce que j’obtienne mes diplômes, jusqu’à ce que j’aie lu suffisamment de livres. Les livres m’ont beaucoup soutenu pour me connaître. Qui je suis, et ce que je suis. Et pour aimer, sans avoir peur, la peau que je porte. Aujourd’hui je n’ai pas peur, et je n’ai pas honte d’être un Rrom. Quand je vois ce que font les humains autour de moi, c’est plutôt d’être un humain que j’ai honte ».

La fin de cette pièce sombre et politique est violente et d’une noirceur totale, comme si le Kosovo était abandonné ou ignoré, piétiné. La pièce fut créée en Allemagne en 2000 sous le titre « Kosovo mon amour » puis édité une première fois aux éditions L’espace d’un Instant en 2004. En cette année 2022, une réédition est proposée chez le même éditeur avec ce superbe nouveau titre, pour commémorer la première année du décès du traducteur et préfacier Marcel COURTHIADES auteur d’un travail remarquable.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 27 mars 2022

Marguerite DURAS « L’amante anglaise »

 


Un face-à-face d’envergure pour notre rendez-vous mensuel « Les Classiques c’est fantastique » initié par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. Deux Marguerite vont s’affronter : DURAS et YOURCENAR. J’aurais souhaité présenter une œuvre de chacune d’elle, or le temps (et l’énergie sans doute un peu) m’a manqué, c’est donc uniquement la première de ces deux dames qui ornera les e-pages de Des Livres Rances.

Retour sur un fait divers : en décembre 1949 à Savigny-sur-Orge, une femme tue son mari puis découpe son corps en morceaux qu’elle lance ensuite, par petits bouts et en plusieurs fois, du haut d’un viaduc sur des trains circulant en-dessous. Les parties du corps sont ensuite retrouvées éparpillées un peu partout en France. Lors du procès de 1952, Marguerite DURAS s’intéresse de près à cette affaire. En 1960, elle en écrit une pièce de théâtre, « Les viaducs de la Seine-et-Oise », mais peu satisfaite du résultat, elle reprend son travail pour un roman intitulé « l’amante anglaise ».

Dans un bistrot de la petite ville de Viorne où a eu lieu un homicide, les clients discutent à bâtons rompus sur ce crime d’une vieille dame sourde et aveugle de naissance, Marie-Thérèse, survenu tout près de chez eux. Puis une des protagonistes, Claire, femme mariée à Pierre, souffle à l’oreille d’Alfonso, un ami, qu’il doit confier à l’assemblée qu’elle est la meurtrière de Marie-Thérèse. Elle a bien tué sa propre cousine, puis a découpé le corps sans vie dans la cave avant que les morceaux ne soient retrouvés sur des trains, un peu partout en France. Or ces trains sont tous passés récemment sous le viaduc de Viorne. Quant aux bouts de cadavres, une fois le corps reconstitué, il s’avère qu’ils appartiennent à une même victime, Marie-Thérèse. Seule la tête manque à l’appel.

Ce livre se présente en trois parties distinctes : la réunion improvisée au bar, suivie de l’interrogatoire de Pierre, mari de Claire, par une personne dont on ne saura rien, mais qui est précisément en train d’écrire un livre sur l’affaire de Viorne. La discussion sera enregistrée. La troisième partie est l’interrogatoire de Claire, la criminelle.

Dans ce roman assez bref, l’atmosphère est terriblement Simenonienne, à ceci près que l’on connaît d’ores et déjà la coupable (comme dans Columbo), que le décor est absent, le scénario se concentrant exclusivement sur les dialogues. Le style est minimaliste, dépouillé, froid et distant. L’intervieweur posent des questions précises auxquelles Pierre puis Claire ont parfois du mal à répondre. Le climat est spongieux, humide alors que le livre s’écrit peu à peu par le personnage posant les questions.

Claire et Pierre sont mariés depuis 24 ans. Marie-Thérèse, la défunte, cousine de Claire, travaillait et vivait chez eux depuis 21 ans. Quel est le mobile ? Mieux : y’en a-t-il un ? Au fil de l’histoire, certains masques tombent, Pierre puis Claire se confient par petite touches. Comme chez SIMENON, l’exercice psychologique est minutieux, cruel. Claire a aimé jadis du côté de Cahors, mais y’a-t-il un lien entre ce passé et le crime ?

