dimanche 30 juillet 2023

Maya ANGELOU « Et pourtant je m’élève »

 

Destination l’outre-Atlantique ce mois-ci pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores avec ce thème : « Littérature afro-américaine ». Après s’être creusé les méninges pour apparaître quelque peu original, Des Livres Rances a sorti ce recueil de poésie de Maya ANGELOU et profite de ce moment pour remercier Moka pour ses superbes visuels accompagnant le challenge.

L’objet est lui-même magnifique : couverture pétillante et édition bilingue pour 32 poèmes d’orientations diverses. Maya ANGELOU (1928-2014) a touché un peu à tout en matière artistique au sein d’une vie de souffrances (violée dès 8 ans par le concubin de sa mère) et est créditée d’une œuvre écrite impressionnante. Ici nous nous arrêtons sur sa facette poétique.

Le recueil « Et pourtant je m’élève » de 1978 est un voyage au cœur des Etats-Unis, un long cri révolté contre l’injustice, une souffrance aiguë de l’amour inaccompli, avec des réflexions en instantané, comme écrites au moment où l’action se déroule. Vers libres, ils le sont en tous points. Maya ANGELOU n’hésite pas à se mettre dans la peau d’un homme, mais plus souvent il est vrai dans celles de femmes, noires et méprisées.

Sa poésie déborde de portraits de la rue, de toxicos en paumés croisés sur un trottoir, en des scénettes typiques de l’errance et de la misère du quotidien. Retour sur le passé personnel, déchirant, une empreinte tatouée profondément en forme de constat, mais aussi point de départ d’une grande force psychologique. La plume s’attarde en Arkansas (où la poétesse a vécu), dépeint la fraternité noire en des figures à la John FORD, marquées par la vie y compris physiquement, des « gueules » dont on se souvient. Dieu s’invite à table, il est en sorte omniprésent quoique discret dans cette poésie de la foi, de la croyance, de l’espérance dans le malheur.

« Il y a une profonde menace

dans l’Arkansas

De vieux crimes pendants comme la mousse

sur les peupliers.

La terre maussade

est bien trop

rouge pour le bien-être.

 

L’aube semble hésiter

et dans la seconde

perdre sa

visée incandescente, et

le crépuscule n’a pas plus d’ombres

que le midi.

Le passé est encore plus brillant.

 

Des vieilles haines et

des dentelles d’avant-guerre, sont déchirées

mais pas abandonnées.

Aujourd’hui doit encore advenir

dans l’Arkansas.

Il se tord de douleur. Il se tord de douleur dans d’atroces

vagues de menace ».

Mais ce qui frappe le plus dans ces vers où la ponctuation est pour le moins utilisée avec parcimonie, c’est leur rythme, leur musicalité. D’ailleurs il y est question de blues dans les chants de coton. Ces poèmes sonnent comme des gospels, des héritages des negro spirituals des esclaves noirs états-uniens, ils sont une plainte en même temps qu’un espoir, se déclament comme des chansons à la voix forte et puissante.

De par sa variété et sa brièveté, ce recueil est digne d’intérêt. Portées par la mélodie imaginée, les poèmes prennent vie sous nos yeux, sont des images musicales entêtantes et méritent que l’on s’y attarde. Recueil paru en 2022 chez Seghers, il peut être vu comme un double album de blues varié sans musique. Cette dernière, c’est à vous de l’inventer.

 (Warren Bismuth)



vendredi 28 juillet 2023

Sultan ULUTAŞ ALOPÉ « La langue de mon père »

 


Comédienne née à Istanbul en 1988 de père kurde et de mère turque, Sultan ULUTAŞ ALOPÉ évoque dans ce court texte de 2022 ses racines à la fois kurdes et turques tout en racontant son présent en France où elle habite depuis 4 ans. En France, elle désire apprendre enfin la langue de son père, le kurde, qui ne fut jamais parlé en famille, étant illégal en Turquie. Sultan suit des cours à Paris, quatre heures par semaine, peut-être pour créer une passerelle entre ses racines et son quotidien, pour mieux s’imprégner du passé et comprendre le présent, son présent.

Mais c’est la silhouette du père, à la fois absente et écrasante, qui s’invite dans ce récit poignant. Un père en forme de courant d’air. Elle se souvient : enfance marquée par une figure paternelle disparaissant, parfois de nombreux mois voire des années, puis surgissant à nouveau, reprenant une conversation stoppée longtemps auparavant, comme si rien ne s’était passé. L’autrice a choisi le mode du « Tu » pour s’adresser à son père. Si elle a opté pour le français dans cet exercice, c’est pour garder ses distances avec sa famille qui ne comprend pas cette langue, pour parvenir à s’exprimer en toute liberté, sans autocensure.

Apprendre la langue paternelle : « Je ne sais pas pourquoi mais je ressens que c’est le moment de le faire. Je me sens obligée. Pour parler avec mon père ? Pour le retrouver ? Pour pouvoir le comprendre mieux ? Pour savoir qui je suis ? Pour adopter quelques petits mots de cette langue ? Pour les gens qui ont dû oublier leur langue maternelle ? Pour assumer que j’ai été – pas par la haine mais la honte – une petite raciste ? ». Peut-être aussi pour envisager un avenir moins cloisonné, ou pour exorciser ce passé lourd de conséquences.

