mercredi 26 février 2025

Hervé LOICHEMOL « Le métro de Gaza et autres textes »

 


Petite information en préambule : les éditions L’espace d’un Instant viennent juste de rééditer, cette fois-ci dans la collection Sens Interdits, « Les monologues de Gaza » du théâtre Ashtar dont j’avais fait une chronique ICI lors de sa sortie en 2017, un livre qui fait forcément écho à celui présenté ce jour.

Plusieurs textes de Hervé Loichemol sont publiés dans ce volume « Le métro de Gaza ». La pièce de théâtre éponyme de 2022 est une descente au cœur d’un métro palestinien inventé par un certain Abusal. C’est dans ce métro qu’en pleine occupation israélienne pénètre Khawla, une palestinienne à la recherche d’un homme qu’elle a rencontré sur les réseaux sociaux, Djamil, un gazaoui qui ne donne plus signe de vie. Son téléphone a été intercepté par quelqu’un d’autre. Khawla se lance donc dans une quête et tombe fatalement sur Abusal, le créateur du métro, dans une ambiance de guerre où les bombes explosent tandis que les portes des voitures du métro s’ouvrent et se ferment, dans ce qui semble être une profonde absurdité. « Vous croyez qu’on ne sait pas lire à Gaza ? Qu’on n’a pas d’écoles, de professeurs, de livres, de théâtres, de cinémas ? Que nous ne faisons pas partie du monde ? Que nous sommes des ostrogoths ? Des animaux ? Des rats ? ».

Oui mais. Ce Djamil existe-t-il vraiment ? Et si oui, porte-il bien ce nom qu’il a donné à Khawla ? Puis intervient une pièce dans la pièce : les comédiens jouant « Le métro de Gaza » se mettent à échanger en aparté, parfois en anglais (il vaut mieux connaître quelques bons rudiments pour suivre les conversations). Texte sur les pertes d’illusions, le traumatisme de l’occupation, le quotidien en temps de guerre. « Je rêve d’un soldat qui aurait refusé de tirer ».

La seconde pièce au titre énigmatique « Les échinides » fut terminée en 2023 après bien des péripéties dont Hervé Loichemol nous entretient en annexe. Texte original et aux multiples têtes, il est d’abord l’anatomie d’un oursin par un homme. Qui finit par discuter avec lui, nommé Le dormeur du sable. Ce dernier évoque le poète palestinien Mahmoud Darwich, puis en récite la poésie. Il incarne Darwich. Non, il EST Darwich. Il défend son poème « Passants parmi les paroles passagères », jadis condamné par l’Etat d’Israël (voir ma chronique de l’affaire du poème ICI, livre récemment réédité par les éditions de Minuit). Le dormeur du sable/Darwich parle de l’occupation Israélienne en Palestine, elle ne date pas d’hier.

« Lapis Judaïcus, la pierre juive, c’est le nom donné aux épines de certains échinides », enfin est éclairé le titre de la pièce, un texte d’abord abscons, puis se faisant de moins en moins brumeux, de plus en plus net jusqu’à l’explication finale. Sept annexes sont jointes aux deux textes, dont l’une précisément sur les conditions de répétitions de la présente pièce, un mort notamment.

Les autres annexes de ce volume sont des reproductions d’articles sur la position de l’auteur sur l’occupation de Gaza par Israël depuis des décennies, puis sur l’après 7 octobre 2023 et ce qu’il a changé, à la fois dans l’imaginaire collectif mais aussi dans la sémantique de certains médias. L’auteur revient aussi sur l’attaque du Théâtre de la Liberté de Palestine par l’armée Israélienne, les arrestations d’acteurs, de figures du théâtre palestinien.

« Le métro de Gaza », texte ô combien militant, vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, dans la collection Sens Interdits, 150 pages sans concession, humanistes autant qu’offensives.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 23 février 2025

Jim TULLY « Belles de nuit »

 


Encore un sujet alléchant pour ce mois, avec le challenge « Les classiques c’est fantastique » orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, ce dernier se retirant de l'organisation du challenge, l'occasion pour moi de remercier chaleureusement Fanny pour son travail et son investissement remarquables durant toutes ces années. Nous allons rendre hommage aux « Filles de joie », et c’est l’opportunité rêvée pour Des Livres Rances de présenter le septième roman traduit (en 2023 seulement !) de l’états-unien Jim Tully (1891-1947).