Toutes les questions que nous nous posons n’obtiendront pas de réponse. Mais le but n’est-il pas ailleurs ? N’est-il pas de mettre l’accent sur un vieux couple fatigué, sans passion, dans lequel l’épouse passe pour folle ? Son but ne serait-il pas de braquer la caméra sur la condition de la femme dans la société française de l’après-guerre ? Un crime ne résout rien mais il est l’achèvement d’une vie détestée pour laisser place à une existence inconnue, celle d’accusée. Les dialogues sont âpres, parfois violents : « Je savais bien qu’on ne sauve pas quelqu’un qui se fiche d’être sauvé ou non. Je l’aurais sauvée de quoi ? Je n’ai pas de préjugés contre les putains ou les femmes qui font la vie ».

Ce texte fort se lit lentement, il est une sorte de faux roman policier où le fait divers et l’enquête ne sont que prétextes à des questionnements plus universels. Marguerite DURAS se moque de l’environnement de ses personnages, elle les laisse évoluer sans cadre ni agencement, comme livrés à eux-mêmes sans rien à se raccrocher. Quant au titre mystérieux, il vous faudra vous armer de patience pour en connaître la véritable signification. Un superbe texte sur le naufrage d’un couple et son achèvement par un geste inouï et définitif.

 (Warren Bismuth)



mercredi 23 mars 2022

Marina TSVETAÏEVA « La fin de Casanova »

 


Si le vénitien Giacomo CASANOVA s’est éteint en 1798, la poétesse russe Marina TSVETAÏEVA l’imagine ayant vécu un peu plus d’une année supplémentaire, précisément jusqu’au 31 décembre 1799 à minuit, où il meurt, refusant de connaître le siècle qui s’annonce. La pièce s’amorce quelques heures avant le moment fatidique.

À cette date, CASANOVA a alors 75 ans. Il est reclus dans la bibliothèque du château de Dux (il y a effectivement passé les 13 dernières années de sa vie, et y est mort). D’une valise, il exhume des milliers de lettres de nombre de ses admiratrices passées, en lit une partie, les brûlent. C’est alors que surgit, vêtue en homme, la toute jeune Francisca, encore adolescente, qui lui fait part de son amour profond pour lui. S’ensuit un huis clos dans lequel les deux protagonistes échangent.

« Je suis de trop dans ce château.

Treizième à table, vieille cible

De rires creux. Tiens, c’est possible,

Que je finisse au potager

Comme un épouvantail. – Assez

De babillages, de jolis

Discours – ça m’a trop ramolli ! »

Cette pièce de théâtre n’en est pas réellement une, d’ailleurs TSVETAÏEVA détestait le théâtre et l’affirme à nouveau fermement dans une très brève préface. Ce texte est plutôt une longue poésie à la structure complexe et prodigieuse (j’allais écrire invraisemblable) où se succèdent des vers rimés principalement en octosyllabes (plus rarement en hexasyllabes ou décasyllabes) dans des enjambements purs et astucieux, créant des passerelles aux voix qui se répondent. Le rendu de ce travail est admirable autant que singulier. Le fond est doté de cette puissante poésie russe, unique et épique.

C’est après le suicide de l’acteur de théâtre Alexeï STAKHOVITCH en 1919, homme qu’elle admirait profondément, que TSVETAÏEVA décide d’écrire une trilogie théâtrale sur la figure de CASANOVA. Seul le troisième volet – ici présenté – est une fiction totale. Le texte est pour la première fois publié en 1922. André MARKOWICZ l’a traduit en quelques jours en 2006 pour une pièce de théâtre québécoise. Jamais encore cette pièce sous cette traduction n’avait vu le jour en édition papier. C’est désormais le cas avec cette version époustouflante, tant pour le contenu que le contenant. Et comme l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, MARKOWICZ l’a publiée dans sa propre maison d’édition, Mesures, à seulement 500 exemplaires en 2020, avec réimpression de 100 exemplaires à la toute fin de 2021. Théâtre poétique d’ampleur, patrimoine exceptionnel de la littérature russe, celle qui n’a sans doute aucun équivalent dans le monde.