Texte en partie écrit au présent, il fouille les souvenirs douloureux, les longues et nombreuses absences du père devenues tragiquement banales, sans explications. La scolarité en Turquie avec les intimidations, les violences envers les kurdes. Et ce père, toujours, dont elle se demande parfois s’il est encore vivant. Il l’est. Elle lui a parlé au téléphone récemment. Il habite au Kazakhstan. Il parle russe désormais. Il l’aime, mais pas comme il aurait dû, lui ce joueur invétéré, qui s’est ruiné au jeu, qui a bu tant et plus, qui a faire preuve de violence verbale, physique.

Résurgence des souvenirs scolaires : « En tant qu’enfants kurdes qui grandissent dans une région nationaliste turque, nous comprenons vite qu’il faut se camoufler comme des caméléons. Ma petite sœur, par exemple, le comprend en perdant sa meilleure amie parce que ses parents ont appris que notre père est kurde. Moi, je n’ai pas envie de rester toute seule pendant toute ma vie. Donc je me tais ». On voit que le père est omniprésent, comme une obsession dont on ne peut se détacher. Il repart, peut-être définitivement. Alors la mère, jusque là effacée, prend la parole, désigne sa fille Sultan : « Tu es l’homme de la maison, maintenant. C’est toi qui vas nous protéger ». Sultan a alors 18 ans.

Récit de vie tragique en même temps qu’empli d’espoir, « La langue de mon père » est un témoignage bouleversant d’une jeune fille qui, malgré le ressac, n’a jamais désespéré, et s’apprête à remonter le fil du temps pour étudier cette langue jadis prohibée. Sultan ULUTAŞ ALOPÉ prévient en introduction du texte : « Ce texte est le monologue d’une personne ayant appris le français récemment. C’est un français qui n’est pas tout à fait français, un français ‘étranger’, une langue à l’image du personnage, étrangère elle aussi. Cette langue se découvre et s’apprécie par ses imperfections ». Pourtant, ces imperfections sont rares dans ce monologue empreint d’une grande poésie. Le texte fut joué pour la première fois sur scène en 2022 à Lyon. Depuis, il fait son petit bonhomme de chemin. Il vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant grâce au Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient, avec le soutien de Sens Interdits, il est bouleversant.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

mercredi 26 juillet 2023

Yannis MAKRIDAKIS « La première veine »

 


Ce bref roman fut écrit en 2011, ici il est traduit du grec par Clara VILLAIN. Deux narrateurs se succèdent, un homme et une femme, elle en italiques, durant la même période, les années 1960. Lui est marin, son père est mort noyé en 1945, il a découvert la mer à 17 ans, en 1961. Elle on l’appelle Sissi, sa mère est morte en couches puis son père fut tué par les communistes en 1944 en pleine guerre mondiale. Elle fut élevée par sa tante.

Ce texte est pour le moins brutal dans les descriptions et les anecdotes : « À l’époque, ici on parle de 1961, les filles des villages, ils les descendaient toutes dans les ports et leurs pères les vendaient dans les bars ». Ainsi le narrateur rencontre des prostituées à chaque escale, dans chaque bar portuaire, certaines s’accrochent à lui par espoir d’une vie meilleure. Le narrateur, souvent en mer, découvre de nombreux pays pour lesquels il rapporte des souvenirs peu glorieux, plus rarement majestueux mais jamais gratuits. Ainsi au Pérou « Il a dit, capitaine, on stoppe les machines pour laisser passer les oiseaux. Les mouettes. Des milliers et des milliers d’oiseaux, un nuage ; on a arrêté le bateau et ils sont passés devant nous. Des millions ; le ciel avait disparu. Ça a duré dix minutes. Et là, le pilote nous a expliqué que pour le gouvernement, ça rapportait gros, les oiseaux. Ils allaient au large du port de Callao, sur des petites îles, et là-bas il y avait des prisonniers qui balayaient les fientes, tous les jours, ils les rassemblaient et les chargeaient sur des bateaux, ça partait en Europe, pour servir d’engrais ».

Cependant, le roman n’est pas à proprement parler un texte politique, même si bien sûr quelques évocations viennent l’approfondir. La narratrice est une ancienne prostituée qui a raccroché, elle s’était accommodée de son métier, recevant même des religieux, tout en refusant systématiquement toutes sortes de vices. Souvent fiancée, elle a toujours refusé le mariage, nous saurons pourquoi à la fin, alors que le narrateur est un homme marié. Sissi a vu dans sa carrière de nombreux pères amenant leur propre fils afin qu’ils se fassent dépuceler.

Les narrateurs ont vécu leur existence de manière pas toujours morale. Bien sûr, ils existe un lien entre eux, mais pas du tout comme l’on pourrait s’y attendre. Ceci aussi, nous l’apprendrons en fin de roman. Ils sont comme en train de se confier en direct à leur lectorat, le prenant à témoin, le tutoyant, lui le marin dans un tour du monde effréné des bordels, elle dans une vie de pute courageuse, honnête et anarchiste, tous deux dans un environnement sans foi ni loi.

