Après lecture de ce véritable document,
que dis-je, de ce véritable monument, il est difficile de ne pas se demander
comment un tel roman de 1976 ait dû attendre 2019 pour être traduit et édité en
France ? Car par ce « Le nuage et la valse », 568 pages bien
remplies, PEROUTKA entre à coup sûr dans la cour des grands.
Ce récit est une vertigineuse fresque de
la Tchécoslovaquie durant la seconde guerre mondiale. Les personnages sont légion,
les fictionnels côtoyant les figures historiques. En fait, c’est plutôt juste
avant la guerre que prend forme ce livre, précisément en mars 1939, lors de
l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée nazie d’HITLER, tout juste un an
après l’Anschluss (annexion de l’Autriche par l’Allemagne). Mais le résumer à
cela serait aussi le trahir : le premier chapitre est bien mis en scène en
1910 (ou 1911 précise l’auteur) à Vienne, tout comme le second, dès 1899 en
Autriche. Les traits du personnage décrit sont ceux d’Adolf HITLER. On croit
connaître la suite. Encore que…
Puis c’est la période de la redoutable occupation.
Il y a Novotný, banquier, arrêté par erreur comme ennemi du régime, en fait il
s’agit de l’homonyme d’un militant anti-fasciste. Il ira cependant en camp, en
Allemagne. « … Ils venaient de faire
leur entrée dans un monde dont ils n’avaient sûrement pas idée, qu’ils allaient
devoir être très prudents, et que du matin au soir il leur faudrait avoir des
yeux derrière la tête. Ils vont avoir du mal à s’habituer, comme tous ceux qui
sont arrivés avant eux. Ils connaîtront entre autres la faim et le froid et le
sentiment d’être abandonnés. Il leur faudra à tout prix éviter de comparer leur
vie présente avec leur vie d’avant, et d’oublier le passé. C’est indispensable,
même si ça les rend très malheureux. Ils vont détester ce qu’ils verront, mais
désormais, ce sera leur vie. Ils seront furieux à l’idée que chez eux, on les a
oubliés – c’est pourtant bel et bien ce qui va se passer ». Le docteur
Pokorný, entre en résistance malgré les risques encourus. Il y a aussi Kraus,
celui qui espère ne pas pouvoir être inquiété. Pensez donc ! Il est certes
juif, mais marié à une allemande chrétienne. Et blonde de surcroît. Cela
devrait valoir tous les laissez-passer du monde. Ces trois types sont le fil
directeur du roman, afin de bien s’imprégner du destin tchécoslovaque durant
(et juste avant) la seconde guerre mondiale : les prisonniers en camps,
les résistants sur le terrain, et les insouciants, déambulant sans crainte dans
les rues d’un Prague anéanti sur fond du « Beau Danube bleu » de
STRAUSS (la fameuse « Valse » du titre). Nous observons, impuissants,
tout au long du récit, à l’évolution de plus en plus drastique et délirante des
lois anti-juives, se succédant de manière effrayante à un rythme de métronome
non grippé.
Un fait assez parlant : lorsque
l’action se déplace du côté des soldats russes en prise eux aussi avec l’armée
nazie, les références littéraires se mettent soudainement à pleuvoir comme des
bombes. On peut en conclure que PEROUTKA était influencé par la grande
littérature russe, ce qui semble par ailleurs évident à la lecture de ce
somptueux ouvrage digne de ses ancêtres russes, qui a su en retirer à la fois
le jus et le squelette.
Prague : en quelque sorte personnage
central du roman. Prague qui change de visage au cours de la guerre, mais qui
conserve son âme. Il n’est pas interdit d’y voir les descriptions urbaines de
KAFKA. Par ailleurs certains personnages un brin grotesques pourraient avoir
leur place dans un bouquin du grand Franz. Mais avant tout, l’aspect
documentaire et colossal peut, par le plan et le développement, être rangé près
de « Guerre et paix « de TOLSTOÏ ou « Pour une juste
cause » et « Vie et destin » de Vassili GROSSMAN (tous trois
déjà chroniqués en nos pages). Car derrière la fiction perce continuellement
l’Histoire : les stratégies militaires, les batailles, les pactes, les
chefs guerriers, les seconds couteaux. Mais la fiction reprend ses droits avec
ses amours, les femmes frivoles, le peuple désabusé, l’espoir copulant incessamment
avec la désillusion et le désenchantement.