Il est difficile d’imaginer la difficulté pour un homme même aguerri de traduire un pareil texte. Il doit à la fois ne pas dénaturer le message de fond originel, tout en gardant la structure de base, et ici justement elle est particulièrement élevée. Reprendre les rimes exactes, les nombres de pieds, tout ceci dans une langue radicalement différente que celle du texte premier. Le pari audacieux est relevé avec brio et passion par un André MARKOWICZ ressuscitant cette pièce, ce poème plutôt, dans une version collant au plus prêt du texte. MARKOWICZ est aussi le préfacier de cet ouvrage, un homme transmettant une fois de plus sa culture russe et ses connaissances, sans grandiloquence, humainement et simplement. Allez donc flâner sur le catalogue des éditions Mesures, vous trouverez d’autres joyaux de cette envergure.

http://mesures-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 20 mars 2022

Julien DIEUDONNÉ « L’ami d’enfance »

 


Embarquons dans une machine à remonter le temps, oh pas très loin, quelques décennies en arrière, au siècle numéro vingt, décennie 80. Le narrateur, comme rouvrant un vieux carnet poussiéreux d’une valise de grenier, voit réapparaître ses souvenirs sous forme de sentiments visuels, émotionnels, olfactifs. Il était alors un adolescent inexpérimenté sur la vie et ses vicissitudes, un jeune homme ignorant.

Le décor est planté : Villeneuve d’Ascq, département du Nord, alors que de nouveaux bâtiments poussent comme des champignons, emplissant les quartiers d’une certaine modernité. Cette ville et ses alentours renferment une bande de potes, des ados en quête de sensations, ces sensations qui leur donneraient un légitime droit d’entrée chez les adultes. Le parc du Héron, immense et agréable, représente la nature, la campagne conditionnée, la réalisation des interdits.

Romans des premières fois, il est à la fois une initiation et une expérimentation, le bien côtoyant le mal : premières cigarettes, premiers émois amoureux, première cuite, premiers frissons devant un décolleté, premiers magazines de charme, premières bastons, premières trouilles, premier bouton d’acné sur le pif, mais toujours pas de poil sous celui-ci. Cependant, il ne faut pas y voir un excès de nostalgie, bien au contraire.

Ce roman pourrait être un journal intime, où seuls subsistent les moments intenses, où tout le reste ne serait plus visible des radars. La mémoire a retenu ce copain, qui disparaît dans un parc public, l’occasion pour l’auteur de dévoiler quelques légendes urbaines de ces lieux de fantasmes. Dans ces souvenirs, il y a Pierre, le pote omnipotent, celui que l’on admire, que l’on écoute, que l’on suit, qu’on jalouse. « Il a dit que des fois il en avait marre de l’école et des devoirs et de se lever à l’aube pour poser son cul sur une chaise pendant des heures et qu’il avait souvent envie de tuer son père, un sacré gros connard qui passait son temps à l’insulter et à le traiter de feignant et de bon à rien sans que sa mère trouve rien d’autre à faire que de rire bêtement et que chaque fois c’était comme s’il lui jetait des seaux de feu à la gueule, et qu’il avait hâte d’avoir seize ans pour l’envoyer se faire foutre et s’engager dans l’armée ou je sais pas quoi et tout laisser en plan pour aller faire des stages de survie-commando dans la forêt et qu’on arrête de le faire chier avec les maths et tout ».

Et puis il y a ce besoin de braver le danger : les descentes de raidillons en skateboard, celles non moins périlleuses de verres de whisky. Retour de la douceur avec ces images qui font écho : le sac plastique en guise de luge, les flocons de neige chopés au vol et gobés comme de petites pilules, les mange-disques orange affamés du « Vertige de l’amour » de BASHUNG. Et évidemment, vissé dans le dos, l’indécrottable sac US, celui qui renferme alors toute une vie.

Dans une écriture parfois violente et fortement empreinte d’oralité, Julien DIEUDONNÉ fait revivre ses années 80, simplement. Il s’attache aux images fortes de sa jeunesse dans une autofiction intimiste qui ne s’autorise à quitter les murs de Villeneuve d’Ascq que pour se transporter sur les rives du parc du Héron. Un roman de l’enfance, sensitif, représentant un chapitre clos d’une vie en devenir. Ce bref récit de vie vient de sortir aux éditions Signes et Balises, une maison qui grandit !

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 16 mars 2022

Charlotte MONÉGIER « Elle et lui »

 


Ce pourrait être un vrai couple constitué, cette femme et cet homme qui échangent, ce pourrait être une sorte de fusion immobile, sous une couette, bien lovés, loin des bruits. Mais non.

Deux êtres. Ils s’aiment. Mais son cœur à lui est pris. Par une autre. Dans une longue poésie, Charlotte MONÉGIER tisse ce cocon d’amour, avec ses trous, ses fuites, ses fantasmes non assouvis. Cet amour est un voyage, qu’importe le moyen pourvu qu’on ait l’ivresse : des bateaux qui déchirent la mer, des gares qui attendent les trains, pour des voyages qui se voudraient toujours plus lointains. Retour dans les grandes métropoles avec l’évocation du métro. À ce titre l’autrice reprend ses ingrédients dilués dans « Voyage(s) », les renforcent.

