Préambule : joie de la magie des boîtes à livres, que je fréquente non assidûment mais toujours avec un évident plaisir, donnant un but à mes marches, mes prises d’air. Et parfois le sort est enviable. Ainsi, et alors que je préparais dans mon petit cerveau encombré de détails insignifiants toujours plus nombreux, un cycle sur les 80 ans de la Série Noire, je tombai sur ce roman de 1951, dans son édition française originale et en très bon état. Comme quoi, un bouquin entretenu peut se léguer de génération en génération. J’avoue que j’ignorais totalement ce qui m’attendait en ces pages, je savais juste à ce moment-là que sa lecture serait prochaine pour l’intégrer dans le cycle précédemment mentionné. Je suis pourtant un lecteur peu constant de la Série Noire, mais allez savoir pourquoi j’ai tenu à présenter quelques ouvrages pour célébrer les 80 ans d’une institution littéraire française. Ce roman se classe donc tout naturellement dans ce feuilleton bloguesque.
Londres, George Fraser, 27 ans, employé de banque récemment licencié, vit dans une pension de famille où il fait des rêves qui le mènent jusqu’aux gangsters étatsuniens célèbres, les « outlaws » virils et tant craints. George est un mythomane diablement naïf. Ainsi il raconte à Ella, une domestique travaillant dans la pension de famille, qu’il a vécu aux Etats-Unis et bien connu certains des caïds qu’il idolâtre, et qu’il a dû fuir le pays en urgence. Bref, il invente tant et plus, sa vie réelle n’étant qu’une suite de vides abyssaux. Il n’a jamais mis le moindre pied aux tant convoitées U.S.A.
George est engagé comme représentant en livres pour enfants dans une maison d’édition appartenant à un certain Robinson, qui l’escroque. Il a néanmoins le temps de former un nouveau vendeur, Sydney Brant, personnage mystérieux dont la sœur, Cora, ne va pas tarder à bouleverser la vie de George, pour le meilleur et pour le pire. Un George qui jusque là ne semble avoir été aimé que de son chat Leo, félin froussard et solitaire mais qui donne pourtant tout l’amour nécessaire à George. Leo va jouer un rôle non anodin à la fin du récit.
Dans un style désinvolte et humoristique, James Hardley Chase (1906-1985) déroule les tribulations d’un duo cherchant à s’enrichir par la vente de livres, mais à qui il arrive de nombreuses (més)aventures. Car c’est bien Cora qui vient changer la donne. George est affublé d’une tare, le complexe d’infériorité. Aussi, certains s’engouffrent dans la brèche et en profitent. Car au fond de lui, George n’est pas un minable, n’est pas qu’un rêveur. Brant, possiblement un dur à cuire, lui fait soudain vivre des scènes de truands que George imaginait dans ses plus beaux rêves. Cette vie-là, il va, hélas, bientôt la connaître à son insu.
James Hardley Chase possède un indéniable talent pour tenir son lectorat en haleine. À partir d’un scénario à la banalité affligeante, il tisse une histoire solide en incorporant au fur et à mesure des personnages crédibles, rarement altruistes il est vrai, comme cette bande de grecs prêts à tout. Mais cette écriture formidablement détachée permet à la mayonnaise de prendre, d’autant que l’auteur fait évoluer l’atmosphère générale au fil du récit, pour finir par une version totalement hardboiled de petits malfrats de quartiers londoniens. Aucun des « acteurs » n’est caricatural, tous sont bien en place et évoluent dans un périmètre restreint mais vivant. Les femmes ne ressemblent pas précisément à celles alors servies par une littérature misogyne fortement imprégnée de brutalité masculine, elle ont une vraie place, jouent un vrai rôle.
Ce roman traduit par Michel Arnaud et lu complètement par hasard renouvelle en partie le style, le rend plus humain, plus émotionnel, le démarque des autres romans de la même veine des années 1940-1950. Pour finir il est un redoutable page-turner, car forcément nous sommes pris d’affection pour George, et on attend le prochain renversement de situation qui pourrait le rendre moins victime d’une société violente et individualiste. « Elles attigent », derrière son titre énigmatique, est à redécouvrir. Bonne chance toutefois, je crois qu’il n’a pas été souvent réédité. Et un merci tout particulier à l’anonyme qui a déposé ce précieux bien dans une boîte à livres et a ainsi transmis le savoir par cette belle histoire de losers londoniens.
(Warren Bismuth)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire