dimanche 26 février 2023

Marguerite DURAS « Yann Andréa Steiner » et Yann ANDREA « M.D. »

 


Les couples littéraires célèbres sont ce mois-ci au menu du challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. D’abord perplexe, Des Livres Rances est allé tirer son choix chez Marguerite DURAS et son jeune amant Yann ANDREA (auquel elle rajoute pour son titre propre le nom de STEINER), plaçant en face-à-face leurs textes respectifs à propos de « l’autre ». Ce choix fut-il judicieux ?

Alors que dans un texte bref sorti chez P.O.L. fin 1992, Marguerite DURAS se remémore la rencontre avec ce jeune homme inconnu, Yann, durant l’été 1980, puis les nombreuses lettres qui suivent, lorsque l’écrivaine, malade de l’alcool, malade du tabac et peut-être malade de la vie, fait de fréquents séjours à l’hôpital, son amant d’alors, Yann ANDREA évoque dans son  « M.D. » paru en 1983 chez Minuit l’un de ces séjours, long et marquant, en 1982, après la rencontre de Trouville idéalisée par l’autrice. S’ensuivent pour DURAS les vraies sensations amoureuses, où les deux tourtereaux parlent, de littérature notamment, et boivent, beaucoup, alors que M.D. s’était promise, en tout cas avait promis, de ne plus toucher au démon. Pour ANDREA, le décor est tout autre : description de cette descente aux enfers, de cet alcool-poison qui détruit DURAS, cette dégringolade pathétique faite de déni, qui entraîne l’hospitalisation de la romancière devenue loque. La majeure partie du livre se déroule d’ailleurs dans la chambre d’hôpital.

ANDREA : « Depuis Trouville, depuis l’été, mon seul désir est de vous voir cesser de boire, d’arrêter cette destruction, la passion mortelle pour l’alcool. La nuit, je rêve d’une chambre dans un hôpital où vous seriez soignée, moi près de vous, toujours, et votre corps débarrassé de ce poison indolore ». DURAS : « On ne connaît jamais l’histoire avant qu’elle soit écrite. Avant qu’elle ait subi la disparition des circonstances qui ont fait que l’auteur l’a écrite. Et surtout avant qu’elle ait subi dans le livre la mutilation de son passé, de son corps, de votre visage, de votre voix, qu’elle devienne irrémédiable, qu’elle prenne un caractère fatal, je veux dire aussi : qu’elle soit dans le livre devenue extérieure, emportée loin, séparée de son auteur pour l’éternité à venir, pour lui, perdue ».

C’est peut-être pour séparer l’histoire de son auteur que Marguerite DURAS convoque Théodora Kats, une héroïne sortie de son imagination mais qu’elle n’a jamais pu faire vivre ni se mouvoir jusqu’à terme. C’est par cette Théodora qu’elle suggère sa relation avec Yann, mais aussi ses propres souffrances, à elle, par le biais de l’expérience de Théodora dans les camps de concentration.

Puis s’invite une longue scène, celle d’un enfant et de sa monitrice, autre manière de jeter un voile sur une relation propre, lançant le joker de l’allégorie au centre de la table de jeu. Ce joker, se transformant à son tour, en un conte fantastique et onirique représentant un monde peuplé d’animaux.

Le texte de ANDREA est bien plus terre-à-terre. S’il vouvoie son aînée Marguerite dans ce texte (elle a 38 ans de plus que lui, son amant), c’est pour mieux lui montrer que dans son profond respect, il la voit pourtant glisser toujours plus bas, mourir peut-être, sans pouvoir l’aider. Lorsqu’elle parle, il ouvre chaque phrase par « Vous dites : » pour bien appuyer sur le fait qu’il écoute. « Vous dites : j’ai l’estomac brûlé par le vin ». Journal intime d’un homme qui redoute de voir décéder sa maîtresse et son inspiratrice.