Ce livre est sous-titré dialogue poétique. Quand parle la femme ? Quand s’exprime l’homme ? Parfois c’est l’imagination qui décide, d’autres fois la conjugaison. Ce texte sent la nostalgie, la mélancolie, une période révolue de l’amour. Des mots reviennent, comme aimantant tous les autres : peau, lèvres, corps, pour un amour non consommé, mais le sera-t-il ?

Des images claquent, s’imposent :

« J’étais encore jeune homme

Ma mère et mon père étaient partis

Vendre des larmes au marché

Ils sont faiseurs de larmes

À leur contact souvent je coule

J’en ai profité pour me promener

Une voiture m’a pris

Pour me laisser à Houlgate

J’ai marché jusqu’aux Vaches Noires

Ces roches aiguisées

Dangereuses et altières

Qui dominent le sable et l’immensité de la mer »

Poésie libre, en vers qui le sont tout autant, rimant ou non, à la ponctuation avare comme pour rendre la lecture attentive. Pourrait être intemporelle si la technologie, certes furtive, par le biais des moyens de transports ne venait pas donner quelques indices. Ce dialogue pourrait être intimiste dans un absolu huis clos si une narration ne venait pas l’interrompre, servant de métronome, d’arbitre.

« Je cours après mon souffle, la jeunesse qui ne part pas

Et ce petit je ne sais quoi

Qui fait tomber mon cœur lorsqu’il entend ta voix

Je cours comme ça, dans l’ascenseur

Un peu coincée, la tête ailleurs

Je cours car je ne veux plus marcher

Je cours pour avancer

Et parfois dans mon dos

Surgissent les traces d’autrefois »

 

L’érotisme vient faire de très discrètes visites derrière un voile pudique. L’essentiel est ailleurs, dans des mouvements simples, répétés, qui font apparaître les sentiments.

Ce petit livre dont la couverture de Stanislas VARIN-BERNIER (2020) est par ailleurs un ravissement, vient de sortir aux éditions Lunatique. Parallèlement, Charlotte MONÉGIER fait paraître un roman « Nulle part ailleurs sur la terre » aux éditions Livres Sans Frontières.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 13 mars 2022

Charlotte DELBO « Les belles lettres »

 


Ce recueil n’est pas à proprement parler un livre de Charlotte DELBO. Si elle intervient (peu), ce n’est que pour donner foi, agrémenter un propos qui lui tient à coeur. Explication : 1960, la guerre d’Algérie bat son plein, les journaux s’embrasent par des textes très politiques qui se font écho, avec des droits de réponse documentés et militants. Pour ce bouquin édité dès le début de l’année 1961 aux éditions de Minuit, Charlotte DELBO a recueilli des témoignages écrits, en l’occurrence des lettres ouvertes aux médias. Plus de 80 lettres ont été choisies pour figurer ici, signées par des grands noms (surtout littéraires) de l’époque, pensez donc : Claude SIMON, Graham GREENE, Henri ALLEG, Simone de BEAUVOIR, SINÉ, Simone SIGNORET, Jean-Paul SARTRE, André BRETON, Claude MAURIAC, Aldous HUXLEY, Maurice THOREZ et tant d’autres, accompagnés d’anonymes, témoins des atrocités de la guerre civile alors en cours. Parmi eux des religieux, déserteurs, objecteurs, algériens engagés.

C’est de Paris qu’émanent ces lettres, envoyées à des journaux célèbres et influents, Le Monde et France-Observateur principalement, rédigées entre fin 1959 et fin 1960. Dans la première du recueil, Jérôme LINDON (alors directeur des éditions de Minuit) revient sur les circonstances des relais médiatiques à ces lettres ouvertes. Puis, ce pourraient être plusieurs procès sous le feu des projecteurs : celui d’une partie de la gauche française qui n’a pas pris suffisamment position pour la paix (très offensif Francis JEANSON !), celui du pouvoir gaullien que certains des intervenants accusent de pratiquer un véritable génocide, celui de l’armée française qui prend violemment et ouvertement position contre l’indépendance en manoeuvrant de son côté, celui de la torture, dossier ô combien brûlant dans cette guerre, et celui très développé des protestations véhémentes contre les signataires du « Manifeste des 121 » pour le droit à l’insoumission, manifeste qui ne plaît pas, mais alors pas du tout au pouvoir en place.