Autre chose relie les deux protagonistes : lui a navigué partout dans le monde, connu de nombreux pays, elle se les est imaginés en pensée tandis qu’elle se faisait besogner. Le langage de ce roman est particulièrement cru et tout en oralité. Il montre que dans une vie tout est possible, même le plus indicible, comme pour expliquer que dans un pays à feu et à sang (en 1960, la Grèce est entre deux dictatures et le pays est instable et devient une vraie poudrière) la vie est à l’avenant. C’est à coup sûr sa force : raconter presque naturellement des horreurs du quotidien, les abus des hommes, la soumission de la femme, la condition des prostituées. La fin est réservée à la vie actuelle des deux narrateurs.

Ce roman de moins de 100 pages, paru en 2021 dans la magistrale collection grecque de chez Cambourakis, sent la pisse, la bière éventée, l’amour en berne, l’aspect vulgaire de la vie. Il peut être rangé aux côtés du roman de 1954 « Le quart » de Nikos KAVVADIAS pour le témoignage du narrateur marin. Quant au tout, il n’est pas sans rappeler dans son atmosphère puante de foutre le « Toi au moins, tu es mort avant » de Chrònis MÌSSIOS. Un exercice stylistique qui peut déranger mais qui colle parfaitement à l’univers général du roman.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 23 juillet 2023

Laurent MAINDON « Terre Ciel Enfer »

 


Ce volume est le premier d’une saga en cours, celle de la famille Müller. Août 1961, Berlin. Premières pierres du futur Mur. Parallèlement, naissance d’Hans dans la famille Müller, comme un symbole. Le mur s’érige comme une improvisation générale, une frontière visible entre Allemagne et l’ouest et Allemagne de l’est, pour séparer deux territoires antagonistes dans leur politique, un pays déchiré. Au milieu, des familles. Qui ne comprennent pas tout de suite. Cetaines vivent à l’est du rideau, d’autres à l’ouest. Jusqu’ici il fut aisé de se rendre visite. Avec ce mur dressé, c’est toute une population qui doit réapprendre à vivre, avec de nouvelles règles. Les velléités de passer à l’ouest sont nombreuses au sein des habitants. Aussi il fallait trouver coûte que coûte une solution pour les en empêcher, ce sera ce mur.

Pour l’est de l’Allemagne, il devenait urgent de construire cette frontière. « La RDA ne peut se passer de son élite. Chirurgiens, universitaires, ingénieurs fuient en nombre le pays depuis trop de mois, réduisant à néant toute tentative durable de redressement du pays ». Les résidants sont pris de court et improvisent devant cette nouvelle barrière, alors que le pays est en pleine reconstruction suite aux plaies de la deuxième guerre mondiale.

Dans « Ciel Terre Enfer », un titre tout droit sorti du sol, celui que l’on s’attribue, celui sur lequel on trace à la craie les frontières de la marelle, ce jeu alors prisé par les enfants, ce sont deux familles qui s’affrontent malgré leurs liens intrinsèques indéfectibles. Quant au décor, c’est l’Allemagne des années 60, les Allemagnes plutôt. D’un côté la fidélité au communisme, de l’autre la foi en une société capitaliste toute puissante. Au centre, le mur. Et de chaque côté de celui-ci, des façons de vivre différentes, des modes de consommation aussi.

Dans cet univers chamboulé, Laurent MAINDON a choisi de suivre la famille Müller, avec ses séquelles, ses cicatrices. Le petit dernier vient de naître, c’est sa date anniversaire qui va rythmer le récit jusqu’en 1970, il a alors 9 ans. Son père Manfred, partisan d’un monde libéral et capitaliste, s’enivre et semble ne pas pouvoir assumer son rôle de chef de famille, tandis que sa femme Christa tombe peu à peu dans la dépression, sa famille à elle, communiste de souche, s’éloignant des excès, y compris verbaux, de Manfred. Eva, qui grandit jusqu’à devenir adolescente, la grande sœur de Hans prend son rôle à cœur et prend soin de son frère. En fond, la société allemande, déchirée, corrompue. « Survivre n’a jamais été une affaire d’honnêteté ». Tapis bien en retrait, les secrets de la deuxième guerre mondiale, les camps…

Des scènes fortes viennent donner vie à ce récit, notamment celle du petit Hans franchissant une frontière de barbelés en l’absence de miradors, encouragé par Eva. « Terre Ciel Enfer » est une traversée dans le Berlin des prémisses du mur, dans une ville où le lien entre communisme et capitalisme est consommé, entraînant une exacerbation des sentiments et des passions pour un régime politique. C’est aussi le début d’une consommation sociétale sans limites : « Un jour viendra où l’homme étouffera sous sa vanité technologique et se suicidera à son insu ».

