dimanche 7 mai 2023

André MARKOWICZ « Partages 2015-1016 »

 


Depuis 2013, André MARKOWICZ utilise le réseau social Facebook comme un non-lieu d’expression directe et libre. Depuis 2013, il publie en moyenne une (longue) chronique tous les deux jours, rythme effréné et ahurissant. Depuis 2013 il fait partager ses passions, ses angoisses, ses coups de gueule, commente l’actualité, donne une part très importante à la Russie, lui qui y possède des racines profondes. Ici, ce sont ses chroniques publiées sur Facebook entre juillet 2015 et juillet 2016 qui sont au programme. Celles de 2013 puis 2014 étaient parues chez Inculte en deux volumes.

MARKOWICZ c’est le traducteur que l’on connaît, en particulier pour l’intégrale de la fiction de DOSTOÏEVSKI. Mais il n’a pas traduit que DOSTOÏEVSKI, loin de là, a même passé sa vie à traduire, principalement de la littérature russe. Dans ses chroniques, il explique son travail de manière pédagogique, disséquant sous nos yeux des poèmes (russes), les traduisant mot à mot, expliquant les nuances importantes entre langues russe et française, les sonorités, la musicalité de la poésie russe, parfois l’impossibilité de la traduire. Dissection méticuleuse, mais je vous rassure, aucun poème n’a été maltraité durant les sessions.

MARKOWICZ nous entretient sur la Russie, politiquement, historiquement, revient sur la dictature (toujours en cours) de POUTINE, expose brièvement quelques éléments autobiographiques (qu’il est difficile de séparer de la Russie). Dans ses derniers, son travail considérable depuis des décennies avec Françoise MORVAN (c’est d’ailleurs ensemble qu’ils ont fondé les éditions Mesures où ce livre est aujourd’hui publié). Retour sur les gros soucis de Françoise contre les nationalistes bretons depuis la parution de son livre « Le monde comme si », des intimidations aux menaces et autres interdictions. Et diffamation, avec cette page Wikipédia sur Françoise MORVAN montée de toutes pièces par ses propres ennemis, sur laquelle l’autrice ne peut même pas intervenir. Bienvenue dans le monde d’aujourd’hui !

Mais André MARKOWICZ, c’est aussi tout un monde du théâtre, dans ses traductions là aussi. Avec une rare passion il nous parle de son travail auprès des metteurs en scène, des comédiens de théâtre, et le tout est bien sûr contagieux. Avec MARKOWICZ théâtre et poésie ne sont jamais bien éloignés. Alors il explique, il analyse son travail, ses sources, son procédé. Et nous retrouvons celles et ceux que le traducteur a poursuivis toute son existence : POUCHKINE bien sûr, mais aussi MANDELSTAM, TSVÉTAÏEVA, BLOK, AKHMATOVA, PASTERNAK et tant d’autres. Une vraie galerie des glaces des lettres russes défile devant nous.

Durant la période des chroniques de MARKOWICZ publiées dans ce recueil, l’actualité française est marquée par les attentats islamistes. Alors là aussi, MARKOWICZ dissèque, analyse, se met en colère. Lui, fils d’une famille juive qui a souffert plus qu’à son tour des déportations et pogromes, il voit renaître le cauchemar. D’autres armes, parfois d’autres motivations, mais au bout du compte toujours la violence, la mort, la barbarie. D’ailleurs, ces chroniques sont aussi l’occasion pour l’auteur de tracer en quelque sorte une histoire du peuple juif en même temps que celle de sa propre famille, les deux pouvant se confondre.

Et puis les moments de grâce, l’humour bien entendu, mais aussi ces petites chroniques qui font sourire par leurs anecdotes, je pense à ce voyage en Chine où l’auteur, en plus de continuer à produire ses chroniques pour sa page au lieu de visiter l’immense pays où il a été invité, nous raconte la poésie de RIMBAUD telle qu’il faut l’expliquer aux chinois qui perçoivent la langue différemment, et donc ces « concours » de traductions pour ses élèves de quelques jours. C’est aussi ce que j’aime chez MARKOWICZ, cet homme décalé qui excelle dans un humour hybride entre britannique et juif.

Grâce à des QR-codes (par pitié ne m’en demandez pas trop sur ces nouvelles technologies, j’ai peur de ne pas être précisément au point), il est possible d’entendre les textes originaux de poèmes expliqués par André MARKOWICZ, un livre audio dans le livre papier en quelque sorte.

Mais ce partage de la passion s’interrompt brutalement, la dernière chronique du 15 juillet 2016, brève et atterrée, évoque les attentats de Nice, clôturant une année de billets divers, riches, dans lesquels il y a toujours quelque chose à glaner, c’est toute la magie de l’auteur : parvenir à nous intéresser à un sujet loin de nos appétences habituelles.  Ce beau bébé de 750 pages vient de sortir chez Mesures. Présentation et qualité du papier superbe, le temps passe vite dans ce bouquin-là.

« J’aime les livres qui sont comme des forêts. On s’y perd, on s’y sent perdu, dans un monde inconnu, et puis on s’y retrouve, on s’y fait des chemins, on y revient. Les livres qui ne racontent pas une histoire, mais, disons, plusieurs, ou peut-être pas d’histoire du tout, mais juste, là encore, des ombres d’histoire, des possibilités d’histoire, et des livres qui soient comme des images, justement « sans image », qu’on mette longtemps à lire… ».

http://mesures-editions.fr/

(Warren Bismuth)

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