Ce pouvoir a été repris en 1958 par de GAULLE alors qu’il était à terre. La Ve République vient juste de naître et déjà, selon les témoignages ici proposés, elle possède comme un arrière-goût de fascisme. Les clans politiques se déchirent. JEANSON, directement impliqué  pour son action dans le Réseau portant son nom (réseau qui fournit des fonds au F.L.N.), tire à boulets rouges : « Il n’y a plus une seule famille en Algérie qui n’ait eu un de ses membres au maquis, ou torturé, ou tué par les français. Des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants de ce pays mangent de l’herbe aux frontières tunisienne et marocaine. 15 à 20 % de la population algérienne – près de 2 millions d’habitants de cette « province française » - sont concentrés dans des camps où il meurt en moyenne (rapports officiels) un enfant par jour sur un « regroupement » de 1000 personnes ; ce qui fait environ 1500 enfants par jour, au total. Faut-il que nous nous consolions en retenant le fait qu’il n’y a, dans ces camps, ni chambre à gaz ni fours crématoires ? ».

Dans ce recueil salutaire, les témoignages se succèdent avec aplomb et dignité, tous documentés. Charlotte DELBO ne commet pas l’erreur de ne choisir que des voix pour la paix, elle donne la parole, la plume plutôt, à des défenseurs de l’Algérie française, mais pour mieux les tacler. Elle met aussi en évidence des extraits revenant aux origines de la colonisation en 1830, comme pour nous rappeler que la guerre d’Algérie n’est ni un hasard ni une fatalité. Concernant le fameux « Manifeste des 121 » et de la réaction de l’Etat français, elle se contente de quelques lignes, qui sentent pourtant la poudre : « … Et le ministre de l’information interdit de citer désormais à la radio et à la télévision les œuvres ou même seulement les noms des signataires du manifeste ». L’heure est on ne peut plus grave. Charlotte DELBO sert ici de passerelle entre les différents témoins.

Sur le terme de trahison servi par l’Etat et sa volonté d’écarter certains fonctionnaires de l’Education Nationale soutiens du manifeste, un certain monsieur Jehan MAYOUX répond avec habilité et lucidité : « M. Debré a prétendu récemment que les fonctionnaires avaient à l’égard de l’Etat des « obligations particulières ». Faut-il croire que les hommes de ma génération, en choisissant dans les années 20 une carrière administrative, ont prêté serment de fidélité à l’Etat français du maréchal ou à la Ve République du général ? M. Terrenoire a suggéré qu’ils n’étaient pas tenus de rester fonctionnaires. Soit. Mais si les républicains avaient quitté l’enseignement sous l’Empire, les gaullistes sous Pétain, comment aurait été instruite la jeunesse ? ».

La guerre d’Algérie reste l’une des plaies béantes de la France du XXe siècle. Grâce à ces lettres ouvertes scrupuleusement choisies, Charlotte DELBO ne fait pas œuvre de mémoire puisque le recueil paraît alors que la guerre fait encore rage, mais prend position de manière très politique et avec une certaine adresse. Ce recueil est indispensable, peut-être pas pour répondre à certaines questions que l’on continue de se poser sur ce conflit, mais en tout cas pour bien comprendre le contexte politique à l’aube des années 60, et ne jamais oublier que la France a là écrit l’une des pages les plus noires de son histoire. Réédité en 2012, toujours dans la prestigieuse collection Documents des éditions de Minuit (alors encore indépendantes, avant l’arrivée de Gallimard, engloutissant l’éditeur précisément le 1er janvier 2022, mais ceci est une autre – et sombre à sa manière - histoire), ce livre est un incendie à ciel ouvert.

Cette chronique clôt définitivement un cycle Charlotte DELBO entamé dès fin 2017 sur le blog, qui se proposait de présenter l’œuvre complète de cette immense dame. Pour diverses raisons, je m’étais fait un devoir de mener ce cycle jusqu’au bout. Avec cet ultime volet, nous voici arrivés au terme de ce passionnant voyage de plus de quatre années, qui m’a personnellement permis de voir désormais en Charlotte DELBO l’une des plumes majeures du XXe siècle, et permettre à sa voix d’être relayée par-delà la mort. Ce cycle fut peut-être l’une des plus belles aventures du blog à ce jour mais, heureusement, de nouvelles sont en cours et promettent d’être passionnantes, comme cette expérience unique et inouïe en compagnie de Charlotte DELBO que je ne suis pas prêt d’oublier.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 2 mars 2022

Leonid ANDREIEV « Faits divers »

 


Les éditions Interférences ont l’excellente idée d’éditer dans un petit volume quatre courtes nouvelles de Leonid ANDREIEV (1871-1919) qui ne font pas partie des textes majeurs de l’auteur. Ces nouvelles, dans les mêmes traductions – signées Sophie BENECH, par ailleurs directrice d’Interférences –, rédigées au tout début du XXe siècle, étaient déjà parues près de 100 ans plus tard dans l’intégrale des proses d’ANDREIEV en cinq volumes aux éditions Corti.