Ce premier tome se clôt sur un drame profond, en même temps que sur l’ouverture de la frontière entre est et ouest à Berlin, une première depuis l’érection du mur en 1961, nous sommes alors à la Pâques de 1972. Tous les espoirs sont peut-être à nouveau permis…

Ce premier volet est une belle réussite, l’auteur réussissant à nous tenir en haleine de bout en bout par la crédibilité de ses personnages, mais aussi grâce au contexte tout à fait singulier : une ville coupée en deux. Littéralement, concrètement. Ce tome vient de paraître aux éditions Le ver à Soie, il possède tous les ingrédients d’une série qui s’apprécie, entre ses protagonistes représentant la société Allemande, les secrets des aïeuls, un moment historique fort et des décors qui jouent un rôle actif, sans oublier une intrigue solide. Je n’oublie ce très bel esthétisme de l’objet grâce à son éditrice qui y met un soin particulier. La famille Müller n’a pas fini de faire parler d’elle.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 19 juillet 2023

Roger ASSAF « La porte de Fatima »

 


La présente pièce est brève. L’action se déroule près de la porte de Fatima. Plusieurs personnages échangent sur la guerre, sur Israël qui bombarde le Liban. Mais où se situe donc cette porte de Fatima. Avant même que les personnages entrent en scène, l’auteur de cette pièce de 2006 explique : « La ‘Porte de Fatima’ est un ancien passage de la frontière entre le Liban et Israël, aujourd’hui infranchissable. […] Le passage est fermé depuis le retrait israélien du Liban en mai 2000 ».

Zeinab est la fille de Fatima qui la vénère, elle va se marier. Mais alors que se déroule la cérémonie, un bombardement frappe, en simultané. Dialogue sur l’état du Liban, pays en ruines qui paraît en guerre depuis des décennies, avec sans cesse de nouveaux ennemis qui frappent, à cette période c’est Israël. Les personnages dénoncent la non-intervention de l’Occident qui fait le jeu d’Israël tandis qu’un acteur-présentateur, sorte d’invité surprise dans les scènes, informe sur les derniers événements en cours et analyse les réflexions des protagonistes.

Dans ce chaos, le texte, principalement en français (car ici traduit par l’auteur lui-même, qui l’a écrit originellement en arabe libanais) est à de rares reprises rédigé en arabe (sur scène, un écran géant retranscrit les propos) ou en anglais. Pour une si courte pièce, les intervenants sont toutefois nombreux, apparaissant parfois pour une ou deux répliques avant de quitter la scène, alors que le fond se concentre sur les civils qui depuis longtemps paient le prix fort. À ce propos, de nombreux exemples du quotidien sont donnés, les dégâts collatéraux sont considérables et les négociations s’embourbent et semblent impossibles. L’état de pollution du pays est aussi mis en avant : les bombes entraînent un désastre écologique, sur terre comme sur mer.

Cette pièce paraît par certains aspects se créer en direct, sur scène, comme pour ajouter à la confusion au sein du pays. Les acteurs et actrices discutent, remettant en question des dialogues ou des postures imposés par le metteur en scène, tandis que deux actrices s’affrontent, l’une israélienne, l’autre libanaise, sur la politique israélienne et ses conséquences au Liban. « Un rêve qui meurt. C’est terrible ».

Puis vient un texte fragmenté, présenté comme plusieurs lettres de l’auteur à son public, écrites elles aussi en 2006, elles sont une analyse à chaud. C’est « Nous allons bien ». Roger ASSAF égrène avec détermination la situation au Liban, pointe la responsabilité de l’armée française, mais aussi celles des Etats-Unis et de l’O.N.U. Il précise qu’Israël utilise des bombes prohibées sans que l’occident ne semble s’en offusquer. De nombreux enfants meurent chaque jour dans un silence international assourdissant. Et lorsqu’en France par exemple, TF1 décide de couvrir le conflit, c’est pour glorifier Israël, pourtant assaillant.

Mais Roger ASSAF n’est pas désespéré pour autant, tout au plus sonné. Son texte est empli d’espérance, n’est jamais défaitiste malgré le bilan extraordinairement lourd. L’auteur prend bien soin de ne surtout pas confondre sionisme et sémitisme, car il sait que des juifs sont contre cette guerre, qu’ils manifestent contre leur propre pays, alors que le terrorisme se développe. Ce texte est un accablant dossier à charge contre l’État d’Israël et ses soutiens plus ou moins revendiqués. Il n’est pas toujours aisé de bien trouver ses repères dans les tragédies énoncés car, en tant qu’occidentaux, nous ne sommes pas souvent informés, ou mal. Mais nous retenons de cet exercice que la paix est possible.

Bien que vivant en France, Roger ASSAF est né au Liban. Aussi il maîtrise parfaitement son sujet : les guerres au Liban et l’état déplorable du pays, ainsi que l’écho qui en est fait en France. La pièce vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, à noter que le texte est paru grâce à une campagne de mécénat. La préface de Jean-Claude FALL est, à l’image du livre, d’une grande rage qui préfigure ce qui suit.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 16 juillet 2023

Panaït ISTRATI « Pour avoir aimé la terre »

 


Ce bouquin de 60 pages, plus petit encore qu’un livre de poche, s’emporte partout, y compris dans une poche-revolver. Deux textes de Panaït ISTRATI sont à l’honneur : « Pour avoir aimé la terre » de 1930, paru le 20 février de cette année-là dans Les Nouvelles Littéraires, et « Autobiographie », publié dans Europe le 15 avril 1923.

