Ce recueil n’est pas à proprement parler
un livre de Charlotte DELBO. Si elle intervient (peu), ce n’est que pour donner
foi, agrémenter un propos qui lui tient à coeur. Explication : 1960, la
guerre d’Algérie bat son plein, les journaux s’embrasent par des textes très
politiques qui se font écho, avec des droits de réponse documentés et militants.
Pour ce bouquin édité dès le début de l’année 1961 aux éditions de Minuit,
Charlotte DELBO a recueilli des témoignages écrits, en l’occurrence des lettres
ouvertes aux médias. Plus de 80 lettres ont été choisies pour figurer ici,
signées par des grands noms (surtout littéraires) de l’époque, pensez
donc : Claude SIMON, Graham GREENE, Henri ALLEG, Simone de BEAUVOIR, SINÉ,
Simone SIGNORET, Jean-Paul SARTRE, André BRETON, Claude MAURIAC, Aldous HUXLEY,
Maurice THOREZ et tant d’autres, accompagnés d’anonymes, témoins des atrocités de
la guerre civile alors en cours. Parmi eux des religieux, déserteurs,
objecteurs, algériens engagés.
C’est de Paris qu’émanent ces lettres,
envoyées à des journaux célèbres et influents, Le Monde et France-Observateur
principalement, rédigées entre fin 1959 et fin 1960. Dans la première du
recueil, Jérôme LINDON (alors directeur des éditions de Minuit) revient sur les
circonstances des relais médiatiques à ces lettres ouvertes. Puis, ce
pourraient être plusieurs procès sous le feu des projecteurs : celui d’une
partie de la gauche française qui n’a pas pris suffisamment position pour la
paix (très offensif Francis JEANSON !), celui du pouvoir gaullien que
certains des intervenants accusent de pratiquer un véritable génocide, celui de
l’armée française qui prend violemment et ouvertement position contre
l’indépendance en manoeuvrant de son côté, celui de la torture, dossier ô
combien brûlant dans cette guerre, et celui très développé des protestations véhémentes
contre les signataires du « Manifeste des 121 » pour le droit à
l’insoumission, manifeste qui ne plaît pas, mais alors pas du tout au pouvoir
en place.
Ce
pouvoir a été repris en 1958 par de GAULLE alors qu’il était à terre. La Ve
République vient juste de naître et déjà, selon les témoignages ici proposés,
elle possède comme un arrière-goût de fascisme. Les clans politiques se
déchirent. JEANSON, directement impliqué pour son action dans le Réseau portant son nom (réseau
qui fournit des fonds au F.L.N.), tire à boulets rouges : « Il n’y a plus une seule famille en Algérie
qui n’ait eu un de ses membres au maquis, ou torturé, ou tué par les français.
Des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants de ce pays mangent
de l’herbe aux frontières tunisienne et marocaine. 15 à 20 % de la population
algérienne – près de 2 millions d’habitants de cette « province
française » - sont concentrés dans des camps où il meurt en moyenne
(rapports officiels) un enfant par jour sur un « regroupement » de
1000 personnes ; ce qui fait environ 1500 enfants par jour, au total.
Faut-il que nous nous consolions en retenant le fait qu’il n’y a, dans ces
camps, ni chambre à gaz ni fours crématoires ? ».
Dans
ce recueil salutaire, les témoignages se succèdent avec aplomb et dignité, tous
documentés. Charlotte DELBO ne commet pas l’erreur de ne choisir que des voix
pour la paix, elle donne la parole, la plume plutôt, à des défenseurs de
l’Algérie française, mais pour mieux les tacler. Elle met aussi en évidence des
extraits revenant aux origines de la colonisation en 1830, comme pour nous
rappeler que la guerre d’Algérie n’est ni un hasard ni une fatalité. Concernant
le fameux « Manifeste des 121 » et de la réaction de l’Etat français,
elle se contente de quelques lignes, qui sentent pourtant la poudre :
« … Et le ministre de l’information
interdit de citer désormais à la radio et à la télévision les œuvres ou même
seulement les noms des signataires du manifeste ». L’heure est on ne
peut plus grave. Charlotte DELBO sert ici de passerelle entre les différents
témoins.
Sur
le terme de trahison servi par l’Etat et sa volonté d’écarter certains
fonctionnaires de l’Education Nationale soutiens du manifeste, un certain
monsieur Jehan MAYOUX répond avec habilité et lucidité : « M. Debré a prétendu récemment que les
fonctionnaires avaient à l’égard de l’Etat des « obligations
particulières ». Faut-il croire que les hommes de ma génération, en
choisissant dans les années 20 une carrière administrative, ont prêté serment
de fidélité à l’Etat français du maréchal ou à la Ve République du
général ? M. Terrenoire a suggéré qu’ils n’étaient pas tenus de rester
fonctionnaires. Soit. Mais si les républicains avaient quitté l’enseignement
sous l’Empire, les gaullistes sous Pétain, comment aurait été instruite la
jeunesse ? ».
La
guerre d’Algérie reste l’une des plaies béantes de la France du XXe siècle.
Grâce à ces lettres ouvertes scrupuleusement choisies, Charlotte DELBO ne fait
pas œuvre de mémoire puisque le recueil paraît alors que la guerre fait encore
rage, mais prend position de manière très politique et avec une certaine
adresse. Ce recueil est indispensable, peut-être pas pour répondre à certaines
questions que l’on continue de se poser sur ce conflit, mais en tout cas pour
bien comprendre le contexte politique à l’aube des années 60, et ne jamais
oublier que la France a là écrit l’une des pages les plus noires de son
histoire. Réédité en 2012, toujours dans la prestigieuse collection Documents
des éditions de Minuit (alors encore indépendantes, avant l’arrivée de
Gallimard, engloutissant l’éditeur précisément le 1er janvier 2022,
mais ceci est une autre – et sombre à sa manière - histoire), ce livre est un
incendie à ciel ouvert.
Cette
chronique clôt définitivement un cycle Charlotte DELBO entamé dès fin 2017 sur
le blog, qui se proposait de présenter l’œuvre complète de cette immense dame. Pour
diverses raisons, je m’étais fait un devoir de mener ce cycle jusqu’au bout. Avec
cet ultime volet, nous voici arrivés au terme de ce passionnant voyage de plus
de quatre années, qui m’a personnellement permis de voir désormais en Charlotte
DELBO l’une des plumes majeures du XXe siècle, et permettre à sa voix d’être
relayée par-delà la mort. Ce cycle fut peut-être l’une des plus belles
aventures du blog à ce jour mais, heureusement, de nouvelles sont en cours et
promettent d’être passionnantes, comme cette expérience unique et inouïe en
compagnie de Charlotte DELBO que je ne suis pas prêt d’oublier.
http://www.leseditionsdeminuit.fr/
(Warren
Bismuth)