Ces quatre nouvelles reflètent une infime partie du talent d’ANDREIEV, à savoir son don de l’observation et son empathie. Dans chacun des textes, dans lesquels il ne se passe d’ailleurs pas grand-chose, l’auteur russe scrute ses contemporains, avec amusement ou/et compassion. Que ce soit sous une pluie battante dans une gare où deux hommes se disputent devant un témoin, ou encore un homme marié soudain attiré par une jeune femme lors d’un trajet en omnibus alors que leurs mains se frôlent, qu’il tente de la suivre et la perd au dehors, que ce soit un médecin marié et empathique porteur dans la rue d’un cadeau – une lampe – pour sa femme et qu’un voleur pressé vient briser en percutant l’homme, ou pour finir un homme qui dans une petite gare rurale prend pitié d’un gendarme espérant un drame afin d’égayer ses journées, ANDREIEV retranscrit de minuscules tranches de vies.

Des protagonistes ici dépeints, nous ne saurons rien de leur passé ni leur devenir, nous serons juste témoins de quelques minutes ou quelques heures de leur vie, d’une action qui les as marqués, d’un coup de cœur éphémère ou du simple fait de se trouver en un lieu précis à un moment donné.

ANDREIEV fut très connu de son temps, puis tombé injustement dans l’oubli. Son style est riche, pur, il décortique avec minutie une scène d’allure banale, y ajoutant de petits éléments qui la rendent vivante. On peut voir dans ces quatre nouvelles le ANDREIEV peintre tant son écriture évolue par petites touches d’une maîtrise totale. De scènes grotesques ou ridicules comme caricaturales aux instants émouvants, ces textes sont aussi quasiment de courtes pièces de théâtre tant les dialogues y sont imposants et bien ajustés (n’oublions pas que ANDREIEV fut aussi un grand écrivain de théâtre), pouvant ici le rapprocher d’auteurs russes classiques, notamment GOGOL ou TCHEKHOV.

« Souvent, j’allais à la gare voir arriver les trains de passagers. Je n’attendais personne, et il n’y avait personne qui pût venir me voir ; mais j’aime ces géants de fer quand ils passent tout près en roulant des épaules et en se balançant sur les rails, ballottés par leur poids et leur force colossale, emportant quelque part des gens qui me sont inconnus, mais proches. Ils me paraissent vivants et extraordinaires ; dans leur vitesse, je sens l’immensité de la terre et la force de l’homme, et quand ils poussent leurs hurlements puissants et libres, je me dis : ils hurlent aussi de cette façon en Amérique, en Asie, et dans la torride Afrique ».

Deux de ces textes étaient parus dans le recueil « Le gouffre et autre récits », deux autres dans « Dans le brouillard et autres récits ». Et même s’ils ne sont pas les plus amples de l’auteur, et peut-être justement parce qu’ils sont imprégnés d’une atmosphère intimiste et extrêmement resserrée, ils sont à redécouvrir dans ces 85 pages de littérature purement russe avec leur noirceur habillée d’absurde et de tendresse. En fin de volume est présentée une brève chronologie de la vie de l’auteur, ainsi que l’une sur l’artiste belge Franz MASEREEL (1889-1971), ici illustrateur de couverture.

Les éditions Interférences, entre autres facettes, se sont spécialisées en littérature russe classique, proposant dans leur catalogue, outre le « S.O.S. » de ANDREIEV (que je vous recommande chaudement) des textes de PILNIAK, TSVETAÏEVA, AKHMATOVA, BABEL, CHALAMOV, BOUÏDA, ZAMIATINE (« La caverne », immense moment de littérature russe), TIOUTTCHEV et quelques autres. Un éditeur qui sait prendre des risques, donc forcément à soutenir d’urgence. Ce « Faits divers » est sorti fin 2021, il en est un chaînon non négligeable.

http://www.editions-interferences.com/

 (Warren Bismuth)