Le premier est sous-titré « Réflexions en marge de mon refoulement d’Egypte », car le gars Panaït a en effet été expulsé de pas mal de pays durant sa tumultueuse vie vagabonde de traîne-misère sublime. Dans ce texte bref, tout en rendant un hommage fort appuyé à ses frères les humbles, les sans-grade, il règle quelques comptes avec la société, notamment celle des arts : « Aussi, amour et haine, inhumainement accouplés dans mon trop jeune cœur, me firent-ils faire une maladie, à force de n’y rien comprendre. Puis j’ai compris. Mais si je commence à vous expliquer cela, vous direz que je suis un homme désagréable. On devient, paraît-il, désagréable, dès qu’on trempe sa plume dans le sang de sa révolte. Pour être sublime, l’art exige la lâcheté et l’égoïsme irréprochables, ou, tout au moins, demande-t-il à l’artiste de ne considérer la souffrance humaine que comme une matière à inspiration objective ». J’en vois certains qui pourraient y prendre de la graine…

Ce texte virulent est pourtant une révérence à la littérature, se fait fraternel en lançant cet appel à « La pensée généreuse » qu’ISTRATI défendit toute sa vie, lui qui crût à la bonté innée de l’humain, pervertie par la cruauté inculquée par d’autres. Puis lui revient l’image de sa propre mère, soumise au monde, et en conséquence défaitiste car privée de révolte.

L’image forte ressortant de ce splendide pamphlet est, une fois de plus chez ISTRATI, celle de la Liberté « Car le seul bien terrestre à l’existence duquel il faut savoir tout sacrifier : argent, gloire, santé, vie. Et même sa propre liberté. Car, phénomène curieux : quoique étant le bien le plus élémentaire, le plus simple, le plus naturel de tous ceux dont nous pouvons jouir sur la terre, la liberté en est le seul pour la conquête et la conservation duquel nous devons à tout instant être prêts à mourir où nous faire emprisonner ». Car chez ISTRATI, comme chez son ami Nikos KAZANTZAKI, la liberté n’a pas de prix.

Revenu d’Union Soviétique où l’amertume fut totale et les illusions évaporées, ISTRATI dénonce le système de l’U.R.S.S. (osant l’un des premiers parler de fascisme russe, ce qui lui en cuira), en profite pour condamner en seulement quelques mots bien trouvés l’attitude d’un écrivain comme GORKI envers le pouvoir, tout en attaquant frontalement toutes les dictatures. « Hommes qui aimez la terre, il ne vous reste plus qu’à vous faire enterrer vivants ! ». Contre toute attente, en fin de texte ISTRATI demande, implore presque, la nationalité française.

« Autobiographie » est un exercice de quelques pages sur le parcours de l’homme ISTRATI avant qu’il devienne écrivain, quelques souvenirs posés sur une jeunesse errante et chaotique qui ne nous le rend que plus proche et plus humain. Ce petit livre à découvrir est paru en 2015 aux éditions La part commune.

https://www.lapartcommune.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 12 juillet 2023

Yves ÉLIE « La vallée de l’abeille noire »

 


Je découvre la collection Mondes Sauvages de chez Actes sud. Et c’est une révélation. Un choc. Je me souviens de mon enthousiasme lors de ma première expérience avec la collection « Nature Writing » de chez Gallmeister, un moment déclencheur de toute une suite. C’est un peu ce que j’ai ressenti ici, et pour les mêmes raisons. La collection est ancrée sur la nature et le rapport humain qui en découle. Le fond est certes plus scientifique que chez Nature Writing, mais le tout nous replace au centre de la nature, faisant de nous non plus des dominants mais de simples participants, humbles.

Ce dépoussiérage s’est opéré avec ce documentaire sur des abeilles noires au fin fond des Cévennes. Mais tout d’abord un peu d’Histoire, l’ancienne, celle de l’ère glaciaire, un exposé sur l’adaptation obligée des abeilles aux bouleversements du climat depuis la nuit des temps. Puis focalisation sur la ruche-tronc, son organisation à l’intérieur, la vie de cette communauté d’insectes.

Yves ÉLIE est un sacré spécialiste des abeilles, il a d’ailleurs réalisé quelques films documentaires et créé l’association L’arbre aux abeilles. J’avais peur d’être perdu dans ses explications scientifiques. Mais non, l’auteur reste dans une démarche pédagogique, technique certes, mais toujours accessible pour les novices. Et c’est passionnant. Car le discours est ample, il ne s’arrête pas à la ruche à un moment T, il part de loin, contextualise, pour mieux se recentrer sur les ruches-troncs cévenoles et leur fabrication de miel.

Toutes les étapes de la vie d’une abeille sont retracées : « Cette attraction florale exercée sur les abeilles, ce parfum de la ruche dit aussi la force surréaliste des butineuses minuscules, capables de transporter en vol des charges de nectar ou de pollen équivalentes à la moitié de leur propre poids depuis des fleurs éloignées parfois de 5 à 6 kilomètres de leur colonie, et ce malgré le vent qui souffle en sens contraire et les malmène d’un côté ou de l’autre ».