Pour DURAS, après celui des camps, c’est le souvenir de Gdansk, contemporain à la rencontre. Gdansk et ses luttes, Solidarność, Lech WALESA, la Pologne rouge et son prolétariat en résistance, alors que se poursuit, de l’autre côté de l’Europe un amour en gestation. ANDREA, lui, reste dans une atmosphère intimiste étouffante : l’hospitalisation de Marguerite vu comme un enfermement, aucune pensée n’est ailleurs que dans cette chambre. S’il s’évade, c’est pour lui lire quelques pages de « Martin Eden », à elle enfin calmée par le lourd traitement médicamenteux. Puis le retour chez eux, les hallucinations chez une DURAS se revigorant pourtant, mais frappée d’un « affolement de l’imaginaire ».

Les textes sont courts, chez DURAS nous n’en remercierons jamais assez l’autrice, qui se perd dans cette volonté de donner différentes formes à sa relation. Ses récits, par leur style, font parfois mouche, mais celui-ci ne permet que de sentir s’alourdir les paupières. DURAS veut sans vouloir, désire parler de cet amour particulier, alors que paradoxalement son corps est à l’agonie, elle prend des chemins sinueux, indirects, qui rendent opaque un scénario pourtant simple. 140 pages aérées, c’est amplement suffisant. En revanche celui de ANDREA, même s’il peut paraître terriblement exhibitionniste, se contente de décrire les images comme les sentiments. Sans émotion. C’est d’ailleurs ce qui frappe. « Dans les larmes j’entends : il existe des gens qui ne meurent pas, jamais ».

Faire résonner deux textes à la fois si proches par le lieu, les dates, les protagonistes, ce qu’ils vivent, ensemble mais comme seuls, à la fois si distendus par leur pensée intérieure, leur vision et leur constat, est un exercice à la fois fascinant et difficile à retranscrire. Deux récits aussi intimistes amènent le lectorat à détourner parfois le regard, à culpabiliser d’être témoin d’un naufrage. Mais c’est aussi troublant de comparer deux points de vue faits de souvenirs communs mais quasi à l’opposé. Ils forment une sorte de correspondance intime à presque 10 ans d’intervalle, comme un écho.

Marguerite DURAS décède début 1996, un peu plus de trois ans après l’écriture de ce texte qui reste l’un de ses tout derniers. Quant à Yann ANDREA, après le décès de sa bien-aimée, il tente à nouveau d’écrire sur elle, comme en 1983, plusieurs fois, mais les publications ne suscitent que peu d’intérêt. Il meurt dans son appartement en 2014 à l’âge de 61 ans seulement, oublié.

https://www.pol-editeur.com/

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

 (Warren Bismuth)



mercredi 22 février 2023

Édith MASSON « Ceux des lisières »

 


Un hameau perdu au milieu de nulle part. Un barrage. Une brusque montée des eaux. S’ensuit un exode dans une panique générale. Une poignée d’individus décident cependant de rester sur place. Mais un homme semble étranger à cette agitation collective : Piotr. Un groupe se forme sur les hauteurs du village, retranché.

Ce groupe, intrigué par la réaction nonchalante et dénuée de toute émotion de Piotr, cherche à en savoir plus sur cet homme et se convainc d’aller fouiller chez lui. « Du premier jour où vous avez affaire à Piotr, il suscite en vous la paix d’un havre. Peu à peu vous vous enquérez la certitude : il n’est pas de problème dont il détienne la solution. Observateur, inventif, sagace, doué de sang-froid, il détecte l’anomalie avant qu’elle n’apparaisse, perçoit la fissure naissante dans votre pierre, l’humilité qui sourd, la maladie qui travaille, la pâleur suspecte, la mort qui chemine ».

Dans ses recherches, la petite bande déniche des photos, des lettres, seront-elles suffisantes pour reconstituer le parcours de l’être énigmatique qui semble ne pas être touché, pas concerné par le drame en cours ? Dans ces lettres, une signature, énigmatique elle aussi : André O.

Le narrateur déroule l’histoire sur fond de mystères. Piotr a participé à une guerre, il possède un frère jumeau, on pourrait d’ailleurs les confondre. Peu à peu de nouvelles révélations viennent pourtant opacifier un peu plus le personnage de Piotr. Qui est-il ? Qui est son frère ? Tandis que l’avenir paraît incertain : « Il nous faudrait bientôt vivre en marge du confort le plus élémentaire ».