Ce titre publié originellement en 1935, « Belles de nuit », fait référence aux fleurs les Belles de jour. Nous allons suivre Leora Blair, jeune fille dont la mère, enceinte pour la énième fois, vient de décéder. Malgré l’amour qu’elle porte à ses huit frères et sœurs dont elle est l’aînée, Leora quitte le domicile conjugal de l’Ohio, aidée par sa cousine Alice, pour échapper à la violence physique et psychologique du père, ainsi qu’à la misère d’une famille nombreuse. La sœur de son père, tante Moll le Rouge, tient une maison close, c’est dire si ce qui va suivre est aussi, bien qu’indirectement, une affaire de famille.

La mort de la mère est pour Tully une occasion rêvée pour défendre l’avortement. Mais Leora existe quant à elle bel et bien et va devoir rouler sa bosse dans un monde dominé par les hommes. Leora aperçoit très vite le pouvoir qu’elle exerce sur les hommes, et sa beauté grandiose n’y est pas étrangère. Aussi elle n’hésite pas à mentir à ses prétendants, en femme calculatrice. Elle possède néanmoins un cœur d’or.

Leora arrive à Chicago chez Mère Rosenbloom, la tenancière autoritaire mais immensément généreuse d’un bordel qu’elle dirige avec maestria. Les clients sont riches et charitables, influents autant que naïfs, il n’en faut pas plus pour la jeune Leora, qui n’hésite pas à mentir sur ses sentiments par appât du gain. Elle devient Leora La Rue. L’ambiance au bordel est détendue, même si « les innombrables contraintes imposées à des millions de femmes n’ont pas aidé la société. Elles l’ont seulement rendue plus hypocrite et malléable ».

« Belles de nuit » n’est pas pourtant précisément un roman féministe. Écrit en 1935, il garde des réflexes masculinistes, avec ces femmes ne voyant que l’argent pour leur bonheur, ou ces hommes prêts à tout pour leur faire plaisir tant qu’ils en ont les moyens. Cependant, il met sur la table le sujet de la prostitution sans la rendre vulgaire ni bassement sexuelle. Comme à son habitude, Tully fait se succéder des personnages. Différents par leur passé, il nous les montrent, pour les prostituées en tout cas, riches de leur expérience de vie, qui fut souvent un naufrage, il ne les présente pas nues à son lectorat et leur rend un hommage sincère, défendant leur cause sans coup férir.

Des portraits des clients (des habitués surtout), il en ressort autant la vanité que l’aridité de tendresse, avec ces hommes séducteurs mais mal dans leur vie malgré leur richesse. Bien sûr, au beau milieu de ce petit monde, Tully offre une peinture d’un vagabond splendide qui semble déchirer le tableau général. Si le style est bien plus classique que pour son Cycle des bas-fonds fort de cinq volumes (que je vous ai longuement présenté, titre après titre), le ton change soudain aux deux tiers du roman, comme si Tully ne parvenait plus à se maîtriser et devait à tout prix se remettre à faire dialoguer ses personnages dans une langue populaire. Et ce petit écart fonctionne parfaitement, tandis que la belle Leora s’entiche d’un juge, pour le meilleur et pour le pire. Mais quels sont ses vrais sentiments ?

Tully décrit, décrypte la vie dans une maison close, ne la prend ni de haut ni avec dégoût. Bien au contraire, il nous partage les doutes et les chagrins des prostituées, leurs échanges sont toujours empreints d’une grande pudeur, jamais Tully ne « montre » une scène sexuelle ni dégradante, bien qu’il eut été facile de déborder, je pense notamment à cette prostituée aimant à se faire fouetter pour un gain financier plus important. Tully mesure ses propos, par respect, avec délicatesse. Les derniers chapitres, je l’évoquais, se rapprochent de l’ambiance de son Cycle des bas-fonds, la gouaille s’élève, Tully entre totalement dans son élément, avant de nous imposer une fin tragique qui donne finalement à « Belles de nuit » une allure de roman noir.