L’abeille comporte de nombreuses espèces, certaines plus robustes que d’autres, plus pures, moins « arrangées » par l’homme. Parmi elles, l’abeille noire, l’héroïne du présent livre. Certaines abeilles disparaissent par pollution génétique. Présentation des actrices de la ruche. Et l’occasion de faire la rencontre avec l’abeille citerne, celle qui amène l’eau, en un ballet gracieux. On ne cesse d’en apprendre de belles tout au long du récit. « Les abeilles n’existent pas individuellement. Une abeille isolée de sa colonie meurt rapidement, même en présence de nourriture, d’eau et d’une température idéale. Les abeilles ne sont pas un individu comme nous l’imaginons, nous êtres humains. Chez elles, l’être n’est pas l’abeille mais la population ».

Les ruches peuvent être squattées, que ce soit par des fourmis ou de mystérieux scarabées. Ou d’autres encore. Et que se passe-t-il l’hiver dans la communauté ? Comment les abeilles s’organisent ? Vous le saurez en lisant cet essai qui s’attarde aussi sur les conséquences du travail de l’abeille, dressant notamment un historique de l’hydromel. Puis revient sur les résultats catastrophiques de l’activité humaine sur celle des abeilles. « Quel que soit le choix que nous opérons, force est de constater qu’en Europe, les processus de fabrication de la nourriture de masse, notamment les monocultures, ont dégradé les ressources vitales des pollinisateurs sauvages. La malbouffe humaine induit la malbouffe des pollinisateurs ».

Tout au long du texte, on apprend, on s’arrête, on réfléchit ; Sur l’importation de l’abeille caucasienne par exemple, sur la présence du frelon asiatique, sur le fait que jadis, l’abeille fut classée comme animal domestique, ou encore sur la nécessité de militer pour un avenir meilleur pour les abeilles, qui se répercutera de manière positive sur notre propre avenir.

Non seulement ce récit est abordable, mais il est salutaire, car empli d’espoir. Malgré tout. L’auteur convoque Noé et son arche avant de faire place à la postface signée Lionel GARNERY, spécialiste de la génétique de l’abeille. En toute fin de volume : La déclaration universelle des droits de l’abeille.

Ce livre de près de 200 pages est aussi un travail de conscientisation du public. Yves ÉLIE explique la nécessité de se réunir en associations, en groupes afin d’obtenir plus de poids sur la scène locale comme nationale pour protéger la nature sauvage, et l’abeille noire en particulier. Les diffamations sont nombreuses, mais il faut continuer, c’est pour la nature que le combat se doit d’être livré. Le texte est balisé par des illustrations magnifiques de Camille LAURENT. À noter que la collection Mondes Sauvages est soutenue par l’association indépendante ASPAS (Association pour la Protection des Animaux Sauvages) qui fournit un travail de protection d’envergure sur le terrain. C’est par le biais de cette association que j’ai décidé d’ouvrir enfin un livre de Mondes Sauvages, grand bien m’en a pris, une sorte de cycle étant d’ores et déjà en cours dans mes lectures. « La vallée de l’abeille noire » est paru en 2021. Vous l’aurez compris, il n’est pas nécessaire de posséder de connaissances en la matière pour lire ce documentaire palpitant.

 (Warren Bismuth)

dimanche 9 juillet 2023

Iàkovos KAMBANÈLLIS « Personnages pour violon et orchestre »

 


Quatre pièces en une qui se répondent, sont complémentaires. Pour chacune le même sujet : la Grèce, celle de la dictature des Colonels entre 1967 et 1974. Quatre pièces brèves en un acte, qui forment un tout, la société grecque de son temps, écrites deux ans après la fin de la junte, c’est-à-dire en partie encore dans « leur jus ».

« L’homme fidèle » dépeint un citoyen grec effrayé par la possible venue au pouvoir des communistes marxistes-léninistes, l’action se déroulant au milieu des années 1960, soit avant le coup d’État. Puis dans « La femme et l’égaré », une femme communiste reçoit la visite de la police ayant pour ordre d’arrêter son fils. Avec une grande politesse, elle va leur déverser un mépris à peine feutré, résister en tant qu’individu.

La troisième pièce « Panégyrique » est un long monologue halluciné d’une Grèce devenue paranoïaque. La pièce en quatre actes et quatre histoires se referme sur « L’homme encadré » représentant des hommes n’assumant pas leur soutien à la dictature après son effondrement, aimant à rappeler que jadis ils furent même en partie communistes. On n’est jamais trop prudent.

« Personnages pour violon et orchestre », ce sont ces quatre pièces se déroulant dans un ordre chronologique et balayant toute la période de la dictature des Colonels, de son avènement à sa chute. De la petite à la grande Histoire, c’est par le biais d’anonymes que l’auteur nous fait traverser une tragédie nationale. KAMBANÈLLIS disait ne pas être politisé dans ses écrits, être à côté de la politique. À voir. Car ces quatre scénettes paraissent imprégnées de politique jusqu’à leur structure même. Elles présentent tour à tour des personnages aux forts idéaux politiques, souvent adversaires les uns des autres, et surtout uniquement dépeints par leur vision politique et sociale de la Grèce. Qu’ils soient sympathisants fascistes ou communistes, tous vibrent dans une conviction politique très ancrée.