Les résistants à l’évacuation pourtant préconisée par les autorités amorcent un semblant de réponse concernant Piotr, alors qu’il est temps de s’organiser afin de survivre : « Comme ces corps mouvants que forment les oiseaux dans le ciel, chacun circulant dans l’espace d’un groupe, assumant tour à tour la position du leader, du soutien ou du retrait. Ainsi fonctionnent les bancs de poissons, les fourmilières, les troupeaux, les hommes. Une économie de l’effort répartie entre tous, interchangeable, s’oubliant dans le groupe et s’exaltant en lui ».

Les autochtones ont-ils découvert une société de nomades libertaires évoluant dans un monde souterrain, une organisation secrète, révolutionnaire, sans foi ni loi, une sorte de Zone À Défendre (nous remarquerons ici le personnage de Camille, le prénom anonyme que se donnent les habitants d’une Z.A.D.) ?

Pour son deuxième roman, labyrinthique, Édith MASSON s’engouffre dans un texte dystopique, où tout espoir semble vain. Tout ici est labyrinthe, le décor souterrain empli de méandres comme ses personnages. Récit haletant, empli d’un vif suspense, porté par une écriture soignée, rigoureuse, qui nous embarque dans un monde quasi parallèle. L’étouffement n’est pas loin, l’atmosphère du roman étant suffocante, au cœur d’un monde de demain pourtant sans repères temporels ou presque, un monde où la nature semble avoir perdu ses droits.

« Le réseau des nomades, dit-il, s’étend au moyen d’une activité de recrutement intense et méthodique : les personnages utiles sont approchés par les réseaux sociaux, les sites de rencontre, tout moyen discret. Après une prise de contact suffisamment habile, suivie d’un long travail de persuasion au cours de multiples rencontres, ils sont invités à rejoindre la cohorte des experts, chercheurs et ingénieurs qui travaillent au peuple nomade ». Le texte est émaillé de questionnements, d’incertitudes, comme si la réponse était dans l’esprit seul du lecteur. En trame de fond, un discours écologique, urgent sur l’avenir de notre planète, une alerte appuyée sur le dérèglement climatique.

Roman d’une spirale infernale, transporté par la maîtrise totale de l’autrice, il est une immersion dans les milieux anticonformistes, contestant une règle imposée. Mais doit-on sacrifier notre propre liberté pour suivre un mouvement ? Ce mouvement apporte-t-il une réponse satisfaisante à nos attentes, à celles de la nature ? Telles sont les questions principales et l’un des enjeux de ce texte énigmatique sans concession.

Les éditions le Réalgar mettent en lumière des récits toujours soignés, souvent originaux, ce roman de Édith MASSON ne faillit nullement à la ligne éditoriale. La couverture très réussie représente une peinture de Odilon REDON, « Armor », de 1891, et elle accompagne parfaitement ce livre qui vient tout juste de sortir.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 19 février 2023

Marie COSNAY « Des îles : Lesbos 2020 – Canaries 2021 »

 


Premier volet d’un triptyque en cours sur le quotidien et les luttes de migrants pour obtenir le droit de vivre en exil, il est le fruit d’un long et harassant travail de terrain mené par Marie COSNAY, résolument engagée dans l’aide au migrants et leur défense.

Marie COSNAY ne se contente pas de guider les réfugiés dans leurs lourdes démarches administratives, elle se rend aussi sur place, discute avec eux, observe leurs conditions de vie, les réactions des populations comme des autorités. Elle dresse des portraits de celles et ceux qu’elle a plus particulièrement suivis, décrivant une administration pour le moins kafkaïenne, selon les pays, les frontières, mais aussi à partir d’une certaine année 2020, où un virus malveillant est passé par là.

L’engagement est total, Marie COSNAY donnant de sa personne pour une lutte qui ne peut que susciter une profonde admiration. Elle décrit en détail ce qu’elle voit, entend, retranscrit des dialogues, des témoignages précieux, rappelant toutefois l’inventivité et « l’ingéniosité » des mesures draconiennes prisent par certains pays pour combattre les arrivées de migrants : « … la Grèce va construire une clôture flottante de deux kilomètres sept pour empêcher les bateaux d’atteindre les îles de la mer Égée grecque. La clôture fera cent dix centimètres de hauteur, soixante centimètres sous l’eau et cinquante centimètres sur l’eau. Équipée de feux clignotants, elle sera destinée à être déployée à l’extérieur de Lesbos, et plus tard à l’extérieur de Chios et de Samos. Prix estimé : cinq cent mille euros ».