Portrait d’HITLER brossé sans concession,
mais aussi silhouettes de Sophie SCHOLL et son frangin Hans, tous deux membres
actifs du collectif de résistance allemande « La rose Blanche ». Le
récit est truffé d’anecdotes du Prague de tous les jours en temps de guerre,
des conditions de vie, de survie surtout. Il décrit sans jamais tomber dans le
pathos ni le misérabilisme. Il prend part, bien sûr. Contre l’occupant, contre la
folie d’HITLER, de ses généraux et de son Reich. Malgré la matière poisseuse -
les souffrances d’un peuple, d’individus, les exactions, les assassinats, les
camps - jamais le livre ne circule en territoire étouffant. Il est sombre, oui,
empreint d’un résolue noirceur, mais il n’use pas de superlatifs dérangeants ou
grossiers, il reste dans une sorte de descriptif historique, ignorants les cris
et les pleurs, mettant même parfois de côté les émotions pour coller au plus
juste.
S’il est question du tourbillon de Prague
et de la Tchécoslovaquie, l’auteur n’oublie pas de préciser la situation au
même moment, dans les mêmes douleurs, en Autriche comme en Pologne, ces trois
pays limitrophes de l’Allemagne unie, du côté des frontières est : « On a des nouvelles de Pologne (…) on a déjà
interdit aux Polonais de marcher sur les trottoirs, ils doivent marcher sur la
chaussée, et ils ont l’obligation de saluer les Allemands. Il n’y a plus un
seul polonais qui soit autorisé à faire des études. Et on les fusille en masse ».
La petite histoire sait rejoindre
habilement la grande, par des anecdotes subtiles : « À juste titre, le point d’exclamation est en
train de disparaître de la littérature. C’est Hitler qui a discrédité le point
d’exclamation, il l’utilisait à tout bout de champ, oralement ou par écrit, on
ne va tout de même pas l’imiter. En plus, on le sait, les certitudes n’existent
pas, chacun voit les choses à sa manière, pas besoin de point d’exclamation ».
Il n’est pas aisé (ni vraiment
souhaitable, je vous le confesse bien volontiers) de se défaire de ce roman.
Malgré son caractère robuste qui peut impressionner dans un premier temps, il
se parcourt, non pas aisément (ce n’est pas précisément un guide Michelin) mais
de manière fluide et continue, les passerelles dressées étant nombreuses entre
les diverses actions et périodes variées. Pourtant sorti tout récemment, il
fait déjà figure d’un des romans historiques majeurs du XXe siècle car
charpenté jusqu’à la moelle et brillamment documenté. La préface trace quelques
traits rapides sur l’auteur méconnu, ce Ferdinand PEROUKTA (1895-1978) dont ce
« Nuage et la valse » semble avoir été rédigé peu avant sa mort. Il
fera date, d’autant qu’il est paru chez les éditions La Contre Allée, l’un de
nos éditeurs et fournisseurs de chevet en nourritures célestes. Rien que pour
ceci, pour le risque que La Contre Allée a su prendre, bouleversant ses
habitudes (« Pour accueillir et vous
donner à lire dans les meilleures conditions les quelques 972 645 signes
qui composent cette œuvre monumentale dans tous les sens du terme, nous avons
bouleversé la maquette habituelle et augmenté le format de ce 76e
titre au catalogue »), mais aussi pour la qualité remarquable de ce
roman, il vous faut vous jeter dessus comme si vous étiez pris d’une subite
boulimie. Il est pour finir un élément nécessaire pour se familiariser avec la
très riche littérature tchèque et restera comme l’un des événements de 2019. On en reparlera dans longtemps, j’en suis convaincu. Et je le défendrai becs
et ongles jusqu’à épuisement.
(Warren
Bismuth)