Ces quatre histoires sont à coup sûr une radiographie d’une société grecque en pleine crise, elles sont empreintes de violence, de paranoïa, de lâcheté et de défiance, où le quotidien semble guidé par les changements au sein du pouvoir : « J’ai fait un rêve en commençant cette maison, seulement voilà… La dictature serait tombée six mois plus tard, six mois, pas plus, je montais le deuxième étage, j’aménageais le sous-sol et il serait déjà loué. Je ne préférais pas la dictature, non, je n’ai pas dit ça… mais… sept ans ou sept ans et demi, quelle différence… Et il faut le reconnaître, avec la démocratie on a une instabilité qui… enfin une instabilité ! ».

Iàkovos KAMBANÈLLIS est une figure majeure de la littérature grecque du XXe siècle, pourtant ses pièces de théâtre sont peu connues en France. Les éditions L’Espace d’un Instant nous permettent aujourd’hui de les redécouvrir puisque, déjà l’an dernier, elles avaient publié « la cour des miracles ». Ici la préface est assurée par Pètros MÀRKARIS, la traduction par Hélène ZERVAS, et le tout vient de paraître. C’est tout un pan de l’Histoire grecque récente qui est ici analysé. Sans oublier la couverture, un véritable ravissement.

« Le noyé se raccroche à ses cheveux ».

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

mercredi 5 juillet 2023

Sébastien CAGNOLI « Espars »

 


Avant toute chose, attardons-nous sur l’objet, son format. Pas très banal : long et épais, un peu de la dimension d’une BD moderne, très lourd. Et d’emblée nous voilà frappés par la couverture, cette illustration de Elza LACOTTE invitant au voyage. Mystérieux ce sous-titre de « Poème épique ». Ouvrons l’ouvrage…

Là encore nous sommes saisis : toujours par les dessins aux couleurs vives de Elza LACOTTE, saisis aussi par la police de caractères de ce poème, grosse, aisément lisible, y compris par des personnes à déficience visuelle. Oui, un peu comme les « Gros caractères » de nos bibliothèques.

« Espars » est un voyage maritime, ancien, il est fait de ces siècles disparus où des frégates voguaient sur mers, cales emplies de prisonniers, où chaque traversée était une bataille. Contre les vents mais aussi contre les vaisseaux ennemis, toujours prêts à en découdre. Il fallait se battre, vague après vague, pour rester en vie, boucler le voyage. Grâce à Sébastien CAGNOLI, on imagine le capitaine du navire, celui qu’il a décidé de mettre en exergue pour guider et le bateau et son lectorat. Vaisseau de 200 hommes, 32 canons. Vogue la galère !

Le capitaine prend la parole, en italiques, et en vieux français. Discours moyen-âgeux comme pour mieux replacer l’action dans le contexte, les références sont nombreuses et viennent des siècles anciens. Et puis, comme s’il fallait connaître sur le bout des doigts le contenant, Sébastien CAGNOLI prend son temps pour disséquer ses navires, les passer au rayon X, nous les montrer pièce après pièce, dans un vocabulaire technique, sans jamais oublier la persistance des vers libres, ni les légendes :

« Ils tombèrent sous les tirs

ou sous

les feux fatals d’un orage

ou encore

fauchés par une épidémie

on a vu des navires

privés de tout équipage

dérivant

les matelots ayant péri

tous les matelots

et leur fantomatique chef

au gré des courants au gré des vents

croisant la route

de nos

frégates

et sachez qu’il se peut encore

après des mois de dérive

après des années sans pilotage

sachez

qu’on peut

encore apercevoir à bord

ou alentour

les esprits errants des malheureux

les âmes des marins amoindris

apparaissant disparaissant

parfois peut-être sous les traits d’un

poisson ».

On se laisse guider et dériver. Car le texte, s’il est toujours léché, jouant avec les mots et les sonorités, peut se faire brumeux, mais paradoxalement il nous embarque avec lui, ne nous laisse jamais à quai. Et régulièrement, ces illustrations, sublimes, colorées, maritimes elles aussi, témoins de la période évoquée. C’est un tout, une totale complémentarité entre texte et dessins.

Il y a le fond et la forme : la volonté de retracer une épopée maritime tout en y faisant s’amuser les mots, les syllabes et les sonorités, mais ne jamais perdre de vue la terre à l’horizon tout en évitant les écueils et les drames car :

 

« Notre tâche est de nous rendre

au port d’outre-mer

non

d’user les boulets ».

Ces drames pourtant surviennent :

« Les

décédés on les enroule

dans

un drap de voile hop à la mer ».