« Belles de nuit » est différent des premières œuvres de Jim Tully. Pourtant il sait leur correspondre quand l’auteur juge le moment opportun, il ne fait pas tache. De plus, il s’attaque à un sujet alors tabou : la condition des prostituées en maisons closes. Je le répète : ce roman ne possède pas une once de vulgarité. Pourtant il fait immédiatement scandale pour son immoralité. Jugé « répréhensible » par un tribunal, il est interdit au Canada et certains de ses exemplaires sont même brûlés par les flics, ces représentants de l’Etat.

« Belles de nuit » à la couverture fort à propos, roman audacieux et résolument moderne, n’est cependant peut-être pas le plus réussi de Jim Tully, bien que l’auteur s’en sorte plutôt bien dans un sujet glissant et dangereux, il ne verse jamais dans le cliché, son roman est un hommage criant au quotidien difficile des prostituées états-uniennes. Il est cohérent de bout en bout, ses personnages sont crédibles, tout comme l’ambiance générale, aussi puissante qu’intimiste. Paru en 2023 aux éditions du Sonneur, il est le huitième livre de Jim Tully réservé au public français. Gageons que l’exploration de l’oeuvre ne s’arrête pas là tant Tully fut un écrivain important, par ses sujets originaux comme par ses protagonistes charpentés qui semblent issus de la Vraie Vie.

https://www.editionsdusonneur.com/

(Warren Bismuth)



dimanche 16 février 2025

Jean-Patrick MANCHETTE « Nada »

 


Une bande d’anarchistes parisiens s’organise pour kidnapper un gros bonnet : Poindexter, ci-devant ambassadeur des Etats-Unis en France. Les gusses ne sont pas précisément là pour faire de la figuration et vont employer les manières pas toujours les plus douces pour atteindre leur but. Nous sommes au début des années 1970, les groupes terroristes d’extrême gauche commencent à fleurir, parmi lesquels les Brigades Rouges en Italie, la Fraction Armée Rouge en Allemagne ou encore les Tupamaros uruguayens qui semblent ici l’influence du groupe qui décide de s’appeler Nada. Ni les G.A.R.I. ni Action Directe n’existent encore en France.

L’enlèvement se déroule sans accroc ou presque. Il a lieu dans une maison close ou quelques hautes sphères de la société française ont leurs ronds de serviette. Seulement il a été filmé d’une fenêtre par un témoin. Les forces politiques françaises prennent immédiatement position alors qu’un manifeste du groupe Nada est envoyé aux médias. Une rançon de 200 000 dollars est demandée.

« Nada » nous plonge dans le cœur politique de la France du début des années 1970, en plein gaullisme pompidolien dont même le décor est authentique. Un banal fait divers dans une période troublée par de nombreux épisodes terroristes à la sauce extrême gauche. Banal ? Pas tant que ça. Car derrière il y a un indéniable talent, celui de l’auteur, Jean-Patrick Manchette, avec son sens inouï et quasi obsessionnel de l’observation et du détail, son humour corrosif ou absurde, son écriture minutieuse, moderne et dynamique. Ses héros dont il semble bien connaître les convictions et les revendications vont droit au casse-pipe, pour ne pas dire au carnage. Car s’ils sont déterminés, ils ont en face d’eux des flics féroces et sans pitié. Les terroristes partent en planque en pleine campagne, dans une fermette isolée.

Le manifeste du groupe Nada a un but. « L’État avait quarante-huit heures pour donner sa réponse, soit jusqu’au lundi à midi. S’il refusait, l’ambassadeur serait exécuté. S’il acceptait, le manifeste devait paraître dans la presse, être lu à la radio, à la télévision. Et de nouvelles instructions seraient envoyées par le groupe Nada, concernant le versement de la rançon ». Pour les autorités, l’assassinat de l’ambassadeur par les anarchistes serait du pain béni, il entacherait grandement leur image. Il FAUT qu’ils dézinguent l’ambassadeur. L’assaut est ordonné et va faire du dégât.

« Nada » est un pur exemple du roman noir : petites frappes issus de classes moyennes avec ses héros et ses lâches, se mesurant à un appareil d’Etat organisé. La langue est parfois verte, le scénario limpide, prenant exemple sur des faits réels (ou en tout cas sur les situations de son époque). L’énigme, secondaire, est minimale. Le but est d’imposer un climat, une ambiance particulière, un rythme haletant. Et ici il est redoutablement efficace.