L’autrice dépeint les difficultés, les obstacles, la répression, la complexité pour obtenir des papiers officiels, revient sur le rôle des passeurs, souvent peu scrupuleux des lois et de la sécurité des passagers, n’oublie pas de témoigner sur les rixes dans les ports ou les camps. Car ces réfugiés s’entassent en transit, dans des camps nauséabonds jonchés d’immondices, c’est le prix à payer pour se sentir en sécurité loin de ses terres fuies pour cause de guerre, de situation économique déplorable, de corruption du pouvoir en place, etc.

Dans ce premier volume, direction la mer Égée et l’île de Lesbos entre Turquie et Grèce, focus sur les îles Canaries, escale entre Afrique et Europe, le détroit de Gilbraltar ou encore Lampedusa. Et toujours les mêmes images : souffrance, errance, répression. Et attente. Attente d’un titre de séjour, d’un bateau sur lequel embarquer, mais aussi attente de nouvelles d’un membre de la famille, a-t-il coulé en mer ? Car ce sont des naufrages sans fin, dans les mers et les océans, sur des embarcations de fortune, pour une Terre Promise que certains ne verront jamais. Tragédie quotidienne. Et cette attente pour ceux qui ont la chance de voir leur voyage aboutir, patienter pour obtenir l’autorisation d’accoster. Un parcours impressionnant du combattant.

Il y a ces scènes de rue, brèves mais éloquentes, « Avant l’enregistrement, c’est un délit d’aider ». Ne pas s’effondrer devant des familles séparées, ces drames incessants, les prix des passeurs qui flambent selon les points géographiques ou la situation sanitaire, ne pas s’effondrer devant les longues attentes de visas, les conditions de vie en camps, les chemins pris et ressemblant parfois à des couloirs de la mort.

Et Marie COSNAY ne s’effondre pas car il y a les associations de bénévoles, l’aide humanitaire, la solidarité malgré les risques, les pressions, les attentes (encore et toujours). Elle ne s’effondre pas car des migrants actifs sur les réseaux sociaux partagent des vidéos, des textes malgré la censure, des images de camps de transit à l’air libre, tout ce qui est caché ailleurs car inconcevable. Elle ne s’effondre pas malgré les échecs, des exilés renvoyés chez eux, OQTF : Obligation de Quitter le Territoire Français. Ou d’autres territoires d’ailleurs.

« Les démarches n’aboutissent pas. Jour après jour, auprès des différents sièges de la Croix-Rouge, journalistes, ONG, ma question est simple : y a-t-il eu un naufrage les 21 ou 22 septembre dans la mer d’Alborán ? Je ne savais pas, alors, qu’à cette question personne ne pouvait répondre par oui ou non ».

Des témoignages précieux, ici restitués au plus près, malgré la pandémie, les risques, les intimidations. Dans cet ouvrage, Marie COSNAY prouve que la solidarité n’est pas une fiction. Chapeau bas madame. Ce livre dur mais nécessaire est paru en 2021 aux éditions de l’Ogre. Le deuxième volume vient d’ailleurs de paraître à son tour chez le même éditeur.

https://editionsdelogre.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 15 février 2023

Dino PEŠUT « Les Érinyes – Filles du désespoir »

 


Quatre courtes vidéos circulent dans un établissement scolaire croate, sur les téléphones portables de lycéens. Quatre séquences, brèves, postées sur WhatsApp, sur lesquelles on peut voir la jeune Marija frappée puis violée. La durée totale de l’enregistrement s’élève à 6 minutes environ. On y voit Marija allongée, entourée de trois garçons nus, malmenée puis victime d’une tentative de fellation forcée.

Dans cette pièce de théâtre du jeune Dino PEŠUT (né en 1990), des lycéens se dévoilent tour à tour, après visionnage des vidéos. Se côtoient cinq élèves en plus de Marija, certains sont homosexuels, certains en dérive sociétale, suicidaires ou accrocs à la came. Les échanges sont francs, nets, parfois violents, dans une langue très orale mais présentée comme de la poésie :

« Cela arrive tout le temps,

Vraiment tout le temps.

Partout.

Une fille revêt une jupe courte

Et c’est de sa faute.

La fille stoïquement doit accepter la main sur la cuisse,

Les taquineries

Et un si petit viol en passant

Quand NON signifie PEUT-ÊTRE.

Car nous avons cela dans la société

Et l’éducation ».

Vient la culpabilisation : n’est-ce pas à cause de l’un des élèves, de plusieurs, qu’un tel drame a pu survenir, alors que se nouent parallèlement des affinités, des amitiés voire des amours entre les protagonistes ? Dans ce texte moderne et sensible, c’est bien la jeunesse croate qui est auscultée, la violence quotidienne dont elle est victime, un monde dans lequel il lui est difficile de trouver sa place, de se projeter. Pièce brève et percutante, elle atteint son apogée en fin de texte lorsque Marija, la jeune victime des prédateurs sexuels, prend la parole.

Entre temps viennent régulièrement sur scène les Érinyes issues de la mythologie grecque, qui donnent leur nom au présent livre. Elles sont trois, comme les violeurs, chignons dressés, jeunes lycéennes issues sans doute de familles chrétiennes, rigoristes et puritaines. Elles voient le mal, non pas où il est, mais dans le comportement des jeunes filles, elles représentent la part conservatrice, intolérante et persécutrice du peuple, celle qui condamne les victimes, celle qui damne l’homosexualité ou le féminisme.

Cette pièce écrite en 2015 aurait initialement dû s’intituler « 4 VIDÉOS – Tragédie lycéenne ». Elle brille par son humanisme, sa lucidité et son espérance cachée sous la désillusion et malgré le titre. Elle vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, préfacée (avec un bout d’autobiographie énigmatique de l’auteur) par Lada KAŠTELAN, femme de théâtre croate, et traduite par le franco-croate Nicolas RALJEVIĆ. Quant à l’incipit, il est tiré, en anglais, d’une citation de l’immense John CASSAVETES.

« Ça brûle,

Mais ça passera.

Tout passe ».

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 12 février 2023

Olivier HERVÉ « Pédalées »

 


Si le vélocipède sous toutes les coutures vous donnent de l’urticaire, passez votre chemin ! En effet, dans ce livre il sera question de cyclisme, de biclou, de bicyclette, de petite reine. Et m’est avis que l’auteur est un spécialiste !

« Pédaler est un combat ». Olivier HERVÉ le démontre avec un grand talent littéraire tout au long de ces 230 pages. Retour attendrissant sur la jeunesse où l’auteur découvre les joies du vélo, se remémore ses premiers tours de pédale comme pour nous faire partager sa première madeleine proustienne. Un goût subtil dans le style, non pas celui du coureur arque bouté sur sa machine, mais bien celui de l’écrivain qui sait où il trempe sa plume : entre poésie, admiration, nostalgie et révolte, Olivier HERVÉ nous fait parcourir son amour immodéré pour le cyclisme, en spectateur mais aussi en acteur amateur aguerri.

Olivier HERVÉ est un jeune sportif dans les années 90, partagé entre rugby et cyclisme, mais ce dernier sera bien vite l’objet de son choix. Ici, loin de ne parler que de lui, l’auteur se plaît à nous faire découvrir une impressionnante palette des émotions liées à la petite reine. D’ailleurs dans la vie tout est histoire de roues : « landau, poussette, draisienne, trottinette, bicyclette, moto, voiture, canne, déambulateur, fauteuil roulant ».

Mais ce livre est aussi celui de l’Histoire : celle de la bicyclette mêlée à la Grande Boucle. Anecdotes au cordeau, sélectionnées avec choix. Ainsi ce Gino BARTALI (il ne gagnera le Tour de France que deux fois et à dix années d’intervalle, il aurait pu le remporter bien plus mais la seconde guerre mondiale était passée par là) qui faisait passer des documents secrets dans le cadre de son bicycle.