280 pages de péripéties maritimes, de tragédies, de combats, de joies, de pétillement de la rétine devant la beauté du monde, pétillement démultiplié par les illustrations accompagnant notre lecture comme un jalon. 280 pages où nous voyageons sur les mers et dans le temps, témoins par exemple d’un combat de 1787. Livre puissant et d’un esthétisme à couper le souffle qui vient de paraître aux éditions Le Ver à Soie, jamais à cours d’inspiration. Ce poème a par ailleurs remporté le Prix Méditerranée « Poésie » 2023.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 2 juillet 2023

Erri DE LUCA « Itinéraires – Œuvres choisies »

 


Depuis plusieurs décennies, Erri DE LUCA, ancien ouvrier et toujours militant de causes nobles, écrit, conte, raconte. Il est un géant du paysage littéraire mondial. Ici la collection Quarto Gallimard lui rend hommage de la plus belle des manières, en publiant une sélection de ses œuvres sur plus de 1000 pages, dont certaines sont toujours inédites en France. Toutes les traductions d’Erri DE LUCA ont été signées Danièle VALIN, c’est également le cas ici. Nous nous attarderons plus précisément sur les textes inédits, il sont LE cadeau de cette édition soignée.

En préambule et comme à l’accoutumée dans cette collection, une biographie agrémentée de nombreuses photographies (elles sont ici plus de 60) souvent privées. L’originalité de cette biographie est qu’elle n’est vue que par le truchement d’écrits de l’auteur, ce qui lui donne une relative intimité.

Parmi les textes inédits, nous découvrons « Morsure de nouvelle lune », une pièce de théâtre de 2005 qui raconte un bombardement sur Naples en 1943, et ce personnage surprenant, un bègue possédant un canari le prévenant des attaques aériennes. Il est aussi question de l’arrestation de MUSSOLINI alors qu’un général pro-allemand se joint à la révolte du peuple contre les nazis. Ce texte politique, drôle, alliant magistralement tragique et légèreté fut initialement écrit en napolitain.

« Napolide » de 2006 est une suite de textes courts rendant hommage à Naples, la ville natale d’Erri DE LUCA, par ailleurs atteignant la plus forte densité d’êtres en Europe. Pourquoi ce titre ? Le pas encore auteur a quitté Naples en 1968 alors qu’il n’avait que 18 ans. Comme un apatride, mais de sa ville pourtant aimée, il s’est donc considéré comme « napolide ». Dans ces textes, il parle de théâtre, du Vésuve bien sûr, ce gardien du peuple. Ses textes dépeignent la rue par l’intermédiaire du football ou encore de la pêche, un DE LUCA tendre, pas nostalgique mais en tout cas marqué par son enfance. Dans ces lignes, on peut avoir le sentiment de lire un Albert CAMUS italien loin des siens, de par les images fortes et les réflexions profondes.

« La double vie des nombres » de 2012 est une autre pièce de théâtre. Un 31 décembre, un frère et une sœur, lui écrivain de théâtre. Des explosions se font entendre. « Nous ne ferons pas de fête, nous passerons la soirée à bavarder jusqu’à minuit. C’est la ville qui fait la fête. Elle restera de l’autre côté de la fenêtre ». Dans un deuxième tableau, les protagonistes se parlent à distance alors que dans la troisième, à nouveau réunis, les spectres de leur père et mère défunts apparaissent sur scène, faisant revivre les tombolas de Saint Sylvestre en Italie, l’occasion pour l’auteur de déterrer ses propres souvenirs, ajoutant un humour de petit enfant émerveillé.

« Le tort du soldat », s’il est un texte très connu de l’auteur, d’abord paru en nouvelle, puis tout récemment en version réécrite dans le recueil « Grandeur nature » (que je n’ai pas pu m’empêcher de vous présenter), il se mue ici en pièce de théâtre inédite de 2021. Une fille et son père, lui ancien nazi non repenti, elle honteuse de cette filiation. Entre les deux, David (en fait un double de DE LUCA), témoin de leurs échanges, qui intervient quand il le juge propice. Un texte d’une grande force. Je pense qu’il serait instructif de comparer les trois versions, peut-être de les regrouper un jour dans un même volume.

Le dernier texte inédit est une courte chronique de 1999 à propos de la guerre en ex-Yougoslavie, dans un Belgrade méconnaissable que DE LUCA a arpenté au plus fort de la guerre.

Les autres textes de ce copieux volume sont connus du lectorat : les romans « Pas ici, pas maintenant », « Trois chevaux », « Montedidio », « Le poids du papillon », « La nature exposée », « Le tour de l’oie », les recueils de nouvelles « Acide, arc-en-ciel » (incluant le recueil « Les coups des sens »), « Le contraire de un », « Le chanteur muet des rues » (bref recueil qui m’était inconnu à ce jour), ainsi que la pièce de théâtre « Le dernier voyage de Sindbad » et l’essai « La parole contraire ». De quoi s’occuper largement tout en apprenant, et en étant accessoirement hypnotisé par le style de l’auteur, propre et concis. Je ne vais pas une fois de plus épiloguer sur mon admiration pour DE LUCA, je vous invite tout simplement à vous ruer sur cet imposant recueil qui, par son choix de texte et ses inédits, est une pièce non négligeable dans l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain. Un seul regret toutefois : celui de ne pas voir apparaître de la poésie, que DE LUCA manie pourtant avec génie. Le volume est sorti très récemment, il devrait ne plus quitter votre table de nuit une fois l’achat effectué.

 (Warren Bismuth)