Ecrit en 1972, « Nada » déboule en pleine béchamel internationale, avec des gouvernements préoccupés voire débordés par des organisations politiques révolutionnaires sans foi ni loi dans un style tragico-burlesque ou des séquences cocasses dynamitent cet univers d’une noirceur totale. Furieusement radical, « Nada » se lit presque comme une chronique politique des années 1970. Ses personnages, crédibles en diable, ont pour certains un passé de résistant, un présent de fonctionnaire presque insignifiant. Mais des idéaux gros comme ça. C’est un monde anarchiste issu des années 1960 qui se réveille sous nos yeux, et même s’il a parfois une allure de Pieds nickelés, il est ravivé par une volonté de justice de classes.

Manchette a frappé comme sans discernement, c’est ce qui fait tout le jus de ce roman à la fois simple et envoûtant, se déroulant dans un espace-temps resserré à l’extrême (gauche), qui ne laisse pas le ciment séché. Ni le sang. Il fut adapté à l’écran en 1974 par le grand Claude Chabrol qui rend ainsi un hommage à Jean-Patrick Manchette et à sa verve légendaire.

(Warren Bismuth)

mercredi 12 février 2025

Richard WAGAMESE « Jeu blanc »

 


Saul Indian Horse, un indien ojibwé né dans l’Ontario en 1953, a la trentaine lorsqu’il se résout à écrire sa biographie sous la pression de proches, alors qu’il vient d’être admis dans un établissement de soins pour alcooliques. Sa vie fut comme celle de son peuple, entre violence, misère et velléités d’un avenir meilleur.

Saul commence véritablement par le commencement, présentant ses ancêtres, au moment où son peuple vivant encore selon les traditions indiennes, découvre les bienfaits du cheval, qu’il appelle Grand Chien. Puis ce sont les premières rencontres – tendues – avec les Zhaunagush, les Blancs, qui prennent rapidement l’ascendant, kidnappant des enfants pour les convertir à la religion chrétienne. Son frère Benjamin en est indirectement décédé, ses parents sont partis, le laissant seul, lui Saul, avec sa grand-mère âgée qui ne va pas tarder à mourir à son tour.

Saul est admis de force dans un établissement religieux, St. Jerome’s, où nombreux enfants meurent de maladies et de chagrin. « À St. Jerome’s, j’ai vu des enfants mourir de tuberculose, de grippe, de pneumonie et de cœur brisé. J’ai vu des jeunes garçons et des jeunes filles mourir debout sur leurs deux pieds. J’ai vu des fugitifs qu’on ramenait, raides comme des planches à cause du gel. J’ai vu des corps pendus à de fines cordes fixées aux poutres. J’ai vu des poignets entaillés et les cataractes de sang sur le sol de la salle de bain, et une fois, un jeune garçon empalé sur les dents d’une fourche qu’il s’était enfoncée dans le corps. J’ai observé une fille remplir de pierres les poches de son tablier et traverser le champ en tout sérénité. Elle est allée jusqu’au ruisseau, s’est assise au fond et s’est noyée. Ça ne cesserait jamais, ça ne changerait jamais, tant qu’ils continueraient à enlever des jeunes Indiens à la forêt et aux bras de leur peuple ».

Dans cet établissement travaille le père Gaston Leboutilier qui va faire découvrir à Saul le hockey sur glace. Et là c’est le choc d’une vie : Saul happé par ce sport veut en connaître jusqu’au moindre secret, devient vite la coqueluche de ses camarades, lui qui apprît à patiner, caché de tous, avec une bouse de vache en guise de palet. « La patinoire était le lieu où tous nos rêves prenaient vie ». Saul monte en puissance dans son talent, mais les ignominies racistes de ses adversaires, du public et même parfois de ses coéquipiers ont raison de sa rage.

À 14 ans, Saul est recueilli par la famille Kelly pour faire enfin valoir son talent sur la glace. Le racisme l’accompagne : « Les Blancs nous avaient refusé le privilège des stades de glace couverts, le confort des vestiaires chauffés, les stands d’alimentation, les patinoires entourées de baies vitrées au-dessus des bandes, les tableaux d’affichage et même un bac pour les joueurs. Nous restions debout derrière la bande, à taper des patins dans la neige pour nous réchauffer les pieds ». Car le hockey sur glace appartient aux Blancs et uniquement à eux. La communauté indienne est une minorité méprisée, haïe.