« Pédalées » est une petite « en-cyclopède-ie » : le Vel d’Hiv, dédié aux courses cyclistes, soudain transformé sinistrement en camp de transit en 1942. En moins tragique les sensations, émotions lors de l’effort, angoisses bien sûr, le tout servi dans une langue fouillée, entre poésie et documentaire cyclismo-littéraire.

Olivier HERVÉ n’oublie pas ses racines hongroises, ni ses premiers émois sur sa machine, à l’heure où il est de bon ton de jouer aux grands, d’entrer en un mimétisme grotesque avec les héros de son temps, les vainqueurs des principaux Tours, les chevaliers de souffrance. Et cette solitude sur le bitume brûlant ou détrempé, ces sensations de rupture, d’agonie, mais aussi de liberté. « J’ai l’envie sincère, je crois, de ne pas être repéré, d’enfiler une tenue d’anonyme. Alors je bouge, ni touché ni coulé, ombre de silence mue par une sourde culpabilité. C’est mon exode. Je vais là où je ne suis personne, là où je m’habite parfaitement. Le relief, avec ses creux et ses bosses, est ma patrie mouvante ».

L’auteur fait preuve d’un sacré coup de pédale pour nous intéresser à sa passion, par le biais du sport bien sûr, mais aussi de l’Histoire et du social dans un assemblage de philosophie cyclopédique. Ainsi surgit la figure de la célèbre Jeannie LONGO, l’occasion pour HERVÉ de rappeler le rapport homme/femme dans ce sport, de dénoncer les attitudes machistes sentant la testostérone, la femme conspuée. Et ces portraits de deux héroïnes oubliées : Alfonsina STRADA et Fiona KOLBINGER, « fantassins de l’impossible », splendides.

Puis vient l’ambiance des courses, les supplications d’exploits d’un public connaisseur mais exigeant. Alors le dopage, les abus, les obligations de faire sauter le chrono, de se surpasser, substances illicites à l’appui. Ceci aussi fait partie du Jeu. En parlant de jeu, l’auteur n’est pas avare en jeux d’écriture, s’amusant avec les mots, les tordant, les entremêlant, avant de replonger dans une certaine introspection, celle que lui permet les heures passées seul sur son vélo.

Olivier HERVÉ n’est pas là pour sprinter, aussi il flâne avec sa plume, aucun désir de résultat, c’est avec tranquillité, calme et sérénité qu’il déroule son texte, ne change pas de braquet, malgré les instants de déroute sur certains cols infranchissables aux noms légendaires. Ce livre hybride et bienvenu est sorti fin 2021 aux éditions Lunatique. Et même si vous n’êtes pas fan de cyclisme, vous pourriez bien vous laisser surprendre par le paysage, et ne pas freiner votre lecture. Un ouvrage dans lequel l’auteur tient fermement le guidon en sachant se mettre en danseuse aux bons moments.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 5 février 2023

Giulia CAMINITO « Un jour viendra »

 


Aux débuts du XXe siècle, dans le village montagneux de Serra de’Conti situé non loin de la ville d’Ancône à l’est de l’Italie au bord de la mer Adriatique, vit un jeune homme dans une famille peu aisée, Lupo Ceresa. Fils de boulanger, il sera l’un des héros de ce roman de la jeune autrice italienne Giulia CAMINITO. Lupo est fasciné par la figure de son grand-père Giuseppe, anarchiste pur et dur. Parallèlement nous suivons sœur Clara, religieuse au passé d’esclave quelque part au Soudan, retirée dans un couvent des montagnes italiennes.

Clara reçoit en son couvent la jeune Nella au passé mystérieux que nous allons découvrir tout au long de ce livre-épopée. Lupo ayant recueilli un loup qu’il a apprivoisé, s’engage dans les milieux révolutionnaires tout en protégeant son frère Nicola, fragile et peureux.

Ce roman d’une grande puissance fourmille de personnages forts et déterminés, tous ont un rôle à jouer, tous s’imbriquent afin de former une société. Les idéaux antinomiques – anarchistes d’un côté, religieuses folles de Dieu de l’autre – partagent pourtant des terrains d’entente, des valeurs communes. « Un jour viendra » n’est pas qu’un roman, c’est aussi une grande fresque familiale et historique qui parcourt plusieurs années d’une Italie en ébullition, entre les utopies libertaires, les velléités autoritaires et la recherche d’un absolu divin.