Saul va devenir professionnel, mais il va devoir rapidement s’enfuir, devenant solitaire, traqué par la vindicte des Zhaunagush. Il rage contre l’injustice tout en faisant connaissance avec la dive bouteille qui va le détruire.

« Jeu blanc » est un très beau roman sur l’assimilation, sur la difficulté pour les Indiens de préserver leur culture face à la violence des Blancs leur imposant la leur – et la peur. Les Blancs cherchent toujours à écraser les Indiens, qu’ils voient encore comme des ennemis. Le scénario se concentre sur la découverte du hockey pour Saul et sur le jeu. Les extraits d’entraînements, de matchs sont très nombreux, émouvants, passionnés. C’est un roman initiatique, y compris dans l’apprentissage de la boisson pour Saul. Roman qui remue aux tripes par le choix des mots, des phrases, des images. Richard Wagamese (1955-2017) était lui-même de sang ojibwé, il n’est pas impossible que cette histoire revête des bribes d’autobiographie. En tout cas, il est clair que Wagamese a souffert de la domination des Blancs sur son peuple. Seuls trois romans de cet auteur ont été traduits en France, c’est dire si « Jeu blanc » est un élément important de l’œuvre.

« Jeu blanc », c’est aussi la rédemption, la sagesse, cette volonté de faire le bien, malgré les souvenirs hantant l’esprit du pauvre Saul qui, nous ne l’apprenons qu’en fin d’ouvrage a, tout le long de sa vie, caché un terrible secret. Que je vous invite à découvrir dans ce roman touchant, traduit ici par Christine Raguet, prenant position du côté des mots canadiens pour les termes techniques ou logistiques du hockey. « Jeu blanc » joue sur la corde sensible de son lectorat pour mieux faire entrer dans nos esprits le calvaire du peuple ojibwé, qui est le fil conducteur du roman.

(Warren Bismuth)

dimanche 9 février 2025

R.M. UTLEY & W.E. WASHBURN « Guerres indiennes, du Mayflower à Wounded Knee »

 


Ce documentaire fourmillant de détails s’emploie à retraverser plus de trois siècles d’Histoire des guerres indiennes sur le territoire des actuels Etats-Unis, débordant même sur le Mexique et le Canada. Le défi est de taille, d’autant que les combats furent nombreux au cours des 370 ans ici scrutés à la loupe.

Tout commence par le meurtre d’un blanc par un indien au début du XVIIe siècle. Puis vient la volonté des blancs de christianiser les tribus indiennes, et accessoirement de leur dérober leurs terres et ce dès l’arrivée en 1622 du bateau le Mayflower en Nouvelle-Angleterre. Partant de ce fait, les deux auteurs déroulent avec un sens époustouflant du détail les combats, les guerres, y compris internes. Car des tribus Indiennes se combattent, des Blancs se font la guerre entre eux, sans compter les alliances entre Blancs et Indiens. Des traités sont signés dès le XVIIe siècle mais, comme les suivants, ils sont sciemment mal expliqués par les rédacteurs et ensuite galvaudés.

Si les premiers chapitres du livre paraissent ardus car méticuleux sur une période lointaine pas toujours étudiée ni bien maîtrisée par le lectorat, la suite est vite plus limpide, notamment à partir de la guerre d’Indépendance et la création de la nation des Etats-Unis en 1783.

Le texte revient abondamment sur les coutumes indiennes, s’attarde sur les différentes tribus, les différents chefs, leurs lieux de vie et conditions d’existence, l’introduction du whisky, dévastateur. Le récit fait en revanche en partie l’impasse sur les grandes heures de la création des Etats-Unis et sur la guerre de sécession, l’essentiel du propos étant ailleurs, les luttes incessantes entre tribus et – désormais – américains. « Comment un Blanc pouvait-il vendre ou acheter de la terre, comme si elle lui appartenait, alors que tout Indien sensé savait que la terre était pareille à la mer, et que tous pouvaient l’utiliser ? À la rigueur, plusieurs tribus pouvaient se choisir des territoires différents, mais jamais un seul homme ne pouvait en être le propriétaire ». Car ce sont bien deux civilisations qui s’affrontent, deux modes de vie, deux pensées aux antipodes l’une de l’autre.

Diverses maladies dont la variole déciment les tribus, certaines ont même été inoculées volontairement par les Blancs, un long massacre se met en route, attisé par la ruée vers l’or du XIXe siècle. Les deux auteurs se focalisent sur les combats, nous les font revivre presque sur le terrain, décrivent les armées déployées ainsi que les techniques militaires, sans nous épargner les tortures ni les assassinats de masse. Il faut parfois avoir le cœur bien accroché pour terminer la lecture d’une scène épouvantable.

Des réserves pour parquer les Indiens sont créées un peu partout sur le territoire. Vient la bataille de Little Bighorn en 1876 et cette éclatante victoire des Indiens s’offrant la mort du célèbre général Custer. Là aussi de nombreux détails sont consignés, analysés, l’exercice est passionnant et toujours « très à cheval » (rires gras) sur le contexte historique. Suite à cet événement majeur, la tension se fait de plus en plus extrême, les déportations massives, les exécutions sommaires banalisées, les destructions de bêtes, plantes et forêts nombreuses afin d’affamer les Indiens.

« Vers 1885, il existait cent quatre-vingt-sept réserves, couvrant deux cents quatre-vingt-dix milles kilomètres carrés, où vivaient deux cents quarante-trois mille Indiens. Le bureau des Affaires indiennes, qui n’employait que trois cents personnes en 1850, en comptait maintenant plus de deux mille cinq cents, et avait un très grand pouvoir, presque de vie et de mort, sur l’ensemble des Indiens des Etats-Unis ». Car c’est bien le pouvoir, la cupidité qui fut au cœur de cette bataille de plus de trois siècles.

La « Danse des esprits » allait devenir le tombeau des Indiens, le récit nous raconte en quelles circonstances, notamment cette interception des Sioux au bord de la rivière Wounded Knee par la 7e cavalerie, qui n’était autre que l’ancien régiment d’un certain Custer. S’ensuit l’un des plus grands massacres de toute l’histoire des Etats-Unis, celui de Wounded Knee qui met fin aux guerres indiennes.

Un résumé du livre peut s’avérer totalement inadéquat devant une telle suite d’éléments terriblement précis sur une si longue période. Ce billet ne fait pas exception à la règle, il ne me semble pas retranscrire l’intensité du propos. Si seulement il pouvait vous donner envie de plonger dans ce récit, son but serait néanmoins en partie atteint.

« Guerres indiennes » est un document très éclairant, parfois complexe de par ses descriptions méticuleuses des combats, des forces en présence, de l’aspect géographique, des hostilités nées de rancoeurs. Il n’empêche que c’est un témoignage essentiel pour mieux comprendre le génocide Indien orchestré par un peuple assoiffé de sang et de puissance. Paru dans la somptueuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel en 1992 (le texte original date de 1977), il a été réédité en poche en 2021, il est un incontournable de l’Histoire Indienne, et traduit par Simone Pellerin.

« Ils nous ont fait des promesses, dit un vieux Sioux, plus que je ne peux me rappeler, mais ils n’en ont tenu qu’une seule : ils nous ont promis qu’ils nous prendraient nos terres, et ils ont tenu parole ».

 (Warren Bismuth)

mercredi 5 février 2025

Ossip MANDELSTAM « Nouveaux poèmes 1930-1934 »

 


Ce recueil de poèmes fut élaboré à partir du travail de la femme de Mandelstam, Nadejda (ici orthographiée Nadiejda). Mandelstam, ayant perdu l’étoile de la création, n’avait écrit aucun poème entre 1925 et 1930, date à laquelle, quasi subitement, il se remet à composer. Il avait été pour le moins blessé dans une sombre affaire de retraduction (voir « La quatrième prose ») à la toute fin des années 1920, ce qui lui avait fait dire « Dorénavant pour ne pas être responsable de ce que vous faites, je m’interdis d’être écrivain ». En plus de ce scandale littéraire, Mandelstam fut traqué pour son appartenance juive (il fut même interdit d’entrer tout d’abord à l’université de St Pétersbourg pour ces mêmes raisons).