Surgit la première guerre mondiale et les dilemmes pour les hommes jeunes : pacifisme et résistance ou participation aux combats ? Revendiquer haut et fort ses convictions et ses appartenances politiques ou s’intégrer dans un système belliciste ? D’autant que cette guerre fait suite à la semaine rouge, mouvement de protestation né à Ancône en juin 1914 contre le militarisme d’État, pour ensuite se répandre dans toute l’Italie (notons que l’un des organisateurs alors socialiste révolutionnaire se nommait Benito MUSSOLINI…). D’un drame à l’autre, le pays et la famille Ceresa s’enfoncent dans le chaos avec l’arrivée de la grippe espagnole qui finit de mettre à genoux une population déjà meurtrie.

« Un jour viendra » est un livre ambitieux qui atteint pourtant sa cible avec brio : ces personnages sont fort bien construits, évolutifs, entre utopie et réalité, la période est judicieusement choisie car bouillonnante, instable et extraordinairement riche en réflexions. Giulia CAMINITO connaît les milieux anarchistes, est informée sur l’Histoire italienne et plus précisément celle de la région des Marches, elle en propose une version romanesque, dramatique, portant ses personnages avec une audace puissante et résolue.

La figure du légendaire révolutionnaire anarchiste Errico MALATESTA vient pimenter un récit pourtant déjà solide et foisonnant, elle est l’une de ces silhouettes restées en recul mais cimentant l’histoire par la cohérence de ses propos et son esprit contestataire et militant.

Un anarchiste refusant de participer à l’effort de guerre tire sur un colonel, il est emprisonné : « Les années suivantes on l’avait interné et déclaré fou, déséquilibré, dangereux, on l’avait transféré, enfermé, parce qu’il serait toujours plus facile de punir un fou que sanctionner un anarchiste, en faire un martyr ». Tout le travail de Giulia CAMINITO est dans cette phrase, un texte fort et militant, passionné devant les volontés des dirigeants de détourner l’action, celle de la révolte malgré la guerre, les revendications malgré la grippe espagnole décimant un peuple déjà affaibli. Certains, épuisés, désillusionnés, choisissent l’exil aux U.S.A., la nouvelle Terre Promise.

Mais ce récit est surtout teinté d’humanisme, humanisme pour les anarchistes combattants, humanisme pour les religieuses terrées dans leur bâtisse à l’abri du chaos ambiant. Dans ce roman vole un esprit de liberté tolérant et salutaire. Car oui, derrière l’Histoire tragique, personnelle comme internationale, c’est pourtant la faim de vivre et de lutter qui l’emporte. Solidarité est l’un des maîtres mots de ce livre fascinant et difficile à lâcher, les femmes et les hommes navigant dans un même bateau percé et pourtant bien déterminés à atteindre le port en vue. « Elle voulait faire comme les anarchistes, Giuseppe lui avait bien expliqué que le mariage était un bâillon, une contrainte, un pas vers la captivité ». Or, l’une des clés de ce récit est le mot Liberté, c’est elle que les protagonistes de cet immense roman recherchent contre vents et marées.

Ce livre de 2019 est la première immersion hors sol Etats-Unien pour les éditions Gallmeister. Le choix est judicieux, le résultat convaincant. S’il vous plaît, ne vous laissez pas influencer par la couverture initiale qui pourrait laisser penser à une sorte de roman léger sur fond de mandolines. Mieux : préférez-lui – comme moi pour illustrer la présente chronique - la version poche à l’esthétique bien plus proche de la teneur du texte. En 2022 est sorti, toujours chez Gallmeister, « L’eau du lac n’est jamais douce » de la même Giulia CAMINITO, inutile de vous dire que je vais me précipiter dessus.

« Continuer à résister, ne pas vous laisser corrompre, rester vigilants, rejoindre vos semblables, vous informer, vous mettre en colère, être là, la guerre finira… »

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)