Mandelstam est donc en partie surveillé et seuls quelques poèmes sont autorisés à la diffusion. Le pouvoir veille au grain. D’ailleurs, l’oeuvre proposée dans ce recueil fut reconstituée après les perquisitions dont Mandelstam fut victime chez lui. Pour lui, c’est bientôt le début d’une immense et inéluctable descente aux enfers qui se terminera par sa mort fin 1938. Pour l’heure, il a retrouvé le désir créatif et s’emploie à coucher sur papier ses nouvelles compositions.

Les premiers poèmes du recueil sont empreints d’une nostalgie pour l’Arménie que Mandelstam venait de visiter. Ce qui est frappant d’emblée, c’est la sonorité du texte, y compris dans sa traduction, une traduction selon la musicalité étant absolument impossible. Pourtant ici la traductrice Christiane Pighetti, également formidable préfacière de l’ouvrage, s’emploie avec un immense talent à vouloir reconstituer au plus près cette mélodie.

Après avoir arpenté les terres arméniennes, Mandelstam revient en Russie et à ce qui le préoccupe : sa réputation entachée par la résonance de l’affaire de la retraduction. Alors il dénonce : les traducteurs peu scrupuleux, les éditeurs, le monde littéraire russe en général, comme il l’a fait dans « La quatrième prose » mais avec d’autres armes, celles de la poésie en vers parfois libres, sans oublier ce petit clin d’œil facétieux à la censure soviétique, celui, plus tragique, sur ses comparses écrivains morts, soit exécutés, soit suicidés : « Pétersbourg, attends ! J’ai ici des adresses / où te répondront les voix des défunts » ou bien ce tonitruant « Vivre à Pétersbourg ? C’est dormir au caveau ! » qui peut rimer avec cachot. Inutile de dire que le pouvoir goûte peu certains vers et prises de position de l’auteur.

Mandelstam se souvient de la France, qu’il apprécie, prend le chemin buissonnier du côté de l’Allemagne ou l’Italie, avant de revenir sur terre, les pieds ancrés, la tête préoccupée. « Mais dorénavant j’aime les lois moscovites / et plus ne me languis après les eaux d’Arzni. / Moscou a ses merisiers, ses téléphones, / ses jours notoires pour les exécutions ». Bref, les mouchards sont partout, les jours du poète sont peut-être comptés…

C’est évident, Mandelstam règle des comptes, sans donner de nom, sans « balancer ». Les images sont floutées, parfois obscures, car « Je garde mes distances ». Puis vient le poème qui va sceller l’avenir du poète. Ici sans titre, il est pourtant celui qui deviendra tristement célèbre sous le nom « Epigramme à Staline » écrit en novembre 1933. Lu à des amis en 1934, il arrive aux oreilles du tyran rouge… qui fait immédiatement arrêter Mandelstam. En voici la traduction ici proposée : « Le pays où nous vivons se dérobe sous nos pieds / et nous ne causons plus que dans un chuchotis, / mais où l’on trouve assez à caresser la bouteille / les langues vont leur train sur l’homme du Kremlin : / Ses gros doigts comme des vers, pleins de graisse, / ses dires véridiques comme des poids de pesée, / ses moustaches de cafard qui rient, / ses bottes à tiges qui luisent épanouies. // Petits chefs au cou grêle, la racaille s’empresse / (avec art il en joue de ces demi-portions) / siffle, miaule et chiale à qui mieux mieux, / tandis que seul il tonne, cogne, désigne, / édicte et ferre oukase sur oukase : et vlan ! / dans l’bide, la tête, l’arcade et l’œil. // Tout ce qui est supplices est délices / et bombe le poitrail de l’Ossète ». Cependant, si ce poème a allumé la mèche, un autre, violent, écrit dès l’été 1933 et présentée en ces pages, servit d’appât au régime, en plus de l’affaire concernant sa retraduction que j’ai évoquée plus haut.

Mandelstam rend deux hommages très marqués à l’écrivain André Biély (le second écrit juste après ses obsèques) et revendique une véritable fascination pour le poète français du Moyen-âge François Villon. Pour le reste du message, s’il peut paraître énigmatique, c’est qu’il est crypté afin de contourner la censure, accentué par des mots d’argot, langue à laquelle le poète s’était intéressé.

Recueil riche, varié, il est peut-être ce qu’il faut retenir de Mandelstam, un cri de révolte en même temps qu’une totale consécration à la littérature, tout en optant pour un éloignement avec ce monde fourmillant. Ce recueil est une occasion en or pour découvrir le poète Mandelstam, d’autant que Christiane Pighetti nous livre les clés par sa préface et ses notes afin de mieux en comprendre le message. Cette version, revue et corrigée, fut publiée en 2010 (2023 propose – déjà – un quatrième tirage) aux éditions Allia.

https://www.editions-allia.com/fr/

 (Warren Bismuth)

dimanche 2 février 2025

Basim KAHAR « Oranges »

 


Ils sont deux, Jeannette et Rabah, elle ancienne choriste de cabaret, lui poète des rues, un peu vagabond un peu vague à l’âme. Ils discutent, échangent. Sur leur relation, leur passé respectif, et surtout à propos d’une photo, qu’ils contemplent tant et plus, le seul cliché les unissant, il est le fil conducteur de la pièce. Jeannette revient sur son itinéraire amoureux, Rabah sur un séjour à l’hôpital en temps de guerre. Car ils sont irakiens. Et la guerre, bien sûr, fit partie de leur quotidien.

« À cet instant, j’ai commencé à entendre les bombes et les roquettes comme une tornade qui se rapprochait, mes forces m’ont abandonné, mes jambes se sont mises à trembler, je me suis sentie vaciller, la terre tremblait, les soldats couraient dans tous les sens, les vitres volaient en éclats, mes oreilles sifflaient, et ce sifflement se mêlait à celui des sirènes, sirènes d’alerte, sirènes des pompiers, et tout a pris la couleur de la cendre, j’ai enlevé mes chaussures noires et brillantes, et avec toutes les forces qui me restaient j’ai couru vers chez moi… Là, j’ai compris que mon rêve était parti en fumée. De moi, il ne restait que des lambeaux, comme ces ponts, ces immeubles et ces toits qui s’effondraient. Ils ont fait la guerre à mon rêve… à cette boule de lumière qui devait éclairer ma vie… Ce jour-là, ils ont fait la guerre pour que je ne sois pas chanteuse… Ensuite, pendant de longues années, j’ai attendu de pouvoir chanter, au lieu de compléter la chanson d’une autre… ils ont mené une grande et longue guerre pour que je reste une figurante… une pièce de rechange parmi les choristes ». Car le drame de Jeannette se situe là : le déclenchement de la guerre a empêché un examen d’avoir lieu, a empêché Jeannette d’obtenir un diplôme pour être chanteuse.

Rabah raconte son propre parcours, parle de la vie, notamment par le prisme de Don quichotte. Quant tout à coup, cette confession intimiste aux accents oniriques s’accélère. Le lectorat comprend qu’il y a eu la guerre avec tout ce que cela entraîne. Et cette photo, comme hantant les deux personnages, d’autant que Jeannette aurait dû y tenir une orange. Or, cette orange est absente sur le cliché.

« Oranges » convoque la mémoire individuelle pour reconstituer les souvenirs collectifs, et les silences qu’elle impose en font partie. La pièce est volontairement lacunaire : sur la relation exacte entretenue ente les deux protagonistes, sur l’espace-temps, sur le nom de la guerre évoquée. Car l’action pourrait se figurer en tout temps, en toute période. Mais peut-être pas en tout lieu… « Oranges » est en tout cas une évocation de la perte de repères, de racines, de l’oubli et de l’abandon. Jeannette et Rabah s’attirent autant qu’ils se repoussent. Et cette orange a disparu…

« Oranges », pièce de 2019 traduite de l’arabe irakien par Marguerite Gavillet Matar, propose en exergue une biographie professionnelle de Basim Kahar (nationalisé australien) en une préface signée Awwad Ali, elle vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant.

« Toute embrassade marque le début du dressage… L’amour et tout se qui s’ensuit sont des formes de soumission ». Pourtant l’amour tente ici, dans cette pièce, de se reconstituer.

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(Warren